mercredi 21 octobre 2009

Le Qohéleth et la mort




Mais d’abord, quel est ce livre — Qoheleth ?

L'Ecclésiaste (traduction grecque de l'hébreu קהלת, Qoheleth), est un livre de la Bible hébraïque, faisant partie de la série des Autres Écrits, présent dans tous les canons.

La Bible hébraïque se compose de trois parties:
la Loi (ou Torah) contenant cinq documents: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome;
les Prophètes (ou Nebiim), comprenant huit documents: Josué, Juges, Samuel, Rois, Esaïe, Jérémie, Ezéchiel et les Douze petits prophètes;
et les (autres) Écrits (ou Ketoubim).
Abréviation de Torah, Nebiim, Ketoubim : Tanakh

Les Écrits, (Ketoubim), comportent onze livres :
- trois livres poétiques: les Psaumes, les Proverbes et Job,
- trois autres écrits: Daniel, Esdras-Néhémie, les Chroniques,
- les cinq Rouleaux (ou Meguillôth ou Volumes), qui sont les cinq textes les plus brefs de l'ensemble des Écrits et qui sont regroupés dans un ordre liturgique, celui de leur lecture tout au long de l'année dans la prière synagogale, à savoir :
le Cantique des Cantiques,
lu pour la Pâque; Ruth, lu à la fête des Semaines (ou Pentecôte) ;
les Lamentations, lu le jour anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem) ;
Qohéleth (ou l'Ecclésiaste), lu à la fête de Souccoth ;
et Esther, lu à la fête des Pourim ou des Sorts.

La tradition juive dit du roi Salomon qu'il écrivit trois livres: le Cantique des Cantiques, car lorsqu'un homme est jeune, il chante des chansons; les Proverbes, car lorsqu'un homme devient adulte, il façonne des proverbes; et l'Ecclésiaste, car lorsqu'un homme devient vieux, il chante la vanité et l'insignifiance de toute chose.



Le terme hébraïque קהלת, Qoheleth, est construit sur la racine קהל, désignant dans la Torah le peuple au désert et, comme verbe, "rassembler". קהלת est donc plus probablement un titre qu'un nom, référant à un "rassembleur".
L'intitulé français du livre, Ecclésiaste, vient de la traduction de la Septante de Qoheleth par Εκκλησιαστής. Ce mot tire ses origines du grec Εκκλησία (à la base, un "rassemblement" sans connotation religieuse, bien que plus tard utilisé pour cet usage en priorité, d'où le rendu par église dans le Nouveau Testament).
Le terme Qoheleth a cependant été également traduit en anglais par the Preacher (le prédicateur) dans la Bible "King James" (d'après le terme latin concionator de saint Jérôme, suivi également par der Prediger de Martin Luther). Le terme prédicateur ou prêcheur (qui est un synonyme plus ancien) impliquant une fonction religieuse, et le livre ne reflétant pas une telle fonction, elle est tombée en désuétude. Une meilleure option serait professeur (au sens étymologique du terme), bien que cela ne restitue pas parfaitement l'idée fondamentale du titre hébreu.


L'auteur se présente en tant que "Qoheleth", fils de David, et roi d'Israël à Jérusalem (1:1, 12, 16; 2:7, 9), sans se citer nommément. La fin du livre lui attribue également la rédaction de proverbes. Il est traditionnellement identifié à Salomon : dans les deux premiers chapitres, l'auteur se décrit comme le fils de David et roi d'Israël à Jérusalem, un philosophe au sein d'une cour de gens brillants. Ces indices ne peuvent pointer que vers le Roi Salomon, car ses successeurs à Jérusalem ne régnèrent plus que sur Juda. En conséquence, tant la tradition rabbinique que les premiers Chrétiens attribuaient l'Ecclésiaste au Roi Salomon.

Mais le livre se trouve dans les Ketouvim, ce qui pourrait placer le livre dans les derniers jours des écrits canoniques : son attribution à Salomon a été abandonnée par la plupart des critiques modernes, qui pensent actuellement que Qoheleth est le fruit d'une tradition pseudo-épigraphique, voulant donner du poids à un nouveau livre en l'attribuant à la bouche d'un Sage bien connu et respecté. Le point de vue le plus courant de la critique moderne est que l'Ecclésiaste fut écrit aux alentours de 250 avant Jésus Christ par un intellectuel appartenant au milieu du Second Temple de Jérusalem. La dernière date de rédaction possible est déterminée par le fait que Ben Sirakh le cite ou le paraphrase de façon répétée et ce plutôt comme un écrit canonique que contemporain. (Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ecclésiaste)

Tout cela peut induire bien des hypothèses et retours sur hypothèses, tout étant "vanité et poursuite du vent"...



La mort et l’ici-bas :

Ecclésiaste 9, 2-10 :
2 Tout arrive également à tous :
même sort pour le juste et pour le méchant,
pour le bon,
pour le pur et pour l'impur,
pour celui qui sacrifie et pour celui qui ne sacrifie pas ;
il en est du bon comme du pécheur,
de celui qui prête serment comme de celui qui craint le serment.
3 Voici un mal parmi tout ce qui se fait sous le soleil : c'est qu'il y a pour tous un même sort ; aussi le cœur des humains est rempli de mal, et la démence est dans leur cœur pendant leur vie ; et après... chez les morts !
4 En effet, celui qui est associé à tous les vivants peut avoir confiance ;
un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort.
5 Les vivants, en effet, savent qu'ils mourront ;
mais les morts ne savent rien ;
pour eux il n'y a plus de salaire,
puisque leur souvenir est oublié.
6 Leur amour, leur haine et leur passion jalouse ont déjà disparu ;
ils n'auront plus jamais de part à tout ce qui se fait sous le soleil.
Jouir de la vie comme d'un don de Dieu
7 Va, mange ton pain avec joie, et bois ton vin le cœur content : déjà Dieu a agréé tes œuvres.
8 Qu'en tout temps tes vêtements soient blancs,
et que l'huile ne manque pas sur ta tête.
9 Jouis de la vie avec la femme que tu aimes,
pendant tous les jours de la vie futile que Dieu t'a donnée sous le soleil,
pendant tous tes jours futiles ;
car c'est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil.
10 Tout ce que ta main trouve à faire, avec ta force, fais-le ;
car il n'y a ni activité, ni raison, ni connaissance, ni sagesse
dans le séjour des morts, où tu vas.


Voir cependant :

Ecclésiaste 3, 11 :
Tout ce qu'il a fait est beau en son temps ; aussi il a mis la durée dans leur cœur, sans que l'être humain puisse trouver l'œuvre que Dieu a faite depuis le commencement jusqu'à la fin.


À suivre…



Une question philosophique : la mort comme évidence, en rapport avec le sens de « la durée » / hébreu : ‘olam ; grec : aion ; latin : saeculum.

La perspective de l’Ecclésiaste (en qui on a vu parfois un livre pré-sadducéen) refuse de tirer de ce sens humain de « la durée », du « tout », de « l’éternité » des conclusions concernant un au-delà de ce temps, un au-delà de la mort.

D’autres auteurs bibliques manifestent d’autres options :

Cf. Daniel 12, 2 :
Une multitude,
qui dort au pays de la poussière,
se réveillera — les uns pour la vie éternelle
et les autres pour le déshonneur, pour une horreur éternelle.

Et à l’arrière plan,

Esaïe 26, 19 :
Que tes morts revivent ! Que mes cadavres se relèvent ! –Réveillez–vous et tressaillez de joie, habitants de la poussière ! Car ta rosée est une rosée vivifiante, Et la terre redonnera le jour aux ombres.

Ezéchiel 37, 12 :
Prophétise donc, et dis-leur : Ainsi parle le Seigneur, l’Eternel : Voici, j’ouvrirai vos sépulcres, je vous ferai sortir de vos sépulcres, ô mon peuple, et je vous ramènerai dans le pays d’Israël.

Etc.


Cf. dans le monde de la philosophie gréco-latine, une double perspective similaire :

Le sens de l’éternité. Ex. : Platon (428/427 av. J.C. - 347/346 av. J.-C.), République, livre X, « Mythe d’Er le Pamphilien ».

L’expérience du temps et la perspective de la mort comme seul débouché. Ex. : l’épicurien Lucrèce (env. 98 av. J.C. - 55 ap. J.C.), De la nature de choses, livre III, « L’âme n’est pas immortelle ».

S’il ne faut pas aller jusqu’à presser le parallèle entre la philosophie épicurienne et le Qohéleth au point d’y voir influence ou contact, il demeure qu’au-delà des différences sensibles, notamment quant au rapport à la Loi de Dieu selon l’Ecclésiaste, c’est de cette perspective que se rapproche son propos…


En compagnie de l’Ecclésiaste (1),
RP, KT Adultes 2009-2010, 22.10.09



Lucrèce - De la nature de choses, livre III

Lucrèce (env. 98 av. J.C. - 55 ap. J.C.), De la nature de choses, livre III, « L’âme n’est pas immortelle » (trad. H. Clouard, De la nature, coll. GF 1964, p. 107-114) :


Arcimboldo - Le printemps / couverture de l'éd. GF 1964 de Lucrèce, De la nature[…]
Ce n'est […] rien que la mort, elle ne nous touche aucunement, du moment que la substance de l'âme se révèle mortelle. Et de même que dans le temps passé nous n'avons pas éprouvé de douleur quand les Carthaginois se ruèrent de toutes parts pour nous assaillir, quand le monde secoué d'un pôle à l'autre par le choc effroyable de la guerre trembla d'épouvante sous la haute voûte du ciel, quand tous les humains eurent l'anxiété de se demander auquel des deux peuples allait échoir l'empire des terres et des mers : de même, quand nous cesserons d'exister, quand divorceront corps et âme dont l'union fait notre être, absolument rien, à cette heure où nous ne serons plus, ne sera capable de nous atteindre et d'émouvoir nos cœurs, quand bien même la terre se confondrait avec la mer, la mer avec le ciel.

Même si, affranchis du corps, l'esprit et l'âme conservaient le sentiment, en quoi cela nous intéresse-t-il, nous dont une union intime de l'âme et du corps réalise l'existence et constitue l'être ? Et quand bien même le temps, après notre mort, rassemblerait toute notre matière et la réorganiserait dans son ordre actuel en nous donnant une seconde fois la lumière de la vie, là encore il n'y aurait rien qui nous pût toucher, du moment que rupture se serait faite dans la chaîne de notre mémoire. Que nous importe aujourd'hui ce que nous fûmes autrefois ? que nous importe ce que le temps fera de notre substance ? En effet, tournons nos regards vers l'immensité du temps écoulé, songeons à la variété infinie des mouvements de la matière : nous concevrons aisément que nos éléments de formation actuelle se sont trouvés plus d'une fois déjà rangés dans le même ordre ; mais notre mémoire est incapable de ressaisir ces existences détruites, car dans l'intervalle la vie a été interrompue et tous les mouvements de la matière se sont égarés sans cohésion bien loin de nos sens.

Il faut bien qu'un homme, pour que le malheur et la souffrance puissent l'atteindre, vive lui-même à l'époque où il doit faire leur rencontre. Voilà que la mort fait disparaître cet homme et retire l'existence à cette victime présumée d'un concert de maux. Eh bien, n'est-ce pas là de quoi conclure qu'il n'y a rien de redoutable dans la mort ? Aucun malheur ne peut atteindre celui qui n'est plus ; il ne diffère en rien de ce qu'il serait s'il n'était jamais né, puisque sa vie mortelle lui a été ravie par une mort immortelle.

Lors donc qu'un homme se lamente sur lui-même la pensée du sort mortel qui fera pourrir son corps abandonné, ou le livrera aux flammes, ou le donnera en pâture aux bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, qu'une crainte secrète tourmente son cœur, bien qu'il affecte de ne pas croire qu'aucun sentiment puisse résister en lui à la mort. Cet homme, à mon avis, ne tient pas ses promesses et cache ses principes ; ce n'est pas de tout son être qu'il s'arrache à la vie ; à son insu peut-être il suppose que quelque chose de lui doit survivre. Tout vivant en effet qui se représente son corps déchiré après la mort par les oiseaux de proie et les bêtes sauvages, se prend en pitié ; car il ne parvient pas à se distinguer de cet objet, le cadavre, et croyant que ce corps étendu, c'est lui-même, il lui prête encore, debout à ses côtés, la sensibilité de la vie. Alors il s'indigne d'avoir été créé mortel, il ne voit pas que dans la mort véritable il n'y aura plus d'autre lui-même demeuré vivant pour pleurer sa fin et, resté debout, gémir de voir sa dépouille devenue la proie des bêtes et des flammes. Car si c'est un malheur pour les morts d'être broyés entre les dents des fauves, je ne trouve pas qu'il puisse être moins douloureux de rôtir dans les flammes d'un bûcher, d'être étouffé dans du miel, de subir raidi la pierre glacée du tombeau ou le poids écrasant de la terre qui vous broie.

« - Il n'y a plus désormais de maison heureuse pour t'accueillir, plus d'épouse vertueuse, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre, se disputer tes baisers et pénétrer ton cœur d'une douceur profonde. Tu ne pourras plus travailler à ta fortune, à la sécurité de ta famille. Malheureux ! disent-ils, ô malheureux, tant de joies de la vie, un seul jour, un jour funeste te les a arrachées. » Ils n'ajoutent point : « - Mais le regret de tous ces biens ne te suit pas dans la mort. » Si l'on se pénétrait de cette vérité, si l'on y conformait ses paroles avec sa pensée, de quelle crainte et de quelle angoisse on délivrerait son esprit. - « Pour toi, tel que tu t'es endormi dans la mort, tel tu demeureras éternellement, exempt de toutes les douleurs. Mais nous, au pied de l'horrible bûcher où tu achèves de te réduire en cendres, nous n'avons pas cessé de te pleurer, aucun jour de l'avenir ne t'arrachera de notre cœur. » Qu'ils nous disent, ceux qui parlent ainsi, à quelle source amère peut s'entretenir un deuil qui nous consume éternellement, alors que tout se réduit au sommeil et au repos.

Certains, quand ils sont installés à table, tenant une coupe à la main et le front ombragé de couronnes, s'écrient le plus sérieusement du monde : « Combien est brève la joie pour les humains ! bientôt ils auront passé et jamais plus ne pourront revenir. » Comme si dans la mort les malheureux avaient à craindre avant tout la brûlure desséchante d'une soif ardente ou le poids d'un regret quelconque.

Qui donc se regrette, qui regrette la vie, lorsque l'esprit et le corps reposent dans un égal assoupissement ? Or, il ne tient qu'à nous qu'il en soit ainsi du sommeil éternel, aucun regret de nous-mêmes ne vient nous y affliger. Et pourtant les principes répandus dans un organisme pendant le repos du sommeil ne vont pas se perdre au loin, au delà des mouvements de sensibilité, puisque l'homme en se réveillant recouvre ses facultés rassemblées. Pensons donc que la mort nous touche beaucoup moins encore, s'il peut y avoir des degrés dans ce qui n'est rien. La mort jette dans la matière un plus grand désordre et une plus complète dispersion ; personne ne se réveille pour se relever, une fois que la glace de la mort est venue l'endormir.

Supposons enfin que prenant soudain la parole, la Nature adresse à l'un de nous ces reproches : «Qu'est-ce donc qui te tient si à cœur, ô mortel, pour que tu t'abandonnes à tant de douleur et de plaintes ? Pourquoi la mort te fait-elle gémir et pleurer ? Si la vie jusqu'à ce jour t'a été douce, si tous tes plaisirs n'ont pas été s'entassant dans un vase sans fond et si donc ils ne se sont pas écoulés et perdus, que ne te retires-tu de la vie en convive rassasié ? Es-tu sot de ne pas prendre de bonne grâce un repos qui ne sera plus troublé ! Mais si toutes tes jouissances se sont consumées en pure perte et si la vie n'est plus pour toi que blessure, quelle idée de vouloir la prolonger d'un moment, lequel à son tour finirait tristement et tomberait tout entier inutile. Ne vaut-il pas mieux mettre un terme à ta vie et à ta souffrance ? Car des nouveautés pour te plaire, je ne puis en inventer désormais : le monde se ressemble toujours. Si ton corps n'est plus abîmé par les ans, si tes membres ne tombent pas de langueur, tu ne verras cependant jamais que les mêmes choses, même si ta vie durait jusqu'à tromper les âges ou même si tu ne devais jamais mourir. »

Qu'aurions-nous à répondre, sinon que la Nature nous fait un juste procès et qu'elle plaide la cause de la vérité. Mais si un malheureux plongé dans la misère se lamente sans mesure parce qu'il lui faut mourir, la Nature n'aurait-elle pas raison d'élever la voix pour l'accabler de reproches plus sévères ? «Chasse ces larmes, fou que tu es, et arrête tes plaintes.» Et si c'est un vieillard chargé d'ans : «Toutes les joies de la vie, tu les as goûtées avant d'en venir à cet épuisement. Mais tu désires toujours ce que tu n'as pas ; tu méprises ce que tu as, ta vie s'est donc écoulée sans plénitude et sans charme ; et puis soudain la mort s'est dressée debout à ton chevet avant que tu puisses te sentir prêt à partir content et rassasié. Maintenant il faut quitter tous ces biens qui ne sont plus de ton âge. Allons, point de regret, laisse jouir les autres ; il le faut. »

Juste réquisitoire à mon sens, juste discours de blâmes et de reproches. Toujours en effet, la vieillesse dans le monde doit céder au jeune âge qui l'expulse ; les choses se renouvellent aux dépens les unes des autres, suivent un ordre fatal. Nul n'est précipité dans le noir gouffre du Tartare ; mais il est besoin de matière pour la croissance des générations nouvelles, lesquelles à leur tour, leur vie achevée, iront te rejoindre ; toutes celles qui t'ont précédé ont déjà disparu, toutes après toi passeront. Ainsi jamais les êtres ne cesseront de s'engendrer les uns des autres ; la vie n'est la propriété de personne, tous n'en ont que l'usufruit.

Regarde maintenant en arrière, tu vois quel néant est pour nous cette période de l'éternité qui a précédé notre naissance. C'est un miroir où la nature nous présente l'image de ce qui suivra notre mort. Qu'y apparaît-il d'horrible, quel sujet de deuil ? Ne s'agit-il pas d'un état plus paisible que le sommeil le plus profond ?

Et puis tout ce qui, selon la légende, attend nos âmes dans les profondeurs de l'Achéron, nous est donné dès cette vie. Il n'y a pas de Tantale malheureux, comme le prétend la fable, qui tremble sous la menace d'un énorme rocher et qu'une terreur vaine paralyse : mais plutôt l'inutile crainte des dieux tourmente la vie des mortels et chacun de nous redoute les coups du destin.

Il n'y a pas davantage de Tityon gisant au bord de l'Achéron et la proie des oiseaux ; pourraient-ils d'ailleurs trouver dans sa vaste poitrine de quoi fouiller pour l'éternité ? On a beau donner à son corps étendu de gigantesques proportions, quand bien même il ne couvrirait pas seulement neuf arpents de ses membres écartés en tous sens, mais la terre tout entière, il ne pourrait supporter une douleur éternelle ni fournir de son corps une pâture sans fin. Mais le voici, le vrai Tityon : c'est un malade d'amour, livré aux vautours de sa dévorante angoisse, ou la victime déchirée par les tourments de quelque autre passion.

Sisyphe aussi existe dans la vie, sous nos yeux, s'acharnant à briguer devant le peuple les faisceaux et les haches et se retirant toujours vaincu et triste. Car rechercher le pouvoir qui n'est que vanité et que l'on n'obtient point, et dans cette poursuite s'atteler à un dur travail incessant, c'est bien pousser avec effort au flanc d'une montagne le rocher qui à peine hissé au sommet retombe et va rouler en bas dans la plaine.

Et repaître sans cesse les appétits d'une âme ingrate, la combler de biens sans parvenir jamais à la rassasier, comme font à notre égard dans leur retour annuel les saisons qui nous apportent leurs productions et tant d'agréments, sans que nous ayons jamais assez de ces fruits de la vie, c'est bien là, je pense, ce qu'on raconte de ces jeunes filles condamnées dans la fleur de leur âge à verser de l'eau dans un vase sans fond, un vase que nul effort jamais ne saurait remplir.

Cerbère et les Furies et l'Enfer privé de lumière, le Tartare dont les gouffres vomissent des flammes terrifiantes, tout cela n'existe nulle part et ne peut exister. Mais la vie elle-même réserve aux auteurs des pires méfaits la terreur des pires châtiments ; pour le crime, il y a l'expiation de la prison, la chute horrible du haut de la Roche Tarpéienne, les verges, les bourreaux, le carcan, la poix, le fer rouge, les torches ; et même à défaut de tout cela, il y a l'âme consciente de ses fautes et prise de peur, qui se blesse elle-même de l'aiguillon, qui s'inflige la brûlure du fouet, sans apercevoir de terme à ses maux, de fin à ses supplices, et qui craint au contraire que maux et supplices ne s'aggravent encore dans la mort. Oui, c'est ici-bas que les insensés trouvent leur Enfer.

Voici encore ce que tu pourrais te dire à toi-même. Le bon roi Ancus lui aussi ferma ses yeux à la lumière et pourtant comme il valait mieux que toi, canaille ! Depuis lors, combien d'autres rois, combien d'autres puissants du monde sont morts, qui gouvernèrent de grandes nations ! Celui-là même qui jadis établit une route à travers la vaste mer et qui ouvrit à ses légions un chemin sur les flots, qui leur apprit à traverser les abîmes salés à pied sec et de ses escadrons foula dédaigneusement les eaux grondantes, celui-là aussi a perdu la lumière et son corps moribond rendit l'âme. Et Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a rendu ses os à la terre comme le dernier des esclaves. Ajoute les inventeurs des sciences et des arts, ajoute les compagnons des Muses ; un des leurs, unique entre tous, Homère, a tenu le sceptre ; pourtant avec eux tous il repose dans le même sommeil. Enfin Démocrite, lorsque le poids de l'âge l'avertit que les ressorts de la mémoire faiblissaient en lui, alla de lui-même offrir sa tète à la mort. Épicure en personne a succombé au terme de sa carrière lumineuse, lui qui domina de son génie le genre humain et qui rejeta dans l'ombre tous les autres sages, comme le soleil en se levant dans l'éther éteint les étoiles.

Et toi, tu hésiteras, tu t'indigneras de mourir ? Tu as beau vivre et jouir de la vue, ta vie n'est qu'une mort, toi qui en gaspilles la plus grande part dans le sommeil et dors tout éveillé, toi que hantent les songes, toi qui subis le tourment de mille maux sans parvenir jamais à en démêler la cause, et qui flottes et titubes, dans l'ivresse des erreurs qui t'égarent.

Si les hommes, comme ils semblent sentir sur leur cœur le poids qui les accable, pouvaient aussi connaître l'origine de leur mal et d'où vient leur lourd fardeau de misère, ils ne vivraient pas comme ils vivent trop souvent, ignorant ce qu'ils veulent, cherchant toujours une place nouvelle comme pour s'y libérer de leur charge.

L'un se précipite hors de sa riche demeure, parce qu'il s'ennuie d'y vivre, et un moment après il y rentre, car ailleurs il ne s'est pas trouvé mieux. Il court à toute bride vers sa maison de campagne comme s'il fallait porter secours à des bâtiments en flamme ; mais, dès le seuil, il baille ; il se réfugie dans le sommeil pour y chercher l'oubli ou même il se hâte de regagner la ville. Voilà comme chacun cherche à se fuir, mais, on le sait, l'homme est à soi-même un compagnon inséparable et auquel il reste attaché tout en le détestant ; l'homme est un malade qui ne sait pas la cause de son mal. S'il la pouvait trouver, il s'appliquerait avant tout, laissant là tout le reste, à étudier la nature ; car c'est d'éternité qu'il est question, non pas d'une seule heure ; il s'agit de connaître ce qui attend les mortels dans cette durée sans fin qui s'étend au delà de la mort.

Enfin pourquoi trembler si fort dans les alarmes ? Quel amour déréglé de vivre nous impose ce joug ? Certaine et toute proche, la fin de la vie est là ; l'heure fatale est fixée, nous n'échapperons pas. D'ailleurs nous tournons sans cesse dans le même cercle ; nous n'en sortons pas ; nous aurions beau prolonger notre vie, nous découvririons pas de nouveaux plaisirs. Mais le bien nous n'avons pu atteindre encore nous paraît supérieur à tout le reste ; à peine est-il à nous, c'est pour en désirer un nouveau et c'est ainsi que la même soif de la vie nous tient en haleine jusqu'au bout. Et puis nous sommes incertains de ce que l'avenir nous réserve, des hasards de la fortune et de la fin qui nous menace.

Mais pourquoi donc vouloir plus longue vie ? qu'en serait-il retranché du temps qui appartient à la mort? Nous ne pourrions rien en distraire qui diminuât la durée de notre néant. Ainsi tu aurais beau vivre assez pour enterrer autant de générations qu'il te plairait : la mort toujours t'attendra, la mort éternelle, et le néant sera égal pour celui qui a fini de vivre aujourd'hui ou pour celui qui est mort il y a des mois et des années.


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucrece/livre3.htm


Platon - Le mythe d’Er le Pamphilien

Platon (428/427 av. J.C. - 347/346 av. J.-C.), République, livre X, « Mythe d’Er le Pamphilien », (trad. R. Bacou, coll. GF 1966, p. 379-386) :


Athena - Musée de l'Acropole / couverture de l'éd. GF 1966 de Platon, La République[…]
Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie […] était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là-bas. Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, elle avait cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin où se voyaient (614c) dans la terre deux ouvertures situées côte à côte, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur faisaient face. Au milieu étaient assis des juges qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait à travers le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau contenant leur jugement; et aux méchants de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, un écriteau où (614d) étaient marquées toutes leurs actions. Comme il s'approchait à son tour, les juges lui dirent qu'il devait être pour les hommes le messager de l'au-delà, et ils lui recommandèrent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait en ce lieu. Il y vit donc les âmes qui s'en allaient, une fois jugées, par les deux ouvertures correspondantes du ciel et de la terre; par les deux autres des âmes entraient, qui d'un côté montaient des profondeurs de la terre, couvertes d'ordure et de poussière, et de l'autre descendaient, pures, du ciel; et toutes ces âmes qui sans cesse (614e) arrivaient semblaient avoir fait un long voyage; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une assemblée de fête. Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce qui se passait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se passait sous terre. Celles-là racontaient leurs aventures en gémissant et en pleurant, au souvenir des maux sans (615) nombre et de toutes sortes qu'elle avaient soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain - voyage dont la durée est de mille ans -, tandis que celles-ci, qui venaient du ciel, parlaient de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur. Elles disaient beaucoup de choses, Glaucon, qui demanderaient beaucoup de temps à être rapportées. Mais en voici, d'après Er, le résumé. Pour tel nombre d'injustices qu'elle avait commises au détriment d'une personne, et pour tel nombre de personnes au détriment de qui elle avait commis l'injustice, chaque âme recevait, pour chaque faute à tour de rôle, dix fois sa punition, et chaque (615b) punition durait cent ans - c'est-à-dire la durée de la vie humaine - afin que la rançon fût le décuple du crime. Par exemple ceux qui avaient causé la mort de beaucoup de personnes - soit en trahissant des cités ou des armées, soit en réduisant des hommes en esclavage, soit en prêtant la main à quelque autre scélératesse - étaient tourmentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d'eux, qui avaient été justes et pieux, en obtenaient dans la même proportion (615c) la récompense méritée. Au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n'ayant vécu que peu de jours, Er donnait d'autres détails qui ne valent pas d'être rapportés. Pour l'impiété et la piété à l'égard des dieux et des parents, et pour l'homicide, il y avait, d'après lui, des salaires encore plus grands.

Il était en effet présent, disait-il, quand une âme demanda à une autre où se trouvait Ardiée le Grand. Cet Ardiée avait été tyran d'une cité de Pamphylie mille ans avant ce temps-là; il avait tué son vieux père, (615d) son frère aîné, et commis, disait-on, beaucoup d'autres actions sacrilèges. Or donc l'âme interrogée répondit : « Il n'est point venu, il ne viendra jamais en ce lieu. Car, entre autres spectacles horribles, nous avons vu celui-ci. Comme nous étions près de l'ouverture et sur le point de remonter, après avoir subi nos peines, nous aperçûmes soudain cet Ardiée avec d'autres - la plupart étaient des tyrans comme lui, mais il y avait aussi des particuliers qui s'étaient rendus coupables de grands crimes; ils (615c) croyaient pouvoir remonter, mais l'ouverture leur refusa le passage, et elle mugissait chaque fois que tentait de sortir l'un de ces hommes qui s'étaient irrémédiablement voués au mal, ou qui n'avaient point suffisamment expié. Alors, disait-il, des êtres sauvages, au corps tout embrasé, qui se tenaient près de là, en entendant le mugissement saisirent les uns et les emmenèrent; quant à Ardiée et aux autres, après leur avoir lié les mains, les (616) pieds et la tête, ils les renversèrent, les écorchèrent, puis les traînèrent au bord du chemin et les firent plier sur des genêts épineux, déclarant à tous les passants pourquoi ils les traitaient ainsi, et qu'ils allaient les précipiter dans le Tartare. » En cet endroit, ajoutait-il, ils avaient ressenti bien des terreurs de toute sorte, mais celle-ci les surpassait toutes : chacun craignait que le mugissement ne se fît entendre au moment où il remonterait, et ce fut pour eux une vive joie de remonter sans qu'il rompît le silence. Tels étaient à peu près les peines et les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes. (616b)

pesonChaque groupe passait sept jours dans la prairie; puis, le huitième, il devait lever le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la terre, une lumière droite comme une colonne, fort semblable à l'arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure. Ils y arrivèrent après un jour de marche; et là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches (616c) du ciel - car cette lumière est le lien du ciel : comme ces armatures qui ceignent les flancs des trières, elle maintient l'assemblage de tout ce qu'il entraîne dans sa révolution; - à ces extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères; la tige et le crochet sont d'acier, et le peson un mélange d'acier et d'autres matières. Voici quelle est la nature (616d) du peson : pour la forme il ressemble à ceux d'ici-bas; mais, d'après ce que disait Er, il faut se le représenter comme un grand peson complètement évidé à l'intérieur dans lequel s'ajuste un autre peson semblable, mais plus petit - à la manière de ces boîtes qui s'ajustent les unes dans les autres - et, pareillement, un troisième, un quatrième et quatre autres. Car il y a en tout huit pesons insérés les uns dans les autres, laissant voir dans le haut (616e) leurs bords circulaires, et formant la surface continue d'un seul peson autour de la tige, qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier peson, le peson extérieur, est le plus large, puis viennent, sous ce rapport : au deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du second, Le premier cercle, le cercle du plus grand, est pailleté, le septième brille du plus vif éclat, le (617) huitième se colore de la lumière qu'il reçoit du septième, le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont plus jaunes que les précédents, le troisième est le plus blanc de tous, le quatrième est rougeâtre, et le sixième a le second rang pour la blancheur. Le fuseau tout entier tourne d'un même mouvement circulaire, mais, dans l'ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions de sens contraire à celui du tout ; de ces cercles, (617b) le huitième est le plus rapide, puis viennent le septième, le sixième et le cinquième qui sont au même rang pour la vitesse; sous ce même rapport le quatrième leur parut avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang, et le deuxième le cinquième, Le fuseau lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité. Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles (617c) égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, touche pareillement les cercles intérieurs. (617d) Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l'une et de l'autre main.

Donc, lorsqu'ils arrivèrent, il leur fallut aussitôt se présenter à Lachésis. Et d'abord un hiérophante les rangea en ordre; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi :

« Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est (617e) vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point responsable. »

À ces mots, il jeta les sorts et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er, à qui on ne le permit pas. Chacun connut alors quel rang lui était échu pour choisir. Après cela, l'hiérophante étala devant eux des (618) modèles de vie en nombre supérieur de beaucoup à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes toutes les vies des animaux et toutes les vies humaines; on y trouvait des tyrannies, les unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres interrompues au milieu, qui finissaient dans la pauvreté, l'exil et la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités (618b) de leurs ancêtres; on en trouvait également d'obscures sous tous ces rapports, et pour les femmes il en était de même. Mais ces vies n'impliquaient aucun caractère déterminé de l'âme, parce que celle-ci devait nécessairement changer suivant le choix qu'elle faisait. Tous les autres éléments de l'existence étaient mêlés ensemble, et avec la richesse, la pauvreté, la maladie et la santé; entre ces extrêmes il existait des partages moyens. C'est là, ce semble, ami Glaucon, qu'est pour l'homme le risque capital; voilà pourquoi chacun de nous, laissant (618c) de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible. En calculant quel est l'effet des éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté, (618d) unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle disposition de l'âme; quelles sont les conséquences d'une naissance illustre ou obscure, d'une condition privée ou publique, de la force ou de la faiblesse, de la facilité ou de la difficulté à apprendre, et de toutes les qualités semblables de l'âme, naturelles ou acquises, quand elles sont mêlées les unes aux autres; de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre (618e) une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste, sans avoir égard à tout le reste; car nous avons vu que, pendant cette vie et après la mort, c'est le meilleur choix qu'on puisse faire. Et il faut garder cette opinion avec une inflexibilité adamantine (619) en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir, là non plus, par les richesses et les misérables objets de cette nature; de ne pas s'exposer, en se jetant sur des tyrannies ou des conditions semblables, à causer des maux sans nombre et sans remède, et à en souffrir soi-même de plus grands encore; afin de savoir, au contraire, choisir toujours une condition moyenne et fuir les excès dans les deux sens, en cette vie autant qu'il est possible, et en toute vie à venir; car c'est à cela (619b) qu'est attaché le plus grand bonheur humain.

Or donc, selon le rapport du messager de l'au-delà, l'hiérophante avait dit en jetant les sorts : « Même pour le dernier venu, s'il fait un choix sensé et persévère avec ardeur dans l'existence choisie, il est une condition aimable et point mauvaise. Que celui qui choisira le premier ne se montre point négligent, et que le dernier ne perde point courage. » Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le premier sort était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et, emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner suffisamment ce qu'il faisait; il ne vit point qu'il y était impliqué (619c) par le destin que son possesseur mangerait ses enfants et commettrait d'autres horreurs; mais quand il l'eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora son choix, oubliant les avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même. C'était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie précédente dans une cité bien policée, et appris la vertu par l'habitude et sans philosophie. Et l'on peut dire (619d) que parmi les âmes ainsi surprises, celles qui venaient du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, parce qu'elles n'avaient pas été éprouvées par les souffrances; au contraire, la plupart de celles qui arrivaient de la terre, ayant elles-mêmes souffert et vu souffrir les autres, ne faisaient point leur choix à la hâte. De là venait, ainsi que des hasards du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour une mauvaise ou inversement. Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à choisir (619e) parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel.

Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il était pitoyable, (620) ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il avait vu, disait-il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne voulait point naître d'une femme; il avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres animaux (620b) chanteurs faire de même: l'âme appelée la vingtième à choisit prit la vie d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était l'âme d'Agamemnon; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Atalante, considérant les grands honneurs rendus aux (620c) athlètes, ne put passer outre; et les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe. Enfin l'âme d'Ulysse, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d'un homme privé; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les antres; et quand elle (620d) l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit. Les animaux, pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées; il se faisait ainsi des mélanges de toutes sortes.

Lors donc que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé par le sort. Celle-ci donna à chacune le génie (620e) qu'elle avait préféré, pour lui servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée. Le génie la conduisait d'abord à Clôthô et, la faisant passer sous la main de cette dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô; alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Nécessité; et quand toutes furent de l'autre (621) côté, elles se rendirent dans la plaine du Léthé, par une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de (621b) tout. Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher.

Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu; et il peut nous sauver (621c) nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme. Si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse. Ainsi nous serons d'accord avec nous-mêmes et avec les dieux, tant que nous resterons ici-bas, et lorsque nous aurons remporté (621d) les prix de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses présents. Et nous serons heureux ici-bas et au cours de ce voyage de mille ans que nous venons de raconter.

FIN DE LA RÉPUBLIQUE

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/rep10.htm


dimanche 18 octobre 2009

Aspects de l’apport de Calvin à son époque



(Introduction)

Né le 10 juillet 1509 à Noyon (cf. http://www.calvin09.org/FR/calvin-bio/ — Georg Plasger/reformed-online.de), Jean Calvin (Cauvin) est fils du notaire du chapitre de la cathédrale de la ville, un laïc au milieu du clergé. Sa mère, que Calvin perd à l’âge de six ans, lui laisse le souvenir d’une femme de piété simple. Il se souvient notamment de l’avoir accompagnée dans ses visites de reliques. Dès l’âge de 12 ans, Jean Calvin reçoit sa première prébende, une partie du bénéfice d’une charge de curé. Jusqu’en 1523, Calvin fréquente l’école de sa cité natale. À 14 ans, ses parents l’envoient à Paris, au Collège de la Marche.

À partir de 1524 il étudie au Collège de Montaigu, un fief de l’orthodoxie d’alors, à peu près à la même époque que le fondateur des jésuites Ignace de Loyola. Il y apprend la théologie catholique, au travers des sentences de Pierre Lombard (1100 - env. 1160) et des Pères de l’Église, notamment d’Augustin. On ignore si Calvin connaît déjà des écrits de Luther, mais il n’adhère pas encore à la Réforme. Il est alors un humaniste revendiquant sans doute comme ses pairs une réforme, mais pas dans le sens luthérien.

En 1527, il est encore au Collège ; et une deuxième prébende s’ajoute à ses revenus. Au départ, son père souhaite qu’il fasse des études de théologie. Mais il change d’avis, peut-être en raison de différends avec le chapitre de la cathédrale de Noyon, peut-être parce qu’il pense qu’une autre discipline serait plus profitable à son fils. Il l’oriente vers des études de droit, que Calvin commence probablement en 1528, à Orléans, dans une faculté très réputée à l’époque. Il y apprend le grec en quelques mois. En 1529, Calvin quitte Orléans et continue ses études à Bourges.

En 1531, son père étant gravement malade, il se rend à Noyon pour rester auprès de lui pendant ses dernières heures. Les querelles entre le chapitre de la cathédrale et le père de Calvin s’étaient amplifiés et avaient eu pour conséquence son excommunication, en 1529, ce qui lui pesait beaucoup.

Après la mort de son père, Calvin va à Paris et se consacre à des études littéraires, en plus de ses études de droit. En hiver 1531/32, il rédige un commentaire du traité De la clémence — De clementia — de Sénèque. Ce qui lui assure une certaine notoriété, en faisant un des humanistes influents d’alors ; et explique peut-être en partie sa… clémence quant à la vie de la cité (réelle malgré la légende). Ensuite, il termine ses études de droit à Orléans à nouveau.

*

Quant à savoir à quel moment il adhère à la Réforme, Calvin dit avoir vécu une « conversion subite » (dont il ne donne pas la date) — « subita conversio », selon ses termes dans son Commentaire des Psaumes de 1557 :

« Au début, j’étais si fidèle à l’idolâtrie papiste qu’il était difficile de me libérer d’une boue si profonde. Puis, par une conversion subite, Dieu apprivoisa mon cœur et le rendit docile, bien qu’à l’âge que j’avais, il fût déjà très endurci face à ces choses. Ayant donc reçu la connaissance de la vraie piété, je fus toute de suite enflammé d’un si grand désir d’en user que je n'abandonnais pas entièrement les autres études mais travaillais beaucoup moins intensément. »

On sait que le 4 mai 1534, il se rend à Noyon et renonce au bénéfice de ses prébendes, signe qu’une rupture a eu lieu d’avec l’institution catholique romaine.

En 1533 Calvin avait participé, pense-t-on en général, mais sans certitude, à la rédaction du d’un discours empreint de théologie réformatrice : celui du médecin Nicolas Cop, recteur de l’université de Paris à laquelle Calvin est inscrit — discours de début de semestre, prononcé le 1er novembre 1533. C’est une interprétation des louanges du Sermon sur la montagne, représentant un éloge de l’Évangile. Cop affirme ainsi son appartenance à la Réforme. Cop est alors accusé d’hérésie et doit quitter Paris pour vivre dans sa ville natale, Bâle. Calvin se réfugie près d'Angoulême, puis à Nérac auprès de Marguerite de Navarre.

En octobre 1534 a lieu à Paris « l’affaire des placards » : des écrits contre la messe affichés en divers lieux. Les « luthériens », comme on appelle les partisans de la Réforme, sont accusés. Calvin, confessant déjà publiquement sa foi, doit donc quitter Paris. Il cherche un séjour calme pour poursuivre ses études. Il se retire à Ferrare, Strasbourg et Bâle.

Bâle, où il termine, en août 1535 la rédaction d’un catéchisme pour les croyants réformés francophones, qui sera édité en mars 1536. Outre la rédaction de ce catéchisme, dédié à François Ier, intitulé « Institutio christianae religionis » (Institution de la religion chrétienne — qui retravaillé et amplifié au long de sa vie, sera son ouvrage majeur), il continue à étudier la Bible, apprend l’hébreu, lit les œuvres de Luther, de Melanchthon et de Martin Bucer, le réformateur de Strasbourg…

En avril 1536, immédiatement après la parution de l’Institution de la religion chrétienne, Calvin se rend à Paris y rencontrer ses frères et sœurs. Ensuite, il souhaite aller à Strasbourg. Mais il ne peut pas emprunter le chemin direct parce qu’une nouvelle guerre a éclaté entre le roi de France François Ier et l’empereur Charles Quint. Ainsi, il est contraint de faire le voyage par Lyon et Genève, ce qui aura des conséquences considérables.

Je le cite : « Le chemin le plus court pour aller à Strasbourg, ville dans laquelle je voulais me retirer à l’époque, était fermé par la guerre. C’est pourquoi je pensais être seulement de passage ici à Genève et n’y rester qu’une nuit. À Genève, la papauté avait été abolie peu avant par l’honnête homme que j’ai mentionné auparavant [Farel] et par le maître des arts Pierre Viret. Mais les choses n’avaient pas évolué comme prévu et il existait des querelles et des clivages dangereux entre les habitants de la ville. À l’époque, un homme m’a reconnu... [du Tillet] et a appris ma présence aux autres. Par la suite, Farel (enthousiaste à l’idée de faire la promotion de l’Évangile) a fait tous ses efforts pour me retenir. Ayant entendu que je voulais demeurer libre pour mes études privées et compris qu’il ne pouvait rien obtenir par les supplications, il est allé jusqu’à me maudire : Dieu devait condamner mon calme et mes études si je me retirais dans une telle situation critique au lieu de proposer mon aide et mon soutien. Ces mots m’ont fait peur et m’ont bouleversé au point que j’ai renoncé au voyage prévu. Mais, conscient de mes peurs et de ma crainte, je ne voulais à aucun prix être obligé d’occuper un ministère déterminé. » (J. Calvin, Préface au commentaire des Psaumes.)

Calvin reste à Genève (1536), non pas comme prêtre ou prédicateur attitré mais comme « lecteur des Saintes Écritures de l’Église de Genève. » Mais bientôt, il est invité à prêcher et à contribuer à la formation de l’Église.

Calvin et Farel seront relevés de leurs fonctions et devront quitter la ville deux ans après, l’opposition étant majoritaire depuis les élections de 1538. On va jusqu’à faire mine de soupçonner Calvin de nier la nature divine de Jésus-Christ — accusations qui n’ont pu que jouer un rôle, plus tard, en 1553, dans l’acceptation par Calvin — qui pèse encore contre lui — de la condamnation de Servet, anti-trinitaire, par le magistrat de la ville.

Chassé de Genève par un conseil qui était allé jusqu’à interdire à Calvin et Farel de prêcher le dimanche de Pâques, Calvin souhaite retourner à Bâle pour y poursuivre ses études… et se retrouve à Strasbourg, pressé par le réformateur de la ville, Martin Bucer, qui insiste jusqu’à ce que Calvin accepte de devenir le pasteur de la paroisse des réfugiés français, à laquelle il donne le modèle strasbourgeois, qui marquera sa conception de l’Église.

À Strasbourg Calvin épouse Idelette de Bure, veuve d’un ex-anabaptiste devenu un de ses amis. Plus tard, à Genève, elle lui donnera un fils, Jacques, mort en bas âge. Idelette mourra quelques années après, en 1549.

… Puisque Calvin a été rappelé à Genève. Durant son séjour à Strasbourg la situation avait évolué à Genève de façon négative. Après le départ de Farel et de Calvin, le désordre règne dans l’Église genevoise. La ville de Berne essaie de prendre le contrôle de Genève. Un conflit s’annonce. Les adeptes de la Réforme réussissent à convaincre une partie des opposants que le retour de Calvin à Genève est indispensable pour rétablir l’ordre. Le 20 octobre 1540, une légation de Genève arrive à Strasbourg pour demander à Calvin de revenir à Genève. Il hésite et refuse. Farel aussi tente de le convaincre, sans succès. Et Bucer aimerait le garder à Strasbourg. Les tentatives de faire venir Calvin à Genève durent plus de six mois avant que qu’il accepte enfin de s’y rendre pour quelques semaines (1541).

Le même processus que la première fois s’est répété quand il a été rappelé à Genève (cf. Alain Perrot, Le visage humain de Jean Calvin, L & F 1986, p. 64) : « Ma timidité me présentait beaucoup de raisons pour m'excuser pour ne point reprendre de nouveau sur mettre sur mes épaules un fardeau si pesant, mais à la fin le regard de mon devoir (...) me fit consentir à retourner vers le troupeau d'avec lequel j'avais été comme arraché ; ce que je fis avec tristesse, larmes, grand trouble et détresse, comme Dieu m'en est très bon témoin (...). Maintenant si je voulais raconter les divers combats par lesquels le Seigneur m'a exercé depuis ce temps-là (...) ce serait une longue histoire. »

Longue histoire dont il donne ce raccourci : « Bref, cependant que j'avais toujours ce but de vivre en privé sans être connu, Dieu m'a tellement promené et fait tournoyé par divers changements, que toutefois il ne m'a jamais laissé de repos en lieu quelconque, jusqu'à ce que malgré mon naturel il m'a produit en lumière, et fait venir en jeu, comme on dit. »

Calvin parle souvent de sa « timidité » et de sa pusillanimité ; il ne se sentait pas du tout fait pour être mis en avant, encore moins pour la bagarre ou le commandement. Et pourtant Farel saisit qu'il était l'homme de la situation pour Genève.

Le 13 septembre 1541, Calvin arrive donc de nouveau à Genève, reprenant la chaîne de ses prédications au texte où il l’avait laissée. Mais contrairement à ses plans, il ne reste pas à Genève seulement quelques mois mais pour le restant de sa vie. Il marquera la ville de son enseignement, au point que la calomnie en fera un dictateur théocratique, alors qu’il n’y a jamais eu le pouvoir. Il n’en devient citoyen que peu avant sa mort. Calvin n’a pas voulu la tâche qui lui a été comme imposée à Genève. Il y est resté, puis revenu, à contre-cœur…

*

Contre l’ignorance et le libertinage, il va mener patiemment, par sa parole, œuvre de salut public, dans une société malade de la prostitution, la pauvreté, le chômage, et de ses riches.

… Selon Pierre Janton qui résume ainsi l’apport de Calvin à son époque : « Il nous donne un bel exemple car quand on voit l’œuvre qu’il a réalisée à Genève pour le bienfait de cette cité et en dépit de tous ceux qui avaient intérêt à maintenir la cité à la fois dans l’ignorance et dans le libertinage, quand on voit l’œuvre et le courage dont il a fait preuve, on ne peut qu’admirer cet homme-là, car on a beaucoup critiqué son rigorisme moral mais c’était une œuvre de salut public, c’était une société malade de la prostitution, de la pauvreté, du chômage, et malade de ses riches car ceux qui s’opposaient à Calvin c’étaient des gens qui voulaient continuer à bénéficier des avantages financiers qui ruinaient la cité et à qui Calvin et ses amis ont fini par "faire rendre gorge" ».


École obligatoire, hôpitaux, ou, parmi les effets de la réforme des mœurs, lutte contre l’alcoolisme ou l’addiction aux jeux qui font des ravages dans des sociétés en proie à la misère. Choses qui entrent en compte dans ce qu’on a appelé son « rigorisme », comme aussi sa dénonciation des violences conjugales : à une époque où « charbonnier est maître chez soi », on ne voit pas d’un très bon œil que l’on conteste la pratique de ceux qui battent leur femme…

La réforme de l’Église est au cœur de la réforme de la société, puisque c’est le seul moyen dont dispose Calvin, qui n’a jamais été membre des conseils de direction de la ville. Le catéchisme joue un rôle non négligeable, ainsi que la fondation, en 1559, d’une Académie, avec trois chaires : grec, hébreu et philosophie. L’Église est organisée selon un système représentatif, le consistoire, équivalent, mutatis mutandis, du conseil presbytéral actuel, composé de laïcs et de pasteurs. L’Église selon Calvin, reprenant le modèle de Strasbourg : une Église non-hiérarchique dotée de quatre ministères : pasteurs, docteurs, diacres, anciens.

Il meurt le 27 mai 1564, après une vie brève, marquée par beaucoup de travail. Outre quatre prédications hebdomadaires, d’une heure chacune, une correspondance abondante, de nombreux écrits, traités et commentaires…

Le 28 mai, il est enterré sans pompe. Comme il l’avait souhaité, sa sépulture n’est ornée d’aucune pierre tombale. Ainsi, aujourd’hui plus personne ne sait exactement où Calvin a été enterré. Dans son discours d’adieu du 28 février 1564, Calvin se souvient :

« J’ai eu beaucoup de faiblesses que vous avez dû supporter et au fond, même tout ce que j’ai fait ne vaut rien. Les hommes mauvais vont sûrement exploiter ces paroles. Mais je répète que tout ce que j’ai fait ne vaut rien et que je suis une créature misérable. Mais je peux néanmoins dire de moi que j’ai voulu faire le bien, que mes fautes m’ont toujours déplu et que la crainte de Dieu a pris racine dans mon cœur. Vous pouvez confirmer que je me suis toujours efforcé de faire le bien. C’est pourquoi je vous prie de me pardonner le mal. Mais s’il y a également eu quelque chose de bien, alors prenez-le en exemple et faites la même chose ! »

R.P., rencontre organisée par l'Académie d'Arles, 18 octobre 2009

Cf. :
Calvin au-delà des caricatures
Calvin et les manuels scolaires…
Calvin et la Loi de la liberté
La résurrection du Christ
Une Alliance qui ne peut être rompue
Année Calvin. Un cheminement intéressant...
Pourquoi Calvin aujourd’hui ?
Obsession Calvin



vendredi 16 octobre 2009

Comment peut-on être…




… pasteur, ou croyant engagé d’une façon ou d’une autre ?


1) Une vocation malgré soi :
Jérémie 20, 7 & 9 : « Tu m'as dupé, Seigneur, et je me suis laissé duper ; tu m'as saisi, et tu l'as emporté. Je suis sans cesse en butte à la dérision, tout le monde se moque de moi. […]
Si je dis : "Je ne l'évoquerai plus, je ne parlerai plus en son nom", c'est dans mon cœur comme un feu dévorant, enfermé dans mes os ; je me fatigue à le contenir, et je n'y parviens pas. »

2) … Pour un rôle (persona) avec lequel notre être ne se confond pas :
Colossiens 3, 3 : « votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » Notre être ne dépend pas de ce que nous faisons, serait-ce pour Dieu : nous vivons devant Dieu par la foi seule — « coram Deo sola fide vivere ».
Cf. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient : nous ne nous confondons pas avec nos rôles sociaux. Cf. l’expression du provençal ou de l’italien : « je fais le pasteur ».

3) Un rôle pas qui ne vient pas de soi, mais qui met à la suite d’un autre, notre être, le Christ : portant la parole qui fonde un sacerdoce royal :
Hébreux 7, 27 : « Il n'a pas besoin, comme les autres grands prêtres, d'offrir chaque jour des sacrifices, d'abord pour ses propres péchés, puis pour ceux du peuple. Cela, il l'a fait une fois pour toutes en s'offrant lui-même. »
Rôle sacerdotal, de l’ordre du bouc émissaire : « Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi » (Matthieu 5, 11).
À l’appui de Plutarque (Comment tirer profit de ses ennemis), sachant que…
... « Dum mare sicatur, dum daemo ad astra levatur, tunc clero laicus fidus amicus erit », selon le dicton médiéval repris par Luther (Propos de table).



Mais... « Cependant que j'avais toujours ce but de vivre en privé sans être connu, Dieu m'a tellement promené et fait tournoyer par divers changements, que toutefois il ne m'a jamais laissé de repos en lieu quelconque, jusqu'à ce que malgré mon naturel il m'a produit en lumière, et fait venir en jeu, comme on dit. » (Calvin)


Mont Ararat
« Mon souffle ne restera pas toujours dans l'être humain, car celui-ci n'est que chair » (Genèse 6, 3).

« Je ne maudirai plus la terre à cause des humains, parce que le cœur des humains est disposé au mal depuis leur jeunesse » (Genèse 8, 21).