vendredi 25 décembre 2009

Les Trois Messes basses


Conte de Noël d'Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin (1870). (À écouter, dit par Fernandel : ci-dessous)




I -


— Deux dindes truffées, Garrigou ? ...

— Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J’en sais quelque chose, puisque c’est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue...

— Jésus-Maria ! moi qui aime tant les truffes ! ... Donne-moi vite mon surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ? ...

— Oh ! toutes sortes de bonnes choses... Depuis midi nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l’étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...

— Grosses comment, les truites, Garrigou ?

— Grosses comme ça, mon révérend... Énormes ! ...

— Oh ! Dieu ! il me semble que je les vois... As-tu mis le vin dans les burettes ?

— Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes... Mais dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs... Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres ! ... Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah ! vous êtes bien heureux d’en être, mon révérend ! ... Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur des truffes me suit partout... Meuh ! ...

— Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité... Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard...

Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum ! hum ! ) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale. Le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant :

— Des dindes rôties... des carpes dorées... des truites grosses comme ça ! ...

Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l’ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s’élevaient les vieilles tours de Trinquelage. C’étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s’abritaient. Malgré l’heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l’idée qu’au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d’un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage :

— Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton !

— Bonsoir, bonsoir, mes enfants !

La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s’agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé... Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l’argenterie remués dans les apprêts d’un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers comme au chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde :

Quel bon réveillon nous allons faire après la messe !




II -


Drelindin din ! ... Drelindin din ! ...

C’est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu’à hauteur des murs, les tapisseries ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Voici d’abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée d’une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d’argent fin. Au fond, sur les bancs, c’est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles ; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu’ils entr’ouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l’église toute en fête et tiède de tant de cierges allumés.

Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l’officiant ? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s’agite au pied de l’autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps :

— Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.

Le fait est que chaque fois qu’elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu’au réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entr’ouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes...

Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. Ô délices ! voilà l’immense table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah ! bien oui, Garrigou !) étalés sur un lit de fenouil, l’écaille nacrée comme s’ils sortaient de l’eau, avec un bouquet d’herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu’il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d’autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum ! il se surprend à dire le Benedicite. À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu’à la fin de la première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.

— Et d’une ! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu’il croit être son clerc, et...

Drelindin din ! ... Drelindin din !

C’est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère.

— Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l’avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s’il étend ses bras à l’Évangile, s’il frappe sa poitrine au Confiteor. Entre le clerc et lui c’est à qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s’achèvent en murmures incompréhensibles.

Oremus ps... ps... ps...

Mea culpa...pa...pa...

Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures de tous les côtés.

Dom... scum ! ... dit Balaguère.

... Stutuo ! ... répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu’on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.

— Et de deux ! dit le chapelain tout essoufflé ; puis sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l’autel et...

Drelindin din ! ... Drelindin din ! ...

C’est la troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! à mesure que le réveillon approche, l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties, sont là, là... Il les touche ; ... il les... Oh ! Dieu ! ... Les plats fument, les vins embaument ; et secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie :

— Vite, vite, encore plus vite ! ...

Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots... À moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c’est ce qu’il fait, le malheureux ! ... De tentation en tentation il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l’évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme Garrigou (vade rétro, Satanas !) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.

Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants ! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n’entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s’agenouillent, s’asseyent quand les autres sont debout ; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d’attitudes diverses. L’étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlit d’épouvanté en voyant cette confusion...

— L’abbé va trop vite... On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement.

Maître Arnoton, ses grandes lunettes d’acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l’assistance en criant de toutes ses forces : Ite, missa est, il n’y a qu’une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.




III -


Cinq minutes après, la foule des seigneurs s’asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d’eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu’il mourut dans la nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.

— Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu... Ah ! tu m’as volé une messe de nuit... Eh bien ! tu m’en payeras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi...

... Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd’hui le château de Trinquelage n’existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l’herbe encombre le seuil; il y a des nids aux angles de l’autel et dans l’embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu’en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l’endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m’a affirmé qu’un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, il s’était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage ; et voici ce qu’il avait vu... Jusqu’à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l’air d’être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s’agiter des ombres indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait :

— Bonsoir, maître Arnoton !

— Bonsoir, bonsoir, mes enfants ! ...

Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s’approcha doucement, et regardant par la porte cassée eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu’il avait vus passer étaient rangés autour du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu’en avaient nos grands-pères, tous l’air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c’était un certain personnage à grandes lunettes d’acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes...

Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu’un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant l’autel en récitant des oraisons dont on n’entendait pas un mot... Bien sûr c’était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.







mercredi 23 décembre 2009

Un arbre




... Pour dire le chant de toute la création tournée vers la rencontre de la lumière à laquelle elle est appelée.


C'est l'appel de l'arbre de Noël, figure de l'arbre de Jessé (père de David devenu figure royale du Messie)...

Figure de l'arbre de Jessé et reprise de l'arbre de toute la création que Dieu fait croître à sa rencontre.

Un antique symbole que cet arbre, repris dans l'Alsace protestante pour lui donner comme autre sens la vérité du 25 décembre, ancienne date du solstice d'hiver devenu symbole de la naissance du Christ.

Un arbre qui se dresse vers la lumière annoncée par l'étoile des Mages, comme celui de la famille de Jessé et de David vers le Messie, et celui de toute la création vers son salut.

Cela en passant par la faute même qu'il s'agit de couvrir, symbolisée par les boules des arbres de Noël, qui sont au départ simplement des pommes stylisées - pommes (malum en latin), pommes du bien et du mal, mal (malum aussi en latin)...

Le mal englouti, comme sous la neige, par le Christ, dans la lumière, qui dès lors parcourt toute la création, lumière figurée par les guirlandes de lumière qui courent dans tout l'arbre...




vendredi 11 décembre 2009

"La modernité d'une Réforme..."







Deux textes, dont l’un extrait d’un manuel scolaire actuel :

« Nul ne doit jurer ni blasphémer le nom de Dieu, sous peine la première fois de baiser terre, la seconde fois de baiser terre et payer trois sous, et la troisième fois d’être mis en prison trois jours. […] » (D’après Calvin, Ordonnances sur les mœurs, 1539 / Manuel scolaire de 5e, Histoire-Géographie, coll. Martin Ivernel, Hatier, 2005, p. 163.)

2e texte — qui n’apparaît pas dans le manuel scolaire : la loi qui, à la même époque que les ordonnances calvinistes genevoises citées ci-dessus, est en vigueur en France :

« […] Tous ceux qui diraient paroles, injures et blasphèmes contre notre Créateur et ses œuvres, contre la glorieuse vierge Marie, sa mère bénie, ses saints et saintes, ou qui jureraient sur eux, seront mis pour la première fois, au pilori où ils demeureront de une heure jusqu’à neuf heures, on pourra leur jeter aux yeux de la boue ou autres ordures, sauf des pierres ou choses qui pourraient les blesser. Après ils demeureront un mois entier en prison au pain et à l’eau. A la seconde fois, on leur fendra la lèvre supérieure avec un fer chaud jusqu’à ce que leurs dents leur paraissent, à la troisième fois la lèvre inférieure ; et à la quatrième fois les deux joues ; et si par malheur, il leur arrivait de mal faire une cinquième fois, l’on leur coupe la langue en entier, qu’ainsi ils ne puissent plus dire de pareilles choses. […] » (Ordonnance royale, donnée par Charles VI le 7 mai 1397, renouvelée régulièrement jusqu’en juillet 1666).

Une étourderie, sans doute, doit expliquer l’absence du second texte dans le manuel scolaire… Étourderie de même, probablement, que d’avoir retenu, sur les milliers de pages écrites par Calvin, cette seule « illustration » de « sa pensée »… Où on va voir que Calvin met en œuvre une surprenante atténuation des rigueurs de son temps…

* * *

En octobre 1534 a eu lieu à Paris « l’affaire des placards » : des écrits contre la messe affichés en divers lieux. Les « luthériens », comme on appelle les partisans de la Réforme, sont accusés… Les persécutions, sur le mode que l’on vient de dire, se déchaînent à leur encontre.

« On dépensa des trésors d’ingéniosité pour faire bellement souffrir les hérétiques, écrit l’historien Robert Hari (article « Les Placards de 1534 » dans Aspects de la propagande religieuse. Genève : Droz., 1957, p. 98) ; bagatelles, dit-il, que, selon la coutume, de percer les langues au fer chaud, d’arracher les joues par des crochets, de couper les poings, de brûler vif. On perfectionna un supplice appliqué [selon l’historien Nathanaël Weiss] pour la première fois en 1528 à l’endroit de Denis de Rieux, qui consistait en une utilisation astucieuse de l’estrapade : le condamné était suspendu à une potence au-dessus des flammes et plongé à plusieurs reprises dans le bûcher de façon que sa mort ne fût pas trop rapide. Excellent moyen de prouver la supériorité de la «religion chrestienne» sur les autres, et d’instruire efficacement badauds et belles dames, friands de ce spectacle de choix, sur le sort qui les attendait s’ils avaient la velléité de quitter le giron de l’Eglise. »

En 1545, ce sont les vaudois du Luberon qui font les frais de cette violence persécutrice :

« En avril [1545], la persécution commence, avec comme chefs militaires Paulin de La Garde et Joseph d’Agoult, sous la direction du premier président du Parlement d’Aix, Jean Maynier baron d’Oppède. Les villages vaudois sont pillés, les hommes massacrés ou envoyés aux galères, les femmes violées avant d’être tuées. Certains sont vendus en esclavage. Les terres sont confisquées. Les biens pillés sont bradés au dixième de leur prix, pour payer les soldats. Les violences débordent, les villages alentour les subissent aussi. Le chef de la résistance vaudoise Eustache Marron a son fief à Cabrières (actuel Cabrières-d’Avignon)... C’est pourquoi le village sera détruit le 19 avril, tout comme 23 autres villages vaudois du Luberon, massacrés par l’armée du baron, qui a exterminé 3000 personnes en cinq jours et envoyé aux galères 670 hommes, des deux côtés de la montagne du Luberon. De plus, le passage des soldats empêche les cultures, les troupeaux sont tués, et un nombre indéterminé de paysans meurent de faim. »
(http ://fr.wikipedia.org/wiki/Vaudois_du_Luberon)

En 1547, c’est une étape nouvelle, selon ce que rapporte Jean Cadier (Calvin p. 112 — cit. Nathanaël Weiss, La chambre ardente, Paris 1889) : « Henri II avait institué en 1547 au Parlement de Paris la "chambre ardente" qui, en quatre ans, envoya au bûcher plus de 600 évangéliques, des "luthériens" comme on les appelait alors ».

*

Telle est l’ambiance en France. Suite à « l’affaire des placards », le picard Calvin, juriste français qui a déjà une notoriété européenne d’humaniste, confessant déjà publiquement sa foi, doit donc quitter Paris. Il cherche un séjour calme pour poursuivre ses études. Il se retire à Ferrare, Strasbourg et Bâle.

En avril 1536, immédiatement après la parution d'une première édition de ce qui est alors un catéchisme, l’Institution de la religion chrétienne, Calvin doit rentrer à Paris y rencontrer ses frères et sœurs. Ensuite, il souhaite aller à Strasbourg. Mais il ne peut pas emprunter le chemin direct parce qu’une nouvelle guerre a éclaté entre le roi de France François Ier et l’empereur Charles Quint. Ainsi, il est contraint de faire le voyage par Lyon et Genève, ce qui aura des conséquences considérables.

Je le cite : « Le chemin le plus court pour aller à Strasbourg, ville dans laquelle je voulais me retirer à l’époque, était fermé par la guerre. C’est pourquoi je pensais être seulement de passage ici à Genève et n’y rester qu’une nuit. À Genève, la papauté avait été abolie peu avant par l’honnête homme que j’ai mentionné auparavant [Farel] et par le maître des arts Pierre Viret. Mais les choses n’avaient pas évolué comme prévu et il existait des querelles et des clivages dangereux entre les habitants de la ville. À l’époque, un homme m’a reconnu... [du Tillet] et a appris ma présence aux autres. Par la suite, Farel (enthousiaste à l’idée de faire la promotion de l’Évangile) a fait tous ses efforts pour me retenir. Ayant entendu que je voulais demeurer libre pour mes études privées et compris qu’il ne pouvait rien obtenir par les supplications, il est allé jusqu’à me maudire : Dieu devait condamner mon calme et mes études si je me retirais dans une telle situation critique au lieu de proposer mon aide et mon soutien. Ces mots m’ont fait peur et m’ont bouleversé au point que j’ai renoncé au voyage prévu. Mais, conscient de mes peurs et de ma crainte, je ne voulais à aucun prix être obligé d’occuper un ministère déterminé. » (J. Calvin, Préface au commentaire des Psaumes.)

C'est ainsi qu'à l’appel de Farel qui sait ses capacités de théologien, Calvin reste à Genève (1536), non pas comme prêtre ou prédicateur attitré mais comme «lecteur des Saintes Écritures de l’Église de Genève.» Mais bientôt, il est invité à prêcher et à contribuer à la formation de l’Église.

Calvin et Farel seront relevés de leurs fonctions et devront quitter la ville deux ans après, l’opposition étant majoritaire depuis les élections de 1538. On va jusqu’à faire mine de soupçonner Calvin de nier la nature divine de Jésus-Christ — accusations qui n’ont pu que jouer un rôle, plus tard, en 1553, dans l’acceptation par Calvin — qui pèse encore contre lui — de la condamnation de Servet, anti-trinitaire, par le magistrat de la ville.

Servet, poursuivi par l’Inquisition, brûlé en effigie à Lyon, s’est réfugié à Genève, peut-être parce que la souplesse de la Cité de Calvin peut lui laisser espérer de s’en sortir !

Il y sera condamné finalement condamné selon la Loi de l’Empire qui y vaut alors : « La Carolina, ordonnance criminelle de Charles Quint (1500-1558) qui était en vigueur à Genève et dont l’article 106 prévoyait pour les blasphémateur une peine corporelle ou la mise à mort ». (Christoph Stromm, in Hirzel – Sallmann, Calvin et le calvinisme. Cinq siècles d'influence sur l'Eglise et la Société, Labor & Fides, 2008, p. 272.)

*

C’est le conseil de Genève qui condamnera Servet en 1553, comme un autre conseil avait chassé Calvin moins de deux décennies avant, suite aux élections de 1538 (cf. supra). Le conseil d’alors était tout de même allé jusqu’à interdire à Calvin et Farel de prêcher le dimanche de Pâques… Calvin souhaite retourner à Bâle pour y poursuivre ses études… et se retrouve à Strasbourg, en 1538 donc, pressé par le réformateur de la ville, Martin Bucer, qui insiste jusqu’à ce que Calvin accepte de devenir le pasteur de la paroisse des réfugiés français, à laquelle il donne le modèle strasbourgeois, qui marquera sa conception de l’Église.

À Strasbourg Calvin épouse Idelette de Bure, veuve d’un ex-anabaptiste devenu un de ses amis. Plus tard, à Genève, elle lui donnera un fils, Jacques, mort en bas âge. Idelette mourra quelques années après, en 1549. Car le 13 septembre 1541, Calvin rappelé pour la seconde fois à Genève, y arrive à nouveau à contre cœur. Il reprend la chaîne de ses prédications au texte où il l’avait laissée.

Mais contrairement à ses plans, il ne reste pas à Genève seulement quelques mois mais pour le restant de sa vie. Il marquera la ville de son enseignement, au point que la calomnie en fera un dictateur théocratique, alors qu’il n’y a jamais eu le pouvoir. Il n’en devient citoyen que peu avant sa mort. Calvin n’a pas voulu la tâche qui lui a été comme imposée à Genève.

*

Contre l’ignorance et le libertinage, il y va mener patiemment, par sa parole, œuvre de salut public, dans une société malade de la prostitution, de la pauvreté, du chômage, et de ses riches.

… Cela selon l’historien Pierre Janton, qui résume ainsi l’apport de Calvin à son époque : « Il nous donne un bel exemple car quand on voit l’œuvre qu’il a réalisée à Genève pour le bienfait de cette cité et en dépit de tous ceux qui avaient intérêt à maintenir la cité à la fois dans l’ignorance et dans le libertinage, quand on voit l’œuvre et le courage dont il a fait preuve, on ne peut qu’admirer cet homme-là, car on a beaucoup critiqué son rigorisme moral mais c’était une œuvre de salut public, c’était une société malade de la prostitution, de la pauvreté, du chômage, et malade de ses riches car ceux qui s’opposaient à Calvin c’étaient des gens qui voulaient continuer à bénéficier des avantages financiers qui ruinaient la cité et à qui Calvin et ses amis ont fini par "faire rendre gorge" ».

École obligatoire, hôpitaux, ou, parmi les effets de la réforme des mœurs, lutte contre l’alcoolisme ou l’addiction aux jeux qui font des ravages dans des sociétés en proie à la misère. Choses qui entrent en compte dans ce qu’on a appelé son « rigorisme », comme aussi sa dénonciation des violences conjugales : à une époque où « charbonnier est maître chez soi », on ne voit pas d’un très bon œil que l’on conteste la pratique de ceux qui battent leur femme…

La réforme de l’Église est au cœur de la réforme de la société, puisque c’est le seul moyen dont dispose Calvin, qui n’a jamais été membre des conseils de direction de la ville. Le catéchisme joue un rôle non négligeable, ainsi que la fondation, en 1559, d’une Académie, avec trois chaires : grec, hébreu et philosophie.

L’Église est organisée selon un système représentatif, le consistoire, équivalent, mutatis mutandis, du conseil presbytéral actuel, composé de laïcs et de pasteurs. L’Église selon Calvin, reprenant le modèle de Strasbourg : une Église non-hiérarchique dotée de quatre ministères : pasteurs, docteurs, diacres, anciens.

Une Église bâtie sur un modèle faisant jouer volontairement les contre-pouvoirs, ce qui aura des incidences considérables sur le développement des systèmes politiques modernes, via la révolution puritaine anglaise, d’inspiration calviniste, et dont l’influence sur les révolutions américaine et française est patente.

Pour Calvin, nulle instance, nul pouvoir absolu, Église ou État, ne détient de la vérité ultime, qui nous précède infiniment. Où l’on rejoint le thème de l’élection fondée avant l’origine du monde.

* * *

Une Alliance qui ne peut être rompue

Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse — Institution de la religion chrétienne (IC), III, xxiv. Il nous a signifié sa garde en scellant alliance avec nous. Et cette Alliance nous précède, remontant avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée dans le temps bien avant nous. Scellée avec Abraham.

Car c’est de cette Alliance-là qu’il s’agit : il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : «l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée» — IC II, X, 2.

Car Calvin établit la théologie sur la Bible entière, pas seulement sur le Nouveau Testament. Voilà qui porte des conséquences considérables — et notamment sur la considération de l’Alliance avec Israël, et de sa pérennité, sans laquelle l’Alliance ne vaut pas non plus pour les chrétiens.

Cette Alliance, scellée déjà par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu-même s’est engagé ! L’Alliance conclue par Dieu avec les Pères n’ayant «pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde».

Dieu s’est engagé de façon irrévocable. Une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la «nouvelle» Alliance — «nouvelle» non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’Alliance unique renouvelée — ; la «nouvelle» Alliance-même, donc, repose sur cette même fidélité de Dieu !

À nouveau, «l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée» — IC II, X, 2.

Dès lors la promesse rappelée par Paul à Timothée ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs : «si nous sommes infidèles, Dieu demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même» (2 Timothée 2, 13).

*

Une nouvelle Alliance ne saurait donc qu’être une Alliance renouvelée, l’Alliance déployant ses effets.

Nous voilà donc au cœur de l’enseignement de Calvin reconnaissant une seule Alliance, scellée avec Abraham, et «déployée en Jésus-Christ». C’est pourquoi les formes que prend cette unique Alliance sont secondes par rapport au lien qui se scelle en la promesse de Dieu, en sa parole-même, qui transcende les signes où elle nous est annoncée, que ce soit les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme.

La réalité essentielle nous transcende. Elle est fondée dans l’éternité de Dieu, signifiée dans le temps à Abraham et aux patriarches, et « déployée en Jésus-Christ ».

Ici se noue le lien entre la conviction chrétienne de Calvin — concernant Jésus en qui se déploie l’Alliance — et le fait que l’Alliance avec Israël ne soit en aucun cas rompue. C’est la même Alliance que celle qui se déploie en Jésus-Christ en qui se signifie, se dévoile comme dimension intérieure, spéciale (concernant l’Église invisible), l’élection générale scellée avec Abraham. Tandis que c’est dans l’ordre de cette élection générale que se constitue l’Église visible comme peuple élargi aux nations pour une vocation qui rejoint celle adressée à Abraham et à Israël.

Car, ayant parlé d’élection, il convient de préciser qu’il s’agit là avant tout essentiellement d’une vocation à porter une parole et pas d’un privilège en forme de mol oreiller.

* * *

À nous d’exercer nos responsabilités dans l’application de cette Alliance unique aux temps, aux lieux, aux cultures et aux peuples divers.

L’Alliance unique se déploie selon les diverses cultures, et le respect de leurs traditions propres. Ce qui s'induit d'une lecture à la fois exigeante et souple du texte biblique et de la loi telle qu’elle règle la vie de l’Israël biblique.


Calvin et la Loi de la liberté

Calvin distingue trois usages de la Loi biblique : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.

— Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du Décalogue / précepte final les «Dix commandements»). Sous cet angle, la Loi sert de «pédagogue» pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu : reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. (Galates 3 :24 : « la loi comme pédagogue pour nous conduire à Christ » en qui la grâce de Dieu est dévoilée en toute clarté, « afin que nous soyons justifiés par la foi »).

C’est là le fondement de l’enseignement luthérien de la justification par la foi seule, reçu sans réserve par Calvin.

— Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.

— Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. C’est pour Calvin, qui se démarque ici de Luther, le principal usage de la loi : notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi.

Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : «quitte ton pays», «sors de l’esclavage». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante.

*

Où il faut parler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) et l’aspect judiciaire (dans la gestion de la vie le la Cité), sont perçus, quant à leur lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Mais ils peuvent varier dans leur pratique selon les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des préceptes cérémoniels).

Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des cultures. Cela vaut aussi pour l’aspect judiciaire : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection — qui au-delà du Décalogue, se résume au « double commandement » : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être et ton prochain comme toi-même » — ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances dans ce qui est l’usage normatif de la Loi.

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.

Où l’on retrouve les préceptes comme «lève-toi et marche» commandement adressé par Pierre au paralytique ; «sors de ta tombe» ; commandement adressé par Jésus à Lazare, «va pour toi» (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et «tu choisiras la vie», l’injonction libératrice que donne le Deutéronome.

Telle est alors la parole de Dieu donnée comme Loi, parole libératrice, créatrice d’impossible.

Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui fonde de la sorte la création. Par une parole de libération établissant pour la liberté des êtres responsables.

* * *

C’est ainsi que le système proposé par Calvin, si tant est qu’il en propose un ! — n’est pas un système figé.

Car l’idée d’intransigeance chez Calvin fait aussi partie des caricatures. Calvin est plutôt un pragmatique, et en ce sens un homme de grande souplesse ! Certes, l’intransigeance est coutume de son époque. Mais Calvin a une capacité d’adaptation remarquable. L’urgence pour Calvin est que la Réforme soit acceptée en Europe. D’où ce pragmatisme étonnant. Cela débouchera parfois sur une espèce de paradoxe entre ses exigences et la réalité du pouvoir politique en place. Ainsi, il fera preuve d’un solide réalisme politique, par exemple en Angleterre. La Réforme trouve, là-bas, un écho favorable et malgré des divergences sociales profondes avec les successeurs protestants d’Henri VIII, l’homme soutiendra ce régime politique. Pour Calvin, la Réforme doit être établie, et pour cela, il sera prêt à transiger, précisément, sur des questions qui pour lui sont au fond, pourrait-on dire, culturelles !

Car dans la théologie de Calvin l’implication de l’Evangile suppose une grande souplesse concernant l’adaptation culturelle. Calvin, c’est essentiellement la théologie de l’Alliance.

Cette Alliance transcende les rites dans laquelle elle se signifie. Le texte biblique renvoie à un engagement de Dieu : Dieu nous précède dans son engagement à notre égard. Cet engagement nous rejoint dans notre histoire et nos cultures humaines.

Cependant c’est Dieu qui est premier et notre culture seconde. D’où une relativisation de nos cultures diverses. Où il me semble bon de rappeler que le premier ouvrage de Calvin est son commentaire sur le De Clementia de Sénèque. Sénèque avait rédigé son ouvrage pour inciter Néron à user de clémence envers ses sujets, de modération ! Cela a probablement fait partie des influences du réformateur !

L’analogie et l’adaptation valent aussi ici aussi. Lui qui préfère à Genève, petite cité, le système pouvoirs – contre-pouvoirs, repris de la Strasbourg de Bucer, fait montre dans sa correspondance avec le roi d’Angleterre Édouard VI d’une remarquable souplesse à l’égard du système épiscopal anglais que combattrons les calvinistes puritains au nom du système représentatif calvinisme. L’organisation de l’Église sur un mode représentatif sera pour eux l’arrière-plan de l’organisation de la société.

Où l’on atteint à la fois les limites de l’œuvre de Calvin lui-même et les potentialités considérables qu’elle porte, puisqu’elle débouchera bel et bien, via la révolution puritaine, sur les systèmes représentatifs modernes…

RP
Vendredi 11 décembre 2009


Cf. :
Calvin au-delà des caricatures
Calvin et les manuels scolaires…
Aspects de l'apport de Calvin à son époque
Calvin et la Loi de la liberté
La résurrection du Christ
Une Alliance qui ne peut être rompue
Année Calvin. Un cheminement intéressant...
Pourquoi Calvin aujourd’hui ?
Obsession Calvin



vendredi 4 décembre 2009

Entre symbole et idole





L'Argent...




Le Livre du prophète Ésaïe (ch. 44) ironise au sujet de l’idole en parlant du tronc d’arbre coupé en deux par l’artisan qui sculpte une statue représentant sa divinité. Il brûle la moitié du bois qu’il a utilisé pour son œuvre et adore la seconde moitié, devenue statue. Symbole, évidemment, que la statue ! — rétorquerait le sage artisan, plus malin que le livre d’Ésaïe. Il sait bien, lui, que son dieu n’est pas le bout de bois ! — Il sait bien que le bout de bois ne fait que symboliser son dieu. Balourd d’Ésaïe — doit-on conclure ? Que n’a-t-il pas compris cette évidence de bon sens !

À moins que le Livre d’Ésaïe n’ait justement très bien compris, et que là précisément soit le problème !

Symbole, de même, que l’argent ! Symbole voué à simplifier les échanges. La chose est d’autant plus évidente que la matière symbolique a moins de valeur en soi — comme le bois pour la statue. La pièce marquée du sceau de César, auquel renvoyait Jésus, faite d’un métal de valeur, symbole simplifiant les échanges, avait au moins la valeur de son poids de métal. Mais quand on en est au papier ? (Sans parler de nos temps numériques où ne restent plus que chiffres abstraits.) Pourquoi un coupon de papier symbolisant lui-même un autre symbole, par exemple 5 €, a-t-il moins de valeur qu’un autre papier d’une autre coloration, symbolisant par exemple 50 € ?


Où se pose à nouveau la question du sculpteur d’Ésaïe

On se rappelle le chanteur Serge Gainsbourg brûlant certain morceau de papier. Il avait fait, par ce geste, œuvre d’iconoclaste, dans la lignée du Livre d’Ésaïe. Le geste du poète est resté mémorable précisément pour sa signification : geste déstabilisant au plan institutionnel et conventionnel, provoquant des réactions qui, à l’aune du Livre du prophète Ésaïe, s’avèrent parfaitement idolâtriques. Que n’a t-on pas entendu, en effet, du style : « quand on pense à tout ce qu’on pourrait faire avec un billet de 500 F ! » Ce qu’on pourrait faire avec un tel billet ? Mais rien justement ; rien, à moins que l’on n’ait auparavant investi collectivement le papier en question de ce qu’il ne fait que symboliser.

Aux temps bibliques, on n’en était pas encore à l’argent-papier. Mais on était déjà dans une société où la monnaie, quoique alors avec sa vraie valeur en métal, avait acquis une valeur symbolique conventionnelle. Déjà la monnaie fonctionnait comme intermédiaire d’échange, intermédiaire entre deux objets (entre par exemple un sac de blé et un morceau de viande de valeur jugée équivalente) et entre deux personnes (deux propriétaires qui s’accordent pour reconnaître que l’objet tierce, l’argent, symbolise la valeur de leur travail de cultivateur ou d’éleveur) : déjà peut donc percer l’idée que «l’argent travaille».

La monnaie a remplacé le troc et prend déjà une signification en soi, comme une valeur autonome. C’est dans ce cadre-là que la Torah avait interdit le prêt à intérêt (Deutéronome 23, 19) au sein de la communauté du Dieu unique, du Dieu que l’on ne peut représenter. Lorsqu’elle pose cette interdiction, la Torah est parfaitement dans la logique de dénonciation du culte des idoles qui est la sienne, et que l’on trouve aussi dans le Livre d’Ésaïe : la valeur symbolique est toujours en passe de se substituer à la valeur réelle — comme le dieu symbolisé est substitué au morceau de bois qui le représente.

Ce fondement dans le refus de l’idolâtrie permet de comprendre pourquoi la Torah n’interdit pas radicalement cette pratique dans le commerce avec les cultures environnantes. On a alors déjà compris que l’argent « travaille ». On reviendra sur cette notion. Il ne s’agit pas, pour la Loi biblique, de nier cela. Le peuple hébreu témoigne simplement de son refus, selon la Loi de son Dieu, du culte des idoles. L’interdiction a, avant tout, valeur missionnaire et sacerdotale, témoignage contre l’idole — avec ses conséquences en lien avec ce que tout, à commencer par notre passage terrestre, est provisoire. Tout appartient à Dieu, qui seul ne passe pas : des incidences sociales, et quant à la notion de propriété, ne peuvent qu’être, en principe, incalculables.

Au point de départ, la Torah a posé la question de l'espace entre la chose (morceau de bois, pièce d’argent, etc.) et la valeur qu’elle symbolise. Tel est le sens de l’interdiction biblique du prêt à intérêt au sein du peuple du Dieu unique.

C’est encore dans cette logique que se place Jésus quand il dénonce l’idole romaine signifiée sur les monnaies par la figure de César à qui il la renvoie. Cela tandis qu’il la classifie, en accord avec le reste du judaïsme, sous la dénomination générique de l’idole Mammon.

D’où aussi son geste contre les vendeurs et les changeurs du Temple (Matthieu 21, 12-13) qu’il semblait pourtant falloir tolérer, à moins d’amener les animaux pour les sacrifices depuis des distances parfois considérables ! Mais la monnaie frappée d’une idole ne peut en aucun cas entrer dans le Temple du vrai Dieu. Face à cette difficulté, existait une monnaie du Temple, frappée du chandelier à sept branches. D’où les changeurs. N’entre dans le Temple qu’une monnaie sans idole frappée dessus. Or c’est précisément l’idée que la monnaie du Temple n’est pas idolâtre que Jésus remet en cause : l’investissement symbolique est de toute façon présent. Est-ce que vous vous imaginez, sous-entend Jésus, qu’en enlevant l’idole qui est sur la pièce, on enlève du même coup l’idolâtrie ? Est-ce que l’on peut mettre en parallèle Dieu et César, chacun sa monnaie ? Une figure pour l’un, le chandelier à sept branches pour l’autre ? Dieu et César chacun à la tête de deux banques d’État, avec possibilité de change, ou comme les pièces et billets en euros qui peuvent recevoir les symboles souverains de chaque État européen ? Est-ce qu’Ésaïe ne connaissait pas l’objection du sage artisan ?


Aux origines du capitalisme

Retenant la leçon, à sa façon, l’Église de l’Antiquité a élargi l’interdiction du prêt à intérêt, sous le nom d’ «usure».

Les juifs, communauté alors séparée des chrétiens - et dont la Loi n’interdit pas strictement le prêt à intérêt, on l’a dit, en dehors de la communauté du Dieu unique - et donc du reste de l’Empire romain, se voient confier la tâche bancaire interdite aux autres Romains, devenus chrétiens. Ça tombe bien, la plupart des autres métiers leur sont interdits ! Et on leur reprochera de faire ce qu’on les oblige de faire ! De gagner leur vie par le prêt. Chose intitulée, donc, « usure ».

Il n’en reste pas moins qu’apparaît de façon de plus en plus évidente que c’est bien le témoignage anti-idolâtrique qui est signifié par l’interdiction biblique de l’usure. Car quoi qu’on en veuille, il faut bien l’admettre, l’argent « travaille ».

C’est en ces lieux originaires du capitalisme moderne que sont les villes italiennes des XIIIe et XIVe siècles en commerce avec l’Orient, comme Venise et Florence, que la chose devient criante : commerçant et épicier, je veux importer et vendre de ces épices à la mode que l’on cultive en Orient. Pour cela, il me faut un navire. Hélas, je n’ai pas suffisamment d’assise financière pour me le procurer. J’emprunterai donc ! Mais voilà que mon prêteur sait bien que, lorsque j’aurai vendu les épices que j’aurai pu véhiculer grâce à son prêt, je serai plus riche que lui. Et cela sans avoir risqué gros puisque c’est son bien à lui que j’aurai exposé aux risques du naufrage, des pirates, etc. Confiance donc - trust en anglais - avec usage de papiers signés, de « chèques », comme disaient en leur langue les commerçants arabes de l’Orient d’alors. On comprend naturellement que se mette en place dès cette époque un système d’intéressement, celui qui a cours jusqu'à aujourd’hui, et dont on sait que l’éthique de Calvin a enseigné au monde à le déculpabiliser (*), au vu du fait que l’argent « travaille ». Le fait a été perçu dès les temps de la Bible hébraïque. Jésus y fait encore allusion dans la parabole des talents. Mais restait l’opération de déculpabilisation à opérer. C'est donc fait !

Il n’en demeure pas moins que l’ « argent » n’existe pas ! La leçon du livre d’Ésaïe garde toute son actualité. Il n’existe pas, et pourtant il travaille ! Il travaille et n’existe pas !

Explication en raccourci des crashes, de celui de 1929 à celui de 2008 ! Sachant que « l’argent travaille », on a cru qu’il existait. Et on a découvert, par une expérience tragique pour nombre de pauvres et de chômeurs, que son existence était bel et bien illusoire — l'argent est une convention symbolique, et rien de plus. L’expérience de 1929 n’a pas suffi, on l'a toujours su, on le sait tout à nouveau depuis 2008. La croyance en l’idole que l'on s'empresse de replâtrer a encore de beaux jours devant elle. Les crashes consécutifs aux spéculations n’ont pas manqué jusqu'à celui tout récent dont on nous dit que en sommes sortis,... enfin peut-être — mais pas de leurs cortèges de douleurs, de violences, de guerres. Il est hélas de fait que nombre de peuples, notamment des pays du Sud, paient au prix fort le cynisme des adeptes de l’idole inexistante — pétrole, café, cacao et guerres de déstabilisation…

« Vanité des vanités », disait l’Ecclésiaste. Dès lors, en deçà de l’idole, « rien de bon pour l’homme, sinon de manger et de boire, de goûter le bonheur dans son travail. J’ai vu, moi, que cela aussi vient de la main de Dieu » (Eccl 2, 24).


Conventions sur la valeur-travail de l’argent

Reste à ne pas encourager l’investissement du moyen d’échange qu’est la monnaie par l’idole que l’on a tendance à en faire. Pour cela, il importe de promouvoir un regard rationnel sur la valeur-travail de l’argent. En premier lieu il s’agit de ne pas perdre de vue des réalités comme, par exemple, les processus d’échange par lesquels tel produit qui a telle valeur au départ en a telle autre à l’arrivée — la question des intermédiaires. Sans parler des réalités bancaires, où il n’y a apparemment pas de matière visible à échanger — où l'on semble loin de la clarté du troc.

Il s’agit alors d'apprendre à vivre la valeur attribuée à l’argent comme lui étant attribuée, précisément ; et par qui ? Par ceux qui en usent comme moyen d’échange, tout simplement, sur un mode conventionnel. La violence potentielle dont les relations financières sont porteuses est largement fonction de l’opacité dont elles sont entourées — fonction de l’investissement « idologique » dont elles sont du coup cause et conséquence à la fois…

Ce qui est la racine du développement d’une valeur perçue à terme comme « autonome », et qui n’est rien d’autre que l’idole — comme quand le sculpteur a perdu de vue que ses deux morceaux de bois, celui qu’il brûle et celui qu’il « vénère » ont la même valeur-bois.

Et quand on sait la puissance, le pouvoir de nuisance de l’idole, pourtant inexistante !… on est fondé à ne pas rester de bois !


S’il fallait conclure…

« Thomas, l’un des Douze, celui qu’on appelle Didyme, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur". Mais il leur répondit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas !" » (Jean 20, 24-25). On sait qu’ensuite, le Ressuscité lui apparaît et lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » (Jean 20, 29).

Notons que Thomas n’a pas cru ce qu’il a vu (inutile : il l’avait vu !) mais parce qu’il a vu ! Ce qui n’est pas la même chose. Thomas constate : il voit et il croit ce que cela signifie : le Christ est ressuscité, Dieu s’est ici dévoilé. Ce que Thomas voit fait fonction de signe : signe d’une réalité qui dépasse infiniment les sens de Thomas.

Quel rapport entre ce qu’induit ainsi la foi au Ressuscité et notre sujet ? Le même rapport que celui qu’il y a entre le vrai Dieu qui se dévoile dans le Ressuscité et l’idole qui pour être vaine n’en produit pas moins une réalité - provisoire celle-là, contrairement au Dieu dévoilé dans le Ressuscité - ; réalité provisoire, vaine, corruptible, mais incontestable : l’argent « travaille » !

Entre le signe papier, nombre abstrait signifié sur un compte numérisé, et ce qu’il signifie est toute la question de notre rapport au signe, au symbole. De même qu’entre le contact de Thomas, ce qu’il voit, et la réalité, ce qu’il croit.

Nous voilà entre la vérité du Ressuscité que confesse Thomas (« mon Seigneur et mon Dieu ») et le mensonge de l’idole que dénonce Ésaïe ; la leçon est qu’il ne faut pas trop y croire, à l’argent : « vanité des vanités, dit le Qohéleth ». Tout passe, tout s’use : usure… «User de ce monde comme n’en usant pas», enchaîne Paul (1 Co 7, 31)…


R.P.
Cannes, Institut Stanislas,
4 décembre 2009


(*) Cf. Calvin, Lettre à Claude de Sachin : « Il est tout évident que l’usure que le marchand paye est une pension publique. Il faut donc bien aviser que le contrat soit aussi utile en commun... que nous considérions ce qui est expédient pour le public ». Cf. André Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, réed. 2008, Georg, Chêne-Bourg (Suisse) : Calvin a fait limiter le taux de l’intérêt à 5 puis 6,33 %, soit à un seuil bas par rapport aux taux pratiqués ailleurs à la même époque. Cf. Commentaire du Lévitique (ch. 25) du Deutéronome (ch. 23), du Psaume 15 et du Prophète Ézéchiel (ch. 18).




jeudi 3 décembre 2009

Revenant de visite…




« Curieusement les pasteurs d’ancien régime n’étaient pas censés visiter régulièrement leurs paroissiens », écrit Bernard Reymond (Le protestantisme et ses pasteurs, Labor & Fides, 2007, p. 66).

C’est le « curieusement » qui aujourd’hui semble étonnant ! Comment en est-on arrivé là ? Certes, il n’est pas exclu pour autant, précise Reymond, que le pasteur se rende chez des paroissiens, à l’occasion d’une invitation expresse, comme auprès d’un malade gravement affecté ou proche de la mort.

Mais rien de systématique dans « la visite » !


Cette pratique est d’invention récente, rappelle B. Reymond. On peut en faire remonter les premiers linéaments au XVIIIe siècle. « Dans une lettre du 30 janvier 1712 […], J.F. Ostervald annonçait », concernant Neuchâtel, avoir partagé la ville par quartiers et commencé la « visite des familles » ; initiant une « nouveauté dont les familles en question ne manquent pas d’être surprises », note Reymond, et pas toujours agréablement, loin s’en faut ! (cf. p. 68.)

Les choses en sont restées là jusqu’au XIXe siècle, où la pratique fait école. « Et les pasteurs s’y sont si bien mis que, surtout dans les régions protestantes, les paroissiens en sont venus à considérer leur visite à domicile comme un dû, jugeant sévèrement ceux qui ne s’y adonnent pas régulièrement » (p. 68).

On a oublié alors que, comme le résume le BIP (Bulletin d'information protestant 1652/1653 - juillet 2007, p. 13) faisant la recension du livre de B. Reymond : « la visite pastorale est une invention récente. Elle n'est ni une obligation, ni un dû ». Cet oubli marque depuis l’image pré-établie du rôle du pasteur.

D’où le « curieusement » qui étonne aujourd’hui, quand on ne sait plus que cette tradition récente était ignorée des Réformateurs, et où l’on voit un essentiel, parfois attendu comme mêlé d’un zeste de psychothérapie (sauf qu’un pasteur n’a pas une formation médicale de psychothérapeute !).

Et au jour, où comme le note Reymond (p. 69), la pratique des visites systématiques est devenue de plus en plus difficile, s’y appuie un excellent moyen de pression ! Comment charger la conscience d’un pasteur en vue de le mettre au pli ? Lui reprocher de ne pas faire assez de visites ! Facile, puisque de toute façon, il n’en fera jamais assez : il suffit de faire le calcul du nombre de familles en rapport avec le nombre moyen d’années dans un poste pour mesurer la valeur d’une telle pression… qui a pour seul effet certain de fragiliser le message pour lequel le pasteur est envoyé : seule la grâce sauve !

Avec comme effet secondaire de reporter sur le pasteur la responsabilité évidente des proches de s’occuper de leurs anciens et parents isolés (pour ceux des isolés qui ont des enfants ou des proches) ; et comme effet collatéral de cléricaliser, de sacerdotaliser le pasteur, censé être seul habilité à faire ce qui relève du service commun, d’une tâche diaconale (de service) partagée, service à l’égard de tous et plus particulièrement des isolés.




mercredi 2 décembre 2009

Im-posteur / un pasteur...



«Je ne suis jamais devenu philosophe»
écrit Jean-Luc Nancy — comme titre de son article d’un ouvrage collectif sur La vocation philosophique (présenté par Marianne Alphant, éd. Bayard, 2004).

«Je ne suis jamais devenu philosophe». Il explique :

«Ce n'est pas une formule de modestie par laquelle je voudrais signifier que je ne suis pas arrivé à maîtriser l'exercice de la philosophie, ni par conséquent à mériter le titre de philosophe. Bien évidemment, comme tout un chacun, je doute de ma maîtrise et de mon mérite, et je n'ai pas de peine à trouver autour de moi de quoi me faire mesurer mes insuffisances, si ce n'est de quoi me soupçonner d'imposture. [...]»

«Expérience inévitable» du philosophe dit-il. Propos irréfutable, qui vaut, ô combien a fortiori, pour le pasteur : est-on jamais devenu pasteur ? Évite-t-on, à porter ce titre, un sentiment d’imposture ?


Magritte - La reproduction



mardi 1 décembre 2009

Henry VIII - le lévirat et la Réforme




Ou : à quoi tient l'accession à la liberté religieuse !

Rick Wakeman - "Anne Boleyn" | The Six Wives of Henry VIII


Un Henri VIII hostile à la Réforme protestante y conduira, malgré lui, l'avenir de son pays en épousant Anne Boleyn...
Cela en passant, contre tous les principes de la Réforme, par une manipulation aventureuse de textes bibliques - usant de lois sur l'inceste indirect (Lévitique 20, 21 / un homme ne peut pas prendre la femme de son frère - vivant...) comme objection à celles sur le lévirat (Deutéronome 25, 5-10 / un homme doit épouser la veuve de son frère - donc décédé - laissée sans enfants) !...
Toute une herméneutique visant à invalider, concernant la virginité de sa première épouse Catherine d'Aragon - veuve de son frère -, la dispense du pape (qui en savait quoi ?... au fond...) - référence à une sorte de sacerdotalité du roi (Lévitique 21, 13-14 / la femme qu'épousait un prêtre devait être vierge...), etc. Eu égard à un mariage, qui quoiqu'il en fût, aurait pu au fond être légitimé par la loi du lévirat...


"J'ai vu toute l'œuvre de Dieu : l'être humain ne peut pas trouver l'œuvre qui se fait sous le soleil ; ce que l'être humain cherche avec peine, il ne le trouvera pas ; et même si le sage prétend connaître, il ne peut pas trouver. " (Ecclésiaste 8, 17)