vendredi 26 mars 2010

Anges et dieux


Le livre biblique de Daniel (10,13) mentionne un être céleste expliquant à Daniel : « Le prince du royaume de Perse m'a résisté vingt et un jours ; mais Michel, l'un des premiers princes, est venu à mon secours, et je suis resté là, auprès des rois de Perse. »

Wenders - Les ailes du désir

Où il est donc question d'anges des nations, renvoyant au livre du Deutéronome (32, 8) :
8 Quand le Très-Haut donna un patrimoine aux nations, quand il sépara les humains, il fixa les limites des peuples d'après le nombre des fils d'Israël ;
9 car la part du SEIGNEUR (YHWH), c'est son peuple.


Cf. Genèse 10, qui donne 70 nations, parallèlement à Genèse 46, 27 : « total des gens de la maison de Jacob qui vinrent en Égypte : soixante-dix. »

La version grecque des LXX traduit ce texte du Deutéronome, selon les manuscrits, « anges de Dieu » ou « fils de Dieu » : « Quand le Très haut divisait les nations, quand il séparait les fils d'Adam, il a mis les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. »

Les deux idées, « le nombre des fils d'Israël » ou « le nombre des anges de Dieu », ne sont par forcément contradictoires, mais peuvent renvoyer à deux niveaux de lecture, dans la perspective de la transposition, telle qu'on la retrouve dans le livre de Daniel (10, 13) / ange de la Perse vs Michel, ange figure du Dieu irreprésentable (selon son nom : « qui est comme Dieu ? »), gardien d'Israël.

(L'origine des « anges gardiens » pourrait se trouver en Perse, d'abord anges des nations avant d'être, par la suite, individualisés...)

On a un vis-à-vis, dans une ambivalence des termes entre princes célestes (anges) et prince terrestre (rois). Cf. Daniel 10, 13.

De la Perse à la Grèce, on retrouve ce phénomène de transposition, qui fait qu'un juif hellénistique comme Philon d'Alexandrie retrouve dans les anges de la littérature biblique les daimonia de la tradition grecque. Démon de Socrate comme oracle de Delphes : une parole de sagesse, due éventuellement à un sage du passé, est reçue comme génie intérieur inspirant la sagesse.

*

Où l'on rejoindrait l'approche d'Évhémère, né aux alentours de 316 av. J.-C., un mythographe grec de la cour de Cassandre et auteur d'un roman de voyage fantastique l'Écriture sacrée.

Dans son roman il présente la théorie de l'évhémérisme. Son œuvre a été traduite en latin par Ennius. Il présente dans son roman les dieux grecs comme étant des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Le roman présente un voyage initiatique qu’il aurait effectué dans une île nommée Panchée où il aurait pu contempler une colonne d’or sur laquelle auraient été racontées les actions, mais aussi la mort de divers hommes portant les mêmes noms que les divers dieux grecs. Ainsi, Zeus aurait été un souverain sage et bienfaisant, Aphrodite une courtisane du roi de Chypre qui en aurait fait une déesse et Athéna une reine guerrière. Sextus Empiricus, qui rapporte les propos d’Évhémère, donne une vision quelque peu différente de la théorie d’Évhémère : dans ce cas, les divinités de ces hommes n’étaient pas dues aux honneurs de l’immortalité que leur aurait conférée d’autres hommes, mais à un titre qu’ils se seraient eux-mêmes attribué. Ainsi, Sextus Empiricus écrit dans Contre l’enseignement des sciences :

« Évhémère, surnommé l’Athée, dit ceci : lorsque les hommes n’étaient pas encore civilisés, ceux qui l’emportaient assez sur les autres en force et en intelligence pour contraindre tout le monde à faire ce qu’ils ordonnaient, désirant jouir d’une plus grande admiration et obtenir plus de respect, s’attribuèrent faussement une puissance surhumaine et divine, ce qui les fit considérer par la foule comme des dieux. »

Plus tard des écrivains chrétiens reprendront parfois sa théorie.

Il y aurait transposition à une fonction céleste des personnages marquants, héros et ancêtres – ce que l'on retrouve dans toutes les civilisations à travers des pratiques comme le culte des ancêtres...



René Girard explique une des voies d'exaltation, paradoxale, de personnages marquants, cela à travers sa conception du mimétisme et de son débouché.

Le mimétisme : si deux individus désirent la même chose, dit-il, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige.

Il suffit d’observer la naissance d’un querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou ce qui revient évidemment au même d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune — ce désir partagé qui lui donne tant de valeur ? Et on reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir — ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que Girard appelle la «crise mimétique») — fruit du péché, qui nous poursuit ensuite par la culpabilité.

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible).

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que Girard appelle la "crise mimétique").

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon la Bible).

C’est ainsi qu'au paroxysme de la crise de tous contre tous peut intervenir ce « mécanisme salvateur » : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c'est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C'est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même. Plus les rivalités pour le même objet s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres.

Où on retrouve bien sûr, l’idée de sacrifice. C’est ainsi, précisément, qu’au paroxysme de la crise de tous contre tous peut intervenir ce «mécanisme salvateur» du groupe : le tous contre tous violent peut se transformer en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un «bouc émissaire» ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres.

À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’il se pourra qu’un individu (ou une minorité) polarise l’appétit de violence.

Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique (ou une minorité).

Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée – par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix.

C’est la genèse du religieux selon Girard, du sacrifice rituel comme répétition de l’événement violent fondateur.

Si les explorateurs et ethnologues n’ont pu être les témoins de semblables faits fondateurs des rites, qui peuvent remonter à la nuit des temps, les preuves indirectes abondent, comme l’universalité du sacrifice rituel dans toutes les communautés humaines et les innombrables mythes les expliquant qui ont été recueillis chez les peuples les plus divers. 

Chagall - Icare

Et on reconnaît dans cette crise l'enclenchement d'une crise comme celle débouchant sur le massacre de la saint-Barthélémy, par exemple, pour la France... Pour la saint-Barthélémy, c'est la minorité protestante qui est ciblée (exutoire de la violence qui couvait, ne serait-ce que pour des raisons économiques : les récoltes ont été mauvaises. Il peut y avoir, il y a eu en l'occurrence, d'autres motifs, bien sûr).

Cela a très souvent concerné les juifs, avant et après la saint-Barthélémy, en tant que minorité. Un événement déclencheur et un massacre qui ne peut plus s'arrêter ! Phénomène similaire à des époques très récentes, du Rwanda à l'ex-Yougoslavie.

Mais l'illégitimité de cette violence va déboucher sur une sorte de réhabilitation des victimes. Pour la saint-Barthélémy, elle deviendra un symbole riche, repère aussi bien pour les Lumières que pour les révolutionnaires, référence future pour le fondement de la démocratie – appuyée sur, et légitimée par, un « plus jamais ça ».

« Plus jamais ça » ! Eh bien c'est précisément ce cycle infernal pour un « plus jamais ça » que les sacrifices rituels mettent entre parenthèse tandis que Jésus – et c'est là le sens de la violence de sa réaction contre Pierre « Derrière moi, Satan! » – Jésus y met fin en ne s'y prêtant pas, en ne répliquant pas, en mourant, donc.

Une seule solution contre le cycle sans fin de la violence : le pardon – déjà dans nos relations quotidiennes. Ce qui suppose l'acceptation de la violence contre soi – pour la stopper. Jésus acceptant la croix : c'est là sa mission. Peu dans l'histoire ont compris cela, même après Jésus. Un Martin Luther King, par ex., est de ceux qui ont compris. D'où l'importance de son message en actes.

Peu l'ont compris. Voilà pourquoi Jésus dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Jésus est venu pour mettre fin à un cycle infernal qui est tout simplement ce qui empêche, ce qui bloque (on appelle cela un scandale – ce qui bloque).

Jésus stoppant le cycle de la violence se fait lui-même, qui est innocent, la victime qui met fin aux sacrifices par lesquels on détournait provisoirement la violence. Voilà ce que dit, en ses termes à elle, l’Épître aux Hébreux.

Nous voilà avec un bouleversement total de la fonction angélique, entrant dès lors dans une dimension paradoxale, où l'ultime, le divin, ne se signifie plus dans les personnages glorieux, héros ou ancêtres, mais précisément où il semble tout sauf divin : c'est le thème chrétien du paradoxe de la croix, où semble se résoudre et aboutir toute angélologie, avant même que ne soit remise en question sa dimension cosmologique sous la lunette de Galilée... avec des conséquences qui feront l'objet de notre prochaine séance.



jeudi 25 mars 2010

Le Qohéleth — vie et morale



Ecclésiaste 9
2 Tout arrive également à tous :
même sort pour le juste et pour le méchant,
pour le bon,
pour le pur et pour l'impur,
pour celui qui sacrifie et pour celui qui ne sacrifie pas ;
il en est du bon comme du pécheur,
de celui qui prête serment comme de celui qui craint le serment.


Tout comme pour ‘le religieux’, ‘le moral’ n’a pas pour fin de modifier ce qui nous advient, n’a pas pour fin non plus d’obtenir quelque rétribution…

Ecclésiaste 8, 12 : « le pécheur peut mal agir cent fois et prolonger son existence… »

Poursuivons toutefois la lecture de ce texte :

Ecclésiaste 8
12 Le pécheur peut mal agir cent fois et prolonger son existence, je sais pourtant, moi, qu'il y aura du bonheur pour ceux qui craignent Dieu, parce qu'ils ont de la crainte devant lui ;
13 mais il n'y aura pas de bonheur pour le méchant, et il ne prolongera pas ses jours, pas plus que l'ombre, parce qu'il n'a pas de crainte devant Dieu.

L’Ecclésiaste laisserait-il alors percer une éthique de la rétribution ?, une conviction intime selon laquelle au-delà des apparences, bien agir ouvrirait des lendemains meilleurs ? — « je sais pourtant… »

Cette conviction intime contredirait-elle le début du verset selon lequel il n’y a apparemment pas de rapport entre bien ou mal agir et ce qui nous arrive ? Ou renvoie-t-elle à un tout autre niveau, ouvrant alors vers le développement qui suit :

Ecclésiaste 8
14 C'est une futilité qui a cours sur la terre : il y a des justes dont le sort conviendrait à l'œuvre des méchants, et des méchants dont le sort conviendrait à l'œuvre des justes. Je dis que c'est encore là une futilité.

… Annonçant le chapitre suivant, Ecclésiaste 9, 1 : tout est « entre les mains de Dieu. Ni l'amour, ni la haine, l'homme ne les connaît, tout cela le devance »

…Et donc, « même sort pour le juste et pour le méchant » (9, 2)…

Evoquant le livre des Proverbes (1, 33) et le Psaume 37, l’Ecclésiaste (8, 12-13) avancerait donc l’objection qu’on lui opposerait volontiers, voulant que les injustes s’exposent à une rétribution redoutable et termes d’échecs, de maladies, de mort-même — rétribution que ne connaîtraient pas les justes, ou pas avec la même intensité.

L’Ecclésiaste connaît évidemment l’objection, mais ne fait pas cette interprétation-là des textes sur lesquels elle s’appuie…

Giorgio de Chirico, Le Rêve transformé, 1913

« Tout cela devance l'humain » (9, 1). Nous voilà à nouveau au cœur de la question : nous sommes entés sur une mémoire qui précède même nos actes moraux ou immoraux, un acquis mémoriel collectif qui fait esprit du temps et qui relativise ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Car ce qui nous devance, c’est « l'amour comme la haine, l'être humain ne les connaît pas, tout cela le devance » !

On pourrait, en termes contemporains, parler d’ « inconscient collectif », cette épaisseur mémorielle partagée qui joue un si grand rôle dans l’établissement d’une éthique de société.

Ce qui est moral s’avère alors être fort variable en fonction des temps et des moments ; pouvant même éventuellement broyer qui ne se plie pas à l’esprit du temps — et fonder un sort catastrophique pour le juste.

Le bonheur promis dans un comportement moral est alors d’une toute autre nature, en un tout autre domaine que ce que l’on envisagerait — d’où la tentation de le renvoyer à des lendemains hypothétiques auxquels l’Ecclésiaste a montré qu’il n’en faisait aucun cas.

Notons alors la contradiction apparente entre Ecclésiaste 8, 12 : « le pécheur peut mal agir cent fois et prolonger son existence » et Ecclésiaste 8, 13, le verset suivant : « il n'y aura pas de bonheur pour le méchant, et il ne prolongera pas ses jours, pas plus que l'ombre, parce qu'il n'a pas de crainte devant Dieu. »

Alors, il prolongera son existence ou pas ?… Euh : les deux ! Il peut effectivement prolonger son existence, indépendamment de ce qu’il fait (comme tout le monde), mais il ne la prolongera évidemment pas éternellement (comme tout le monde). Et le concernant, précise l’Ecclésiaste, c’est « parce qu'il n'a pas de crainte devant Dieu. »

Ce n’est pas le sort qui change : la tombe de toute façon, pour les uns comme pour les autres. Ce qui change c’est son côté sanction de la vanité (pour les uns comme pour les autres) : la sanction tombe en termes de : à quoi bon s’être comporté avec injustice, se comporter avec injustice — c’est-à-dire, ne nous leurrons pas, dans le malheur intérieur —, quand cela ne débouche de toute façon que sur la tombe ?

Quand la crainte de Dieu, et l’agir juste, fondent au contraire une liberté et un vrai bonheur, en ce temps, parce que précisément on sait que l’injustice ne porte pas de fruit de bonheur, ni pour la victime, ni pour l’auteur de l’injustice.

« Il y aura du bonheur pour ceux qui craignent Dieu, parce qu'ils ont de la crainte devant lui »… Le texte ne dit pas : « le juste prolongera ses jours parce qu'il n'a pas de crainte devant Dieu ». Non, aucun garantie sur la durée ! Simplement il y aura du bonheur, qui fera défaut à l’injuste, dont la vie ne se prolongera pas non plus.

Autant donc opter pour le bonheur, qui est lié à la bonté, et à un ancrage moral dans la crainte de Dieu et l’observance de sa Loi — cela contre la morale du temps, morale moutonnière souvent immorale en regard des préceptes de Dieu ; c'est-à-dire préceptes référant à l'Autre et dessinant qu’ « il y a de l'autre », qui appelle au respect. Où l’on revient à la conclusion du ch. 12. Outre l’aspect religieux — « crains Dieu » —, cela vaut aussi pour l’aspect moral — « observe ses commandements » —, « c’est là tout l’homme », l’humain en plénitude, en ce temps-ci.





samedi 6 mars 2010

"L’Église est-elle une entreprise comme les autres ?"


Animée par le Conseil régional ERF en PACCA


Quand on m’a proposé d’aborder la question qui nous est posée — « l’Église est-elle une entreprise comme les autres ? » — sous un angle ecclésiologique et théologique, j’ai été fort tenté d’inverser la proposition : « notre (petite) entreprise est-elle une Église comme les autres ? »…

Cet angle, ecclésiologique et théologique, renvoie à mon sens à un moment ou à un autre à la notion assez classique, mais importante en théologie réformée, d’Église invisible.

Dans son histoire, la tradition réformée a perçu cette notion-là d’une façon telle qu’elle relativise ipso facto l’Église historique, qui n’a en principe pas d’autre ambition que d’être une humble expression de l’Église invisible. Celle-là seule est au fond concrètement universelle — tandis que « notre communauté de… en est pour nous le visage immédiat », comme le dit une des prières d’intercession de nos liturgies, proposée à l’occasion des baptêmes.

C’est une Église comme les autres, du coup, que notre Église, avec cette caractéristique de se vouloir encore plus comme les autres qu’un certain nombre d'autres, qui semblent parfois laisser penser qu’elles sont un peu plus que les autres, expression, voire réalisation exclusive, de l’Église universelle !

Nous voilà donc avec comme revendication la participation à une communauté humaine, trop humaine sans doute, et du coup en proie à la tentation de se prendre pour une entreprise comme les autres !… Et comme les autres dotée du meilleur système de fonctionnement, que les autres devraient — tout de même — nous envier !

C’est ainsi que nous nous retrouvons d’emblée au cœur d’un paradoxe, où sous le prétexte de l’humilité de notre système d’Église, on est tenté de succomber à ce comble de l’humilité qui professe : en matière d’humilité, nous sommes imbattables, nous surpassons tout le monde !

Et du coup, nous voilà embarqués à défendre bec et ongles notre système, dit « presbytérien synodal », quand il est largement système « 1905 » de la République française, qui n’existait pas au XVIe siècle… ni même au temps du Nouveau Testament…

Notre système remarquable risque ainsi paradoxalement de devenir l’objet de notre proclamation, quand précisément, il est un système contingent, censé être le plus efficace pour proclamer une parole qui le précède infiniment, la parole qui fonde nos êtres…

Ne doutant pas de la pertinence du système presbytérien synodal, je propose cependant, et justement, qu’on essaie de ressaisir sa pertinence, qui est précisément de ne pas perdre son efficacité en s’auto-contemplant. C’est là que j’en viens au texte biblique, en regard duquel les réformateurs ont proposé la mise en perspective de l’Église historique en regard de l’Église invisible. Un thème souligné de façon saisissante par l’Épître aux Éphésiens.




Éphésiens 1
9 Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le projet bienveillant qu'il s'était proposé en lui,10 pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : récapituler tout dans le Christ, ce qui est dans les cieux comme ce qui est sur la terre.

20 Il a mis en œuvre dans le Christ [l'opération souveraine de sa force], en le réveillant d'entre les morts et en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes,
21 au-dessus de tout principat, de toute autorité, de toute puissance, de toute seigneurie, de tout nom qui puisse se prononcer, non seulement dans ce monde-ci, mais encore dans le monde à venir.
22 Il a tout mis sous ses pieds
et l'a donné comme tête, au-dessus de tout, à l'Église
23 qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous.


Éphésiens 2
12 Vous étiez [auparavant] sans Christ, sans droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde.
13 Mais maintenant, en Jésus-Christ, vous qui autrefois étiez loin, vous êtes devenus proches, par le sang du Christ.

19 Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers ni des exilés ; mais vous êtes concitoyens des saints, membres de la maison de Dieu.
20 Vous avez été construits sur les fondations constituées par les apôtres et prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre de l'angle.
21 C'est en lui que toute construction bien coordonnée s'élève pour être, dans le Seigneur, un sanctuaire saint.
22 C'est en lui que, vous aussi, vous êtes construits ensemble pour être une habitation de Dieu, dans l'Esprit.


Éphésiens 3
4 Vous pouvez comprendre l'intelligence que j'ai du mystère du Christ — poursuit Paul, donné comme l’auteur de l’Épître.
5 Ce mystère n'avait pas été porté à la connaissance des fils des hommes dans les autres générations comme il a été révélé maintenant par l'Esprit à ses saints apôtres et prophètes :
6 à savoir que les nations, les non-Juifs, ont un même héritage, sont un même corps et participent à la même promesse, en Jésus-Christ, par la bonne nouvelle.

8 Cette grâce m’a été accordée d'annoncer aux nations, comme une bonne nouvelle, la richesse insondable du Christ
9 et de mettre en lumière pour tous la réalisation du mystère caché de tout temps en Dieu, le créateur de tout ;
10 afin que la sagesse de Dieu, dans sa grande diversité, soit maintenant portée, par l'Église, à la connaissance des principats et des autorités dans les lieux célestes
11 selon le projet éternel qu'il a réalisé en Jésus-Christ, notre Seigneur.



Ayant posé ces préalables, l’Épître poursuit en parlant de choses très concrètes par lesquels ces réalités de la foi se manifestent en ce temps-ci en termes d’éthique. En parlant aussi de choses qui indiquent que cet idéal reste différé quand persistent les modes de fonctionnement de la société du temps — avec des conseils malgré tout bien conventionnels, concernant la domesticité, par exemple.

L’Église historique en devient pierre d’attente du Royaume dont l’Église invisible figure les prémisses.

Pierre d’attente d’un jour du salut différé depuis l’énonciation de la promesse, donnée à Abraham, et allant dans l’histoire de rebondissements en rebondissements, dont celui que souligne l’Épître aux Éphésiens est l’élargissement de l’Alliance à toutes les nations — comme dévoilement d’un mystère dont l’origine précède la fondation du monde.

Rebondissement et pierre d’attente d’un Royaume différé, dont l’Épître aux Hébreux parle ainsi — Hébreux 4, citant le Psaume 95 :
7 Il institue encore un jour — « aujourd'hui » — en disant bien longtemps après [l’Exode, au Ps 95,] par David, comme il a été dit plus haut :
Aujourd'hui, si vous entendez sa voix, ne vous obstinez pas.
8 En effet, si Josué leur avait donné le repos, il n'aurait pas, après, parlé d'un autre jour.


Le temps et l’histoire se déploient face à un mystère qui précède infiniment l’Église historique et toutes ses expressions, du livre de Josué à nos jours, et qui fonde la conviction des réformateurs selon laquelle l’organisation de l’Église relève de telle ou telle culture, et est vouée au service de la parole qui la précède et la fonde.

D’où le système presbytérien synodal qui s’est en général imposé pour sa souplesse et sa fonctionnalité. Où donc, il serait mal venu d’en faire une espèce d’organisation qui aurait toutes les caractéristiques d’un conseil administration d’entreprise, mais relevant de l’idéal tout de même.

Évidemment, cela va sans dire, mais bien sûr cela va mieux en le disant, pour ne pas le perdre de vue : cet organisme-là n’existe que pour délivrer en paroles et en actes un message qui le précède et le fonde, et qui est appelé à voir son véhicule historique — ses véhicules historiques, que sont les Églises et leurs organisations, disparaître pour laisser place à la plénitude du Règne de Dieu dont l’Église invisible est prémisse.

Et, il s’agit aussi de ne pas le perdre de vue non plus, ce jour est toujours en attente — on a entendu le rappel de l’Épître aux Hébreux : c’est toujours aujourd’hui, ce jour-là…

Où l’Église est toujours appelée à sa propre dépossession pour être fidèle à ce pourquoi elle est envoyée. C’est là que se fonde ce que revendique si haut l’Église réformée : être humaine, à la limite trop humaine, parce qu’elle et son humanité n’ont pas leur source en elle-mêmes.

Peut-être sommes-nous trop tentés de l’oublier, et d’oublier par là-même que notre renouveau toujours à l’ordre du jour n’a pas sa source en nous-mêmes.

RP
Sanary, 6.03.10


L'Enterprise, un vaisseau pas comme les autres, dans Star Trek