vendredi 30 avril 2010

"Couple désire bénédiction"


«Couple désire bénédiction». Tel est le titre du dossier du numéro 350 d’Échanges (magazine de l’Église réformée de France en PACCA, mai 2010).

Voilà un dossier qui, s’interrogeant sur la possibilité de bénir religieusement des couples non-mariés, «pacsés» (ou pas, éventuellement), tend, tout bien pesé, à n’opposer que peu de réserves à une telle option : peut-on refuser de «dire du bien», selon l’étymologie de «bénir» ?

Une option et une ouverture qui me laissent bien perplexe : qu’implique la mise en balance de cette «ouverture» et du «légalisme» (avec ce que ce qualificatif peut avoir de péjoratif) qui consiste à s’en tenir à la loi républicaine — laquelle prévoit de sanctionner tout ministre du culte qui procèderait à des «cérémonies religieuses de mariage sans que lui ait été justifié l'acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l'état civil» (Code pénal, article 433-21) ? La sanction pour le ministre du culte procédant «de manière habituelle» à des cérémonies nuptiales hors mariage civil étant «de six mois d'emprisonnement et de 7500 euros d'amende» (Code pénal, ibid.), a-t-on alors dans le dossier d’Échanges une invite, contre le «légalisme», à jouer les «martyrs» ? Et pour quelle cause ?

De telles cérémonies, qu’on les appelle «mariages religieux» ici, «bénédictions nuptiales» là, «rites traditionnels» ailleurs, de telles cérémonies qui se passeraient, jusqu'à nouvel ordre législatif, du préalable «passage à la mairie» se poseraient au bout du compte d’une façon ou d’une autre comme autant d’alternatives au mariage civil. Ce qui, dans le contexte actuel, revient tout simplement à ouvrir un boulevard aux intégrismes — et cela, oh comble, au nom d’une volonté libérale !… —, que ces «ouvertures libérales» consistent à se passer carrément de tout acte civil, ou même qu’elles ne consistent qu’à «bénir les pacs» !

Se passer du mariage civil avant de donner une bénédiction nuptiale revient, en avalisant ipso facto une union qui n’a pas été préalablement reconnue comme mariage par la société commune, à faire fi de l’acquis du processus historique libérateur débouchant sur la mise en place d’un état civil qui en soit vraiment un ; en remplacement de la pratique antérieure, quand le culte officiel chargé de l’état «civil» était reconnu de facto comme «plus égal» que les autres. L’état civil, et donc le mariage civil, du fait même de sa rigueur «légaliste», a voulu mettre tous (quel que soit leur culte ou leur absence de culte) sur le même plan.


Et voilà qu’il y aurait un «signe d’ouverture» à contourner cet acquis à l’occasion de la loi prévoyant un assouplissement des exigences et donc des garanties de l’union matrimoniale, à savoir le pacs.

«Signe d’ouverture», certes… en faveur des intégristes !…

En premier lieu en faveur des intégristes catholiques entendant déjà brandir le sérieux de leur rite comme alternative, ou complément indispensable au rite civil, complément par lequel seul le mariage deviendrait complet. Merveilleux cadeau aux intégristes catholiques qui n’ont jamais pleinement accepté le mariage civil — à l’opposé du protestantisme qui l’a toujours reconnu comme étant le mariage plénier.

Un tel «signe» relativisant le seul mariage reconnu jusque là par le protestantisme, le mariage civil, a aussi tout pour favoriser les intégristes islamistes, lesquels tiennent à la possibilité de la répudiation, pour laquelle le pacs offre tout de même d’autres ouvertures que le mariage proprement dit, qui induit, en cas de divorce, une plus nette garantie des droits que celle qu’offre la rupture d’un pacs.

Plus que cela, l’ouverture, au nom du refus du «légalisme», vers une bénédiction de tout couple la désirant (puisqu’on ne saurait refuser de «dire du bien») peut aisément s’étendre à des unions pas forcément monogames ! Ici le mariage civil (ou le pacs) devient l’élément légal (facultatif) pouvant concerner une seule conjointe, les observances religieuses et autres bénédictions selon des pratiques intégristes islamistes autorisant pleinement la polygamie (et la répudiation) étant, aux yeux de leurs tenants, le rite essentiel, prendrait-il le titre de «bénédiction». Un rite qui prétend ne contredire nullement la loi républicaine — se contentant de la contourner !

Ainsi, a-t-on récemment entendu clamer : «à ce que je sache, les maîtresses ne sont pas interdites en France, ni par l'islam. Peut-être par le christianisme, mais pas en France». On reconnaît les termes, d’actualité récente, posés cyniquement par le mari d’une seule femme et de plusieurs «maîtresses», ou épouses «traditionnelles» mais non «civiles», toutes en niqab.

Où les «généreux» «messages d’accueil» et «signes ouverture» vers le dépassement du «légalisme» qui respecte scrupuleusement le mariage civil, deviennent autant de signaux vers une régression des droits acquis difficilement au temps des obligations rituelles de l’Ancien Régime.

*

Annexe : la Constitution de l'Eglise Protestante Unie de France sur la bénédiction nuptiale :

Article 34 – Bénédiction d’un couple à l’occasion de son mariage

§ 1 – Entretiens préparatoires
Au cours d’au moins un entretien préparatoire, le pasteur ou le titulaire d’un mandat rappelle aux époux la signification et l’importance de la célébration civile du mariage et approfondit avec eux le sens de la bénédiction de Dieu qu’ils demandent.

§ 2 – Bénédiction
La bénédiction d’un couple à l’occasion de son mariage a lieu au cours d’un culte public, célébré habituellement dans un lieu de culte. L’annonce en est faite au cours d’un culte paroissial précédant la bénédiction nuptiale.

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Règlement d’application de l’article 34

A – Mariage civil
La bénédiction d’un couple à l’occasion de son mariage ne peut être donnée que si les époux produisent un certificat de mariage délivré par l’autorité civile.

B – Interrogations sur la bénédiction
Si, après avoir rencontré les intéressés, le pasteur, ou le titulaire d’un mandat, demeure hésitant sur la réponse à donner à une demande de bénédiction d’un couple à l’occasion de son mariage, il est invité à demander l’avis de l’instance compétente.

C – La bénédiction d’un couple à l’occasion de son mariage peut avoir lieu lorsque l’un au moins des conjoints se déclare chrétien ou s’engage dans la préparation de son baptême.
Si l’un des conjoints, de confession chrétienne, n’est pas protestant, il est possible qu’un ministre de l’Église du conjoint non protestant participe à la célébration. Dans ce cas, les engagements sont pris devant l’officiant de l’Église d’accueil.
Un mariage civil ne peut recevoir une bénédiction religieuse que dans une seule Église.
La présence d’au moins deux témoins est requise.


lundi 19 avril 2010

Le Qohéleth — la sagesse est-elle bien sage ?



Le Qohéleth — et ‘le sage’
La sagesse est-elle bien sage ? Ou : est-ce bien raisonnable ?


I. Une activité futile et douloureuse

Ec 1, 13-18
13 J’ai appliqué mon cœur à rechercher et à sonder par la sagesse tout ce qui se fait sous les cieux : c’est là une occupation pénible, à laquelle Dieu soumet les fils de l’homme.
14 J'ai vu toutes les œuvres qui se font sous le soleil : tout n'est que futilité et poursuite du vent.
15 Ce qui est courbé ne peut être redressé, ce qui manque ne peut être compté.
16 J’ai dit en mon cœur : Voici, j’ai grandi et surpassé en sagesse tous ceux qui ont dominé avant moi sur Jérusalem, et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de science.
17 J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie ; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent.
18 Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.


Le constat du Qohéleth pose la question : est-ce qu'il est bien raisonnable d'opter pour la sagesse ? Ah quoi bon s'infliger ce qui semble n'apporter que fatigue, « occupation pénible », avec comme « bénéfice », chagrin et douleur à proportion de la science acquise !


Resterait à opter pour la voie du désespoir joyeux...


II. Avantages de la folie ?

Ec 2, 3 & 9-26
3 Je résolus en mon cœur de livrer ma chair au vin, tandis que mon cœur me conduirait avec sagesse, et de m’attacher à la folie jusqu’à ce que je visse ce qu’il est bon pour les fils de l’homme de faire sous les cieux pendant le nombre des jours de leur vie. […]

9 Je suis devenu grand, j'ai surpassé tous ceux qui étaient avant moi à Jérusalem,
et ma sagesse demeurait avec moi.
10 Tout ce que mes yeux ont réclamé, je ne les en ai pas privés ; je n'ai refusé aucune joie à mon cœur ; car mon cœur se réjouissait de tout mon travail ; c'est la part qui m'est revenue de tout ce travail.
11 Et moi, je me suis retourné vers toutes les choses que mes mains avaient faites, le travail pour lequel j'avais tant peiné : tout n'est que futilité et poursuite du vent, il n'en résulte aucun avantage sous le soleil.
12 Et moi, je me suis retourné pour voir la sagesse, la démence et la folie. — En effet, que fera celui qui succédera au roi ? Ce qu'on a déjà fait.
13 Et moi, j'ai vu ceci : l'avantage de la sagesse l'emporte sur celui de la folie, comme l'avantage de la lumière sur celui des ténèbres ;
14 le sage a des yeux pour voir, mais l'homme stupide marche dans les ténèbres. Pourtant je sais, moi, qu'un même sort les attend tous les deux.
15 Je me suis dit : Le sort de l'homme stupide m'attend, moi aussi ; pourquoi aurai-je alors montré, moi, davantage de sagesse ? Et je me suis dit que c'est là encore une futilité.
16 Car le sage ne laisse pas de souvenir pour toujours, pas plus que l'homme stupide ; à mesure que les jours passent, tout est oublié. Le sage meurt bel et bien comme l'homme stupide !
17 J'ai donc détesté la vie, car pour moi l'œuvre qui se fait sous le soleil est mauvaise, puisque tout n'est que futilité et poursuite du vent.
18 J'ai détesté tout le travail que j'ai fait sous le soleil, et que je dois laisser à celui qui me succédera.
19 Qui sait s'il sera sage ou fou ? Pourtant, il aura pouvoir sur tout le travail que j'ai fait avec sagesse sous le soleil ! C'est encore là une futilité.
20 J'en suis venu à me décourager de tout le travail que j'avais fait sous le soleil.
21 Y a-t-il quelqu'un qui a travaillé avec sagesse, connaissance et succès, voilà que sa part est donnée à quelqu'un qui n'y a pas travaillé. C'est encore là une futilité et un grand mal.
22 En effet, que revient-il à l'être humain de tout le travail et de la préoccupation qu'il s'est donnés sous le soleil ?
23 Tous ses jours ne sont que tourments, ses occupations contrariétés ; même la nuit son cœur n'a pas de repos. C'est encore là une futilité.
24 Il n'y a de bon pour l'être humain que de manger, de boire et de voir le bonheur dans son travail ; moi, je l'ai vu, cela vient de Dieu.
25 Qui donc peut manger et éprouver du plaisir, en dehors de moi ?
26 Car à celui qui lui est agréable, il donne la sagesse, la connaissance et la joie ; mais au pécheur il donne pour occupation de recueillir et d'amasser, afin de donner à celui qui est agréable à Dieu. Ce n'est encore là que futilité et poursuite du vent.


Voilà donc qu'il n'y a pas grand chose au bout de la folie !... Où se pose à nouveau la question, qui va conduire l'Ecclésiaste à peser la sagesse sous les angles divers de son apport, et du bénéfice partagé, et donc politique, notamment (mais aussi concernant le couple – Ec 9, 9). Où l'on retrouve un classique : la fonction de la sagesse et de sa recherche, de sa fréquentation, de son amitié, bref de la philosophie n'est pas celle d'une fin en soi, mais d'un retour vers la Cité, pour un bien partagé, et non pour la tentante fuite au désert.


III. Avantages de la sagesse ?

Ec 4, 13 Mieux vaut un enfant pauvre et sage qu’un roi vieux et insensé qui ne sait plus écouter les avis...

Ec 6, 8 Quel avantage le sage a-t-il sur l'insensé ? quel avantage a le malheureux qui sait se conduire en présence des vivants ?

Ec 7, 4-25
4 Le cœur des sages est dans la maison de deuil ; le cœur des gens stupides dans la maison de joie.
5 Mieux vaut écouter les reproches d'un sage qu'être homme à écouter la chanson des gens stupides.
6 Comme les épines qui crépitent sous la marmite, tel est le rire des gens stupides. C'est encore là une futilité.
7 L'oppression fait du sage un fou ; les cadeaux font perdre la raison.
8 Mieux vaut la fin d'une chose que son commencement ; mieux vaut un esprit patient qu'un esprit hautain.
9 Ne te presse pas d'être contrarié dans ton esprit, car c'est sur le sein des gens stupides que repose la contrariété.
10 Ne dis pas : « Pourquoi les jours passés étaient-ils meilleurs que ceux-ci ? » Car ce n'est pas la sagesse qui te ferait poser cette question.
11 La sagesse vaut un patrimoine, elle est un avantage pour ceux qui voient le soleil.
12 Car à l'ombre de la sagesse on est comme à l'ombre de l'argent ; l'avantage de la connaissance, c'est que la sagesse assure la vie des sages.
13 Regarde l'œuvre de Dieu : qui pourra redresser ce qu'il a courbé ?
14 Au jour du bonheur, sois heureux, et au jour du malheur, regarde : Dieu a fait l'un exactement comme l'autre, de telle sorte que l'être humain ne trouve rien de son avenir.
15 J'ai vu tout cela pendant mes jours futiles. Il y a tel juste qui disparaît par sa justice, et tel méchant qui prolonge son existence par sa méchanceté.
16 Ne sois pas juste à l'excès et ne te montre pas trop sage : pourquoi te détruirais-tu ?
17 Ne sois pas méchant à l'excès, ne sois pas fou : pourquoi mourrais-tu avant ton temps ?
18 Il est bon que tu retiennes ceci sans laisser échapper cela ; car celui qui craint Dieu trouve une issue en toutes situations.
19 La sagesse rend le sage plus fort que dix gouverneurs dans une ville.
20 Il n'y a pas sur la terre de juste qui fasse le bien sans pécher.
21 Ne prête pas attention à toutes les paroles qu'on dit, de peur que tu n'entendes ton serviteur te maudire ;
22 car tu sais bien que tu en as toi-même maudit d'autres.
23 Tout cela, je l'ai mis à l'épreuve par la sagesse. J'ai dit : « J'aurai de la sagesse », mais elle reste loin de moi.
24 Lointain est ce qui est ; profond, profond ; qui peut le trouver ?
25 Je me suis appliqué à savoir, à explorer et à chercher la sagesse et la raison, à savoir que la méchanceté est stupide, et la folie démente.


Le bénéfice est mince, apparemment, mais suffisant pour faire pencher la balance...


IV. Tant qu'à faire...

Ec 8, 1-8 & 16-17
1 Qui est comme le sage ? Qui sait interpréter les choses ? La sagesse de l'homme fait briller son visage, et la sévérité de son visage se dissipe.
2 Je dis : Observe les ordres du roi, et cela à cause du serment de Dieu.
3 Ne te presse pas de t'éloigner de lui et ne persiste pas dans une mauvaise cause ; car il fait tout ce qui lui plaît.
4 Quoi que dise le roi, il est le maître ; qui donc lui dira : « Que fais-tu ? »
5 Celui qui observe le commandement ne connaîtra rien de mauvais ; le cœur sage connaîtra le temps et le jugement.
6 Car il y a pour chaque chose un temps et un jugement ; le mal de l'être humain est grave pour lui.
7 En effet, il ne sait pas ce qui sera ; qui pourrait lui dire comment cela sera ?
8 Personne n'est maître du souffle, pour le retenir ; nul n'a de pouvoir sur le jour de la mort.

16 Lorsque j'ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse et à considérer les choses qui se passent sur la terre, – car les yeux de l'homme ne goûtent le sommeil ni jour ni nuit.
17 j’ai vu toute l’œuvre de Dieu, j’ai vu que l’homme ne peut pas trouver ce qui se fait sous le soleil ; il a beau se fatiguer à chercher, il ne trouve pas ; et même si le sage veut connaître, il ne peut pas trouver.

Ec 9, 1 & 10-18
1 Oui, j’ai appliqué mon cœur à tout cela, j’ai fait de tout cela l’objet de mon examen, et j’ai vu que les justes et les sages, et leurs travaux, sont dans la main de Dieu, et l’amour aussi bien que la haine ; les hommes ne savent rien : tout est devant eux.

10 Tout ce que ta main trouve à faire, avec ta force, fais-le ; car il n'y a ni activité, ni raison, ni connaissance, ni sagesse dans le séjour des morts, où tu vas.
11 J'ai encore vu sous le soleil que la course n'appartient pas aux rapides, ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux intelligents, ni la faveur à ceux qui savent, car tous sont à la merci des temps et des circonstances.
12 L'être humain ne connaît pas plus son temps que les poissons qui sont pris au filet, pour leur malheur, ou que les oiseaux qui sont pris au piège ; comme eux, les humains sont attrapés à l'heure néfaste qui s'abat sur eux à l'improviste.
13 J'ai aussi vu sous le soleil cet exemple de sagesse qui m'a paru remarquable :
14 Il y avait une petite ville, avec peu d'hommes ; un roi puissant vint contre elle, l'investit et bâtit contre elle de grands ouvrages de siège.
15 Il se trouvait là un homme pauvre et sage qui délivra la ville par sa sagesse. Et personne ne s'est souvenu de cet homme pauvre.
16 J'ai dit : Mieux vaut la sagesse que la vaillance. Cependant la sagesse du pauvre est méprisée, et ses paroles ne sont pas écoutées.
17 Les paroles des sages, écoutées dans le calme, valent mieux que les cris de celui qui gouverne parmi les gens stupides.
18 Mieux vaut la sagesse que des armes de combat ; un seul pécheur anéantit beaucoup de bien.


Où l'on peut en venir au constat que le bénéfice n'est pas si mince que cela. Et qu'il n'est pas où l'on croit...


V. Des clous !...

Ec 10, 1 & 10-12
1 Les mouches mortes infectent et font fermenter l’huile du parfumeur ; un peu de folie l’emporte sur la sagesse et sur la gloire.

10 S’il a émoussé le fer, et s’il n’en a pas aiguisé le tranchant, il devra redoubler de force ; mais la sagesse a l’avantage du succès.
12 Les paroles de la bouche du sage sont pleines de grâce ; mais les lèvres de l’insensé causent sa perte.

Ec 12, 11 Les paroles des sages sont comme des aiguillons ; et, rassemblées en un recueil, elles sont comme des clous plantés, données par un seul maître.


*

Excursus : Sacrée mémoire...

Un leit motive du livre l'Ecclésiaste : "Rien de nouveau sous le soleil"... D'où : aujourd'hui ce n'est pas mieux qu'avant ; et demain non plus, probablement...

Alors, du coup, "les jours passés étaient-ils meilleurs ?" (Ec 7, 10)

Cette question n'est pas de la sagesse" répond l'Ecclésiaste (ibid.)... Ce qui d'ailleurs n'est pas une réponse... à ce qui n'est pas une question qui vaille une réponse...

"Pourquoi les jours passés étaient-ils meilleurs ?" demande l'interlocuteur rhétorique. Mais qui sait s'ils l'étaient ? Et de toute façon, qu'importe ! Il n'y a pas d'avenir dans le passé... Ni d'aujourd'hui dans l'hier ! Nous ne sommes au présent qu'en vis-à-vis, un vis-à-vis qui nous situe non seulement en rapport avec notre histoire, qui est notre relecture d'aujourd'hui de notre passé, mais avec tout ce qui nous fait autre et nous est autre — sous peine de ne s'offrir, comme identité, que la projection de soi-même (individuel ou collectif, national, ecclésial ou autre) vers une totalité imaginée, en forme de paradis perdu et/ou de sein maternel. Une telle projection n'est au fond qu'une façon d'idole, quand nous ne saurions être détenteurs de notre identité, quand notre identité est forcément fonction de l'autre... Tandis que l'idole est substitution à l'Autre.

"Il a mis dans le cœur de l'homme la pensée de l'éternité" (Ec 3, 11) — ce à quoi fait écho : "Votre vie [/ identité] est cachée avec le Christ en Dieu" (Colossiens 3, 3).

Le repérage de l'idole est fonction de l'attribution de caractères absolus, incontournables, intemporels, à telle ou telle idée : cela peut s'étendre, de nos jours, d'un lieu commun (faux comme un lieu commun) tel que "on ne peut rien contre le marché" (marché devenu par conséquent idole) à de supposés "caractères identitaires immuables" d'un peuple ou d'un groupe ("avant c'était mieux, c'était nous immuables"). Dans tous les cas, ces cas-là aujourd'hui ou d'autres en d'autres temps (par ex. : "les lendemains qui chantent"), on est devant l'attribution de caractères "divins" et face à la perte du vis-à-vis de l'autre, dont l'expression biblique remarquable, concrète et quotidienne est dans le vis-à-vis homme-femme (selon telle lecture de la Genèse) — "vois les jours de ta vie avec la femme que tu aimes" (Ec 9, 9).

Or, si l'insoluble n'est donc jamais fatal dans le vis-à-vis homme-femme où se signifie au plus concret "l'altérité de l'autre", il doit pouvoir ne pas l'être à un plan où la distance relative est nettement moins impliquante : le "vivre ensemble" social. Le repli identitaire qui marque le temps ("avant c'était mieux") en nostalgie d'une éternité qui n'est pas sienne, a des fondements bien plus profonds que ses symptômes (un symptôme marquant aujourd'hui est, en politique, la prégnance de l'extrême droite et de ses nostalgies imaginaires) — qui devraient permettre de regarder les choses en face. Jusqu'alors, tel symptôme n'a servi que d'exutoire, de dérivatif, de paille pour ne pas percevoir la poutre : d'où sans doute sa "banalisation" et donc sa récurrence renforcée inéluctable. Où il s'agirait d'user de vigilance pour percevoir enfin qu'il y a là d'abord symptôme. Mais ça risque d'être compliqué quand on a tant de peine à ne pas recevoir notre identité d'une mythologie "historienne" rescapée des "avant c'était mieux" pour sombrer dans les nostalgies coloniales, impériales, "grandeur passée" et "anti-repentance"... – "Ne dis pas : 'Pourquoi les jours passés étaient-ils meilleurs que ceux-ci ?' Car ce n'est pas la sagesse qui te ferait poser cette question" (Ec 7, 10)...

Une façon redoutable d'user de la mémoire quand sa fonction, et les détails du passé auxquels elle s'attache, son humilité, sont d'une épaisseur tellement plus évidemment fondatrice, d'un fondement de l'ordre du religieux (au double sens étymologique de "relire" et "relier") du fait même de son humilité qui nous rend contemporains de sa valeur d'éternité. (Kierkegaard parlait du Christ nous devenant contemporain.) La mémoire, faite d'humilité et chargée d'éternité, est, peut-être pour cela-même, à mille lieues du poids de l'idole, n'ayant rien à imposer...

"J’ai vu toute l’œuvre de Dieu, j’ai vu que l’homme ne peut pas trouver ce qui se fait sous le soleil" (Ec 8, 17). "Ne te montre pas trop sage : pourquoi te détruirais-tu ?" (Ec 7, 16)...

"Avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur" (Ec 1, 18) ; c’est là une occupation pénible, à laquelle Dieu soumet les fils de l’homme" (Ec 1, 13).

Monument mémorial à Antibes*

Mais la question, qui ne relève pas de la sagesse, qu'a posée l'interlocuteur rhétorique de l'Ecclésiaste, c'est plus exactement : "pourquoi les jours passés étaient-ils meilleurs ?" (Ec 7, 10)

J'ai dans un premier temps fait abstraction du "pourquoi ?". Mais l'Ecclésiaste, qui n' a pas répondu, n'a donc pas répondu non plus : "ils n'étaient pas meilleurs" ! Il a bien laissé le "pourquoi ?" en suspend...

"J'ai été roi à Jérusalem", a dit l'Ecclésiaste (1, 12).

Face aux "c'était mieux avant" qui ne relèvent pas de la sagesse, il y a aussi la tentation de leur "substitution" à de redoutables "c'est mieux après"...

En guise d'exemple et d'illustration : quand le sacré d'après se substitue au sacré d'avant...

Le sacré, que l'idole investit, dépasse le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire, c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré (qui, lui, occasionne le "c'était mieux avant", parlant des jours de l'événement fondateur). Au point qu'on pourrait dire que le sacré c'est aussi le religieux, mais qui n'est plus conscient de l'être !

Les sociétés humaines s'organisant autour d'un sacré, même non-dit (surtout non-dit), y fondent le critère du rejet de leurs hérésies (les cathares ont disparu, mais on leur a trouvé bien des successeurs) et de leurs sacrilèges... "Dis-moi ce qui t'insupporte irrémédiablement, et je te dirai quel est ton totem" : aux caricatures de Mahomet répondent les caricatures de... la Shoah ! Où Ahmadinejad pointe le sacré européen contemporain : un sacré "négatif", en forme de "plus jamais ça" (avant était-il vraiment mieux ? Une question qui décidément n'est pas de la sagesse !), un "plus jamais ça" fondateur des repères actuels, à commencer par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. L'attitude d'Ahmadinejad montre que l'universalité de ce fondement universel tend à se relativiser... tandis que le "plus jamais ça" se fragilise jusqu'en Europe d'où il a émergé.

Voilà qui hypothèque lourdement l'idée d'une communauté internationale, quand en outre le sacré universaliste des Droits de l'Homme sert trop souvent d'alibi à des violences dont les fondements en Droits de l'Homme ne leurrent personne ! Et pourtant le recours au "plus jamais ça" est plus que jamais urgent : où il est donc paradoxalement périlleux de le reléguer dans la sphère mythique du sacré, sachant qu’en présence du sacré, on ne dialogue pas, on vénère. Et où parallèlement il est urgent de reconnaître comme patrimoine commun tous les domaines de la culture humaine.

Et là, en regard du "plus jamais ça" de la Shoah, il faut être prudent quant à la nature de son rapport avec les débouchés actuels, proche-orientaux notamment, et particulièrement quant au conflit israëlo-palestinien (que vise évidemment la "désacralisation" façon Ahmadinejad). Si il est troublant de voir qu'une ou deux générations après la Shoah, la déshumanisation parvienne à creuser son chemin jusque chez les héritiers des victimes, la mémoire de la Shoah comme "plus jamais ça" joue un autre rôle, comme fantôme et menace. Là, on se trouve à un carrefour entre théologie et idéologie (et à un carrefour des basculements dans la négation de l'autre, de bonne foi — ou pas) :

Le dialogue judéo-chrétien issu du "plus jamais ça" a permis de déceler qu'une des racines débouchant sur la Shoah est ce qu'on appelle la "théologie de la substitution", qui a dominé dans le christianisme depuis plus d'un millénaire (si ce n'est presque deux). L'idée on le sait, est en gros que la religion la plus récente se substitue à celle qui précède (qui dès lors, à terme, n'a logiquement plus lieu d'être), reléguée dans le passé. Une idéologie de la non-reconnaissance (et la sagesse requiert la reconnaissance : "nous sommes des nains montés sur des épaules de géants" – cit. Bernard de Chartres, 1130-1160).

L'abandon de la théologie de la substitution est au cœur du dialogue judéo-chrétien contemporain — abandon dont un précurseur est Calvin (qui souligne qu'il ne saurait y avoir substitution car Dieu ne renie pas ses propres engagements : l'Alliance avec Israël est toujours valide). Mais jusque là, elle a fait des ravages. Non seulement dans le monde religieux : on la retrouve, outre le christianisme, dans l'islam, où elle consiste à penser que l'islam abolit les religions antérieures - qui subsistent donc provisoirement, sous une protection précaire (le statut de dhimmis), équivalent de la protection avignonnaise des "juifs du pape". L'idée est d'une autre façon derrière la persécution des hérétiques (relégués eux, non pas dans le passé, mais dans le sacrilège déstructurateur : figure type, les cathares). Les deux notions (hérésie et "protection") se rejoindront en France catholique d'Ancien régime avec l'Édit de Nantes "protégeant" les hérétiques protestants, un Édit voué à... être révoqué par Louis XIV au prétexte qu'"il n'y a quasiment plus de protestants".

L'idée de substitution est reprise aussi en dehors des cercles religieux, quand les Lumières censées dissiper les ténèbres, vouent donc logiquement aux ténèbres les tenants de pensées qui n'entrent pas dans la marche du progrès de "la" Civilisation. Voltaire, au-delà de sa bénéfique militance pour la tolérance, est à ce point remarquable (mais, homme de son temps sans plus, il n'est pas le seul), méprisant à l'égard des juifs comme à l'égard des autres "races inférieures" ("nègres, Indiens", etc.). À ce point, on a quitté la théologie de la substitution, et on est entré dans une sorte d'idéologie de la substitution, en marche vers sa justification "scientifique" racialiste, puis raciste, qui viendra appuyer les projets coloniaux jusque dans la bouche de Jules Ferry, mais aussi de Victor Hugo, et jusque (atténué) chez Jaurès et Blum : le devoir des "races supérieures" d'éclairer "les races inférieures"...
Avec le point-limite de leur "infériorité" et de leur "non-perfectibilité", qui débouche sur des massacres de masse et des génocides : premier génocide du XXe siècle (reconnu depuis 2004), le génocide des Hereros de la colonie allemande de Namibie. Un temps gouverneur de la colonie, Heinrich Goering, père de l'autre. Le parallèle avec le vocabulaire employé ensuite en Allemagne est frappant.

Derrière tout ça, l'idée substitutionniste à la sauce racialo-darwinienne (où Darwin ne reconnaîtrait sûrement pas ses petits !) : les "races supérieures" vouées à se substituer aux "races inférieures", par extermination éventuellement. On est au fondement de l'idée qui débouche sur la Shoah. Aimé Césaire a un passage remarquable à ce sujet dans son "Discours sur le colonialisme".

Or le judaïsme est au fait (et pour cause) de ces potentialités catastrophiques du substitutionnisme. Et voilà qu'il retrouve dans les discours religieux intégristes (qu'ils soient chrétiens ou musulmans : Hamas) cette thématique de la substitution... Où la crainte de la Shoah a aussi pour effets pervers des espèces d'insupportables retours de colère mus par... la peur et sa "prévention". Redoutable imbroglio, d'autant plus en imbroglio que par dessus le marché, Theodor Herzl (1860-1904), initiateur du projet envisageant un futur État d'Israël, vivait à l'époque coloniale, et qu'il a l'impression que les terres "non-civilisées", c'est-à-dire non-occidentalisées, sont vierges...

C'est le paradoxe d'Israël, dont la légitimité est indubitable au regard d'une mémoire issue d'une liturgie séculaire incontournable ("l'an prochain à Jérusalem", au cœur du rite juif, quelque interprétation que cela prenne), face (malgré Herzl) à une autre mémoire tout aussi incontournable. Or aussi mythiques soient les fondements mémoriaux, ils sont incontournables une fois adoptés...

Je me souviens de la solution (rétroactive) que rêvait il y a trois ou quatre un vieil homme tunisien musulman de notre groupe de dialogue inter-religieux d'Antibes (depuis il est décédé) : il aurait fallu que les Arabes gèrent l'arrivée des juifs dans la perspective de l'hospitalité arabe, dans la perspective du don : utopique, incontestablement, mais il faudra bien en passer par là : quelque chose de l'ordre de la reconnaissance réciproque de la légitimité de chaque mémoire, dans un don réciproque, et dans l'abandon de tout substitutionnisme dans un sens (celui de la théorie de la terre vierge) ou dans l'autre (celui du peuple relégué dans le passé des successions des religions / ou pire, des "races")... Nous voilà face au choc de deux "c'était mieux avant" entremêlés de "c'est – ou ce sera – mieux après".

Là à nouveau la parole autre que porte la révélation biblique, et dont témoigne tout peuple qui s'en réclame, à commencer par son premier peuple-témoin, Israël, l'appelle à redire sans cesse qu'il n'y a de rencontre de nous-mêmes que dans le vis-à-vis de l'autre...

Tandis que cette figure symbole de la parole liturgique "l'an prochain à Jérusalem", ce "fils de David" (Ec 1, 1), tonne comme pour un avertissement de la Sagesse : "Moi, l’Ecclésiaste, j’ai été roi d’Israël à Jérusalem"... "Vois les jours de ta vie avec la femme que tu aimes" (Ec 9, 9). "Dieu a mis dans le cœur de l'homme la pensée de l'éternité" (Ec 3, 11)...