vendredi 10 août 2012

« Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde »



Lorsque l’ancien monde s’est effondré, « les puissances des cieux ébranlées » ; lorsque « la lunette de Galilée » — en 1609 — eut fait tomber les anges et vidé de leur substance les anciennes catégories de classification, rangées selon la hiérarchie des cieux désormais effondrée ; lorsque l’homme pensant se fut retrouvé au centre d’un monde à reconstruire, il commença par se proposer de mettre en place de nouvelles classifications.

Et puisque l’homme post-Galiléen était Européen — et chrétien —, et puisqu’il était l’Européen mondialisé d’après 1492, il mit au centre de la nouvelle hiérarchie de classification du monde… l’homme européen d’après 1492 — héritier d’un message d’Église.

Et voilà pourtant l’homme européen auto-proclamé comme sommet d’une « hiérarchie des races » ; voilà finalement au sommet de ses classifications l’homme « racialement » « purement » européen…

Cela en prélude à un nouvel écroulement du monde, lorsqu’il s’avéra que Dieu-même, et pas seulement les hiérarchies célestes, y eut été déclaré indésirable — constat posé lors de la découverte du camp d’Auschwitz — 27 janvier 1945 ; et diagnostiqué par Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz. Extrait :

« Avec l’événement qui porte le nom d’ « Auschwitz » […,] ne trouvèrent place ni la fidélité, ni l’infidélité, ni la foi ni l’incroyance, ni la faute ni son châtiment, ni l’épreuve, ni le témoignage, ni l’espoir de rédemption, pas même la force ou la faiblesse, l’héroïsme ou la lâcheté, le défi ou la soumission. Non, de tout cela Auschwitz, qui dévora même les enfants, n’a rien su ; il n’en offrit même pas l’occasion en quoi que ce fût. Ce n’est pas pour l’amour de leur foi que moururent ceux de là-bas […] ; ce n'est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu'ils furent assassinés. La déshumanisation par l'ultime abaissement ou dénuement précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérés. Et pourtant - paradoxe des paradoxes -, c'était le vieux peuple de l'Alliance, à laquelle ne croyait plus presque aucun des intéressés, tueurs et même victimes, c'était donc très précisément ce peuple-là et pas un autre qui fut désigné, sous la fiction de la race, pour cet autre anéantissement total […]. Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire? »


À Auschwitz se dévoile ainsi au cœur de l’Europe un effondrement immémorial ; c’est ce qu’a saisi Aimé Césaire, dans Discours sur le colonialisme, en 1950. Extraits :

« Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s'étonne, on s'indigne. On dit : "Comme c'est curieux ! Mais, Bah! C'est le nazisme, ça passera !" Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il est sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est que l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.

Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.(...) »


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« Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »


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Quand au monde « de l’Est », avant la chute du mur de Berlin, qui s’est voulu comme une alternative à ce débouché fermé, il a su proposer… un mur derrière lequel enfermer les sujets du meilleur des mondes !

Oh ! Il y a bien eu des signes, perçant du cœur des temps totalitaires, comme, entre autres le synode de l’Église confessante en Allemagne à Barmen en 1934 — avec une figure comme celle de Dietrich Bonhoeffer, une, entre autres, des deux figures marquantes, avec un Martin Luther King, du christianisme au XXe siècle —, mais restera de ces temps le signe d’un avènement tragique :

« L’homme, à en croire Hegel, ne sera tout à fait libre "qu'en s'entourant d'un monde entièrement créé par lui".
Mais c'est précisément ce qu'il a fait, et il n'a jamais été aussi enchaîné, aussi esclave que maintenant »
(Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, p. 1357).

Y aura-t-il une ouverture de ce ciel fermé ? Y aura-t-il un Évangile pour opérer une brèche pour le Règne de Dieu ?


R.P., mai 2007


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