samedi 15 octobre 2016

Le Notre Père - priant les Psaumes




Le Notre Père comme un condensé des Psaumes. Les cinq livres des Psaumes sont reçus dans le judaïsme comme correspondant aux cinq livres de la Torah — chacun des livres des Psaumes à un de ces livres d'enseignement de la liberté. Les Psaumes prient ainsi l'espérance de la délivrance de la captivité, de toutes les captivités, l'espérance de la Terre promise.

Le Notre Père aussi, comme en écho aux cinq livres de la délivrance de la captivité et de l'esclavage, et comme en écho aux cinq livres des Psaumes, se déploie en cinq demandes (chez Luc — dont deux sont dédoublées chez Mathieu : les cinq demandes en devenant donc sept, ou cinq dont deux dédoublées).

Le Notre Père est lui aussi une demande de délivrance adressée au Dieu dont la sainteté de son Nom (1ère demande / cf. Ézéchiel 36) sera ainsi dévoilée, par la venue de son Règne (2ème demande), jusqu'à la délivrance totale du mal / du Mauvais (5ème demande / 7ème chez Mathieu). « Que ton Règne vienne » peut ainsi rassembler l'espérance de l'Exode et de la concrétisation de la libération comme accomplissement de la volonté de Dieu, qui explicite chez Matthieu la demande de la venue du Règne.

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Quand on sait que les Psaumes étaient les prières de Jésus, on ne peut s'empêcher de penser que Jésus priant, pleurant sur Jérusalem le faisait dans l'espérance d'une justice qui semble ne jamais advenir ni pour la ville ni, par elle, pour la terre entière au roi de justice attendu.

Cette espérance dont on désespère, celle d'un règne universel de la justice, d'un règne où tout est repris de ce que font les empires et leurs paix universelles imposées par la force et la violence, par le viol de la justice. Ici la paix universelle viendra par la justice.

Au temps de Jésus, cela n'est jamais advenu en sa plénitude, Jésus en pleure sur Jérusalem ; depuis Jésus, ce n'est jamais advenu ni à Jérusalem ni non plus au sein des nations, pas même celles sur lesquelles son nom pourtant a été invoqué. Mais celui qui a porté cette espérance et qui en donne la promesse est plus vrai que nos désespérances, puisqu'il a vaincu jusqu'à la mort même. Christ ressuscité ne meurt pas. Avec nous jusqu'à la fin du monde, il est celui qui nous envoie — nous nourrissant de sa promesse qui a vaincu toutes les désespérances.

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« Enseigne-nous à prier », ont demandé les disciples. « Voici comment vous devez prier : quand vous priez, dites... Père... », répond Jésus. Voilà qui nous place dans l’intimité de Dieu — Père / « Abba », selon ce que rapportent de l’araméen Marc (14, 36 : Jésus au Gethsémané) et Paul (Romains 8, 15 ; Galates 4, 6). Intimité : souvenons-nous que Matthieu précise : « entre dans ta chambre, ferme la porte. » Où l’on reçoit du Père la loi clamée publiquement de la chaire, déjà au Sinaï, après en avoir reçu un nom. Et en écho la prière devenue prière liturgique publique, le « Notre Père », donc. « Toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom du Père », rappelle l'Épître aux Éphésiens (3, 14-15).

« Que ton nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, considéré avec un respect infini, jamais prononcé en vain, et donc, au fond, reconnu comme indicible. «Que ton nom soit sanctifié». D'autant plus que négliger le nom du Père, nous qu'il adopte comme ses enfants, c'est ne pas percevoir l’ouverture d'avenir qui s’y trouve. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre » dit la Loi. D'emblée donc, la prière du Seigneur nous ouvre tout un programme, et un avenir, ce qui fait rejoindre un des thèmes de cette sanctification du Nom dans les livres prophétiques : cet aspect qui concerne l’avenir : la venue du Royaume — du Règne où Dieu sanctifie lui-même son nom en accomplissant sa promesse.

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Et effectivement cette première demande est suivie de la demande de la venue du Règne de Dieu, par l’accomplissement de la volonté de Dieu jusque sur cette terre en désordre.

Les disciples ne savent pas qu'ils viennent de poser à Jésus une question très délicate, aux conséquences périlleuses pour eux-mêmes. Mais c'est par là, par cette prière, que viendra le Royaume, le Règne de Dieu. En cinq demandes. Sept chez Matthieu — la troisième et la septième de Matthieu étant une extension de la seconde et de la sixième demande («que ton règne vienne» s'y commente en « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et « ne nous soumets pas à la tentation » s’y commente en « délivre-nous du mal »).

Cinq demandes donc, qui risquent fort si nous y prenons garde, de nous mener où nous ne voudrions pas, à savoir au Règne de Dieu dont nous demandons pourtant qu'il vienne. Aller où nous n'aurions pas prévu, ou du moins d'une façon que nous n'aurions pas prévue, comme Pierre à la fin de l'évangile de Jean (21, 18) : « un autre te mènera où tu ne voudras pas ».

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« Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour »… ? L'abondance à laquelle tous aspirent vient de Dieu seul. Lui seul est riche : des biens spirituels, du pain du ciel, et du pain qui nourrit le ventre de façon à ouvrir les oreilles. Cela dit, le pain de ce jour pour lequel nous prions est plus que la simple nourriture périssable. Le terme choisi l’indique clairement. Il est la manne. Il est la nourriture éternelle qui est d'être pardonné et accepté, d'avoir trouvé un père... Notre Père, disent les disciples.

Arrêtons-nous donc sur la plus troublante de ces cinq demandes : celle concernant le pardon : «pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons aussi à qui nous offense».

Ce mot rendu dans Luc par « péché », ou « offense », ou « manquement » peut aussi être rendu par « dette », selon le parallèle de Matthieu — le sens « péché » étant une dimension spirituelle de la dette. En ce sens, le mot peut relever non pas tant de la faute que de la création : même sans faute, nous sommes en dette envers Dieu comme on l'est à l'égard d'un père (ou d’une mère) — «Notre Père» — sans lequel nous ne serions pas, celui par qui nous sommes, non pas tant parce qu'il a donné la semence qui nous origine, mais parce qu'il nous a donné un nom, son nom. Cette dette-là ne peut être payée : son prix est infini. Le reconnaître entraîne une attitude de pardon, de remise des dettes. La remise des dettes est donc effectivement incontournable ; elle est la condition de la prolongation de nos êtres jusqu'à la venue du Règne, en lien étroit avec la demande précédente, celle du don du pain de ce jour. Si le plus puissant, le Père, exige le remboursement de la dette, il en vient à terme à écraser l'enfant.

Mieux qu’un père, Dieu donne ce qui est bon à ses enfants. L'instauration de son Règne est une remise de dettes par Dieu à notre égard. D'autant plus, au fond, que la dette est donc trop infinie pour être remboursée.

C'est sur cela qu'est établie l'institution biblique de la loi du Jubilé, par lequel s'inaugure le Royaume. Rappelons-nous que le Jubilé est ce que prévoit la Torah : cette remise des dettes obligatoire tous les cinquante ans. Jésus (cf. Luc 4) inaugure son ministère messianique par la proclamation du Jubilé. Cette libération, remise des dettes par Dieu, se signifie dans nos remises de dettes. C’est le sens du « comme nous remettons ». Nous sommes appelés à la suite du Christ à faire un don gratuit de nous-mêmes, n’aurait-il en retour que de l'ingratitude.

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Précédée de la demande du pain, lieu par excellence de la dette à Dieu, la prière pour la remise des dettes et le pardon des offenses est suivie de : «Ne nous laisse pas entrer en tentation» — «ne nous expose pas dans l'épreuve». Pourquoi Dieu se tait-il face aux prières de son peuple, pourquoi tarde-t-il à instaurer son Règne ?

Face au silence céleste, ce silence qui dure, où Dieu qui est censé être notre Père nous apparaît pourtant si dur, impitoyable, nous donnant essentiellement une Loi, alors qu'on ne voit pas venir de consolation, et à plus forte raison la consolation du Règne de Dieu — on sera tenté de dire : ces maux qui nous adviennent, fussent-ils de notre faute, ne sont-ils pas le signe que Dieu se désintéresse de nous ? Où l'épreuve dont nous demandons que nous n'y sombrions pas devient tentation de se dire que ce Dieu est finalement méchant. Et que de fois l'a-t-on entendu à propos du Dieu dit « de l'Ancien Testament », oubliant que c'est ce Dieu que Jésus appelle son Père ? Tentation de rejeter ce Dieu qui donne la Loi, et avec elle son silence. Or c'est là son rôle de Père : donner la Loi et nous apprendre à patienter, à recevoir le plaisir plus tard. Se séparer un jour du plaisir immédiat du sein maternel. Le père disant la loi et privant ainsi du plaisir immédiat.

C'est de la sorte que Dieu nous conduit au Règne qui lui appartient avec la puissance et la gloire, ce Règne qui vient pour nous à la mesure où nous recevons avec joie la volonté de Dieu, sa Loi.

C'est le temps d'un passage douloureux, celui de l'apprentissage, qui précède la liberté et la joie. C'est encore la leçon de Paul : comme pour la douleur d'un enfantement, Dieu a soumis la Création à la vanité et à la douleur, avec une espérance : sa libération, comme la naissance (Romains 8, 20-22). La tentation serait de se laisser abattre et de se dire que face à une telle situation, une telle douleur, celle qui est la nôtre, le Royaume ne viendra pas, la naissance n'aura pas lieu. C'est face à cette tentation que Jésus appelle à la persévérance dans la confiance en Dieu qui nous délivre du mal.

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Face à ce présent lourd, accablant, ou face à notre mauvaise volonté, — il s’agit de persévérer, de requérir la justice de la foi, prête à se manifester, dans sa splendeur et sa liberté ; il n'est qu'à exiger ce que Dieu promet, exiger son Règne. Persévérer dans la prière, comme l'ami qui demande du pain. Dieu finira par répondre, autrement que prévu peut-être, par le don imprévu de l'Esprit saint, qui mène au Royaume par des chemins auxquels l’on ne s'attend pas. Persévérer dans la prière est dangereux : c'est risquer de se voir transformé, dépossédé de soi et de ses biens, de sa vision du monde — qui sait ? Persévérer dans la prière transforme.

Apprendre à regarder le monde par les yeux de Dieu. Et explorer tous les possibles des chemins de son Règne... Car c’est « à toi qu’appartiennent le Règne,… » dès aujourd'hui.


RP
Le Notre Père

Église protestante unie de France / Poitiers
Catéchisme pour adultes 2016-2017
Chaque 3e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 3e mardi à 20 h 30
1) 18 & 20 octobre 2016. Introduction – Le Notre Père (Mt 6, 9-13 ; Lc 11, 2-4) : cinq demandes comme lecture des cinq livres des Psaumes / cinq livres de la Torah (PDF)


vendredi 7 octobre 2016

À propos de Paul - l’Alliance universelle. Le cas corinthien



L’événement fondateur, celui de la manifestation du Crucifié ressuscité, du Ressuscité advenant au cœur de nos vies individuelles rejointes jusque dans la mort — qu’il a vécue et fait ainsi advenir en nous avant même la mort — ; le jaillissement de la nouveauté radicale de la résurrection fait éclater les cadres identitaires quant à leurs prétentions structurantes.

Paul vit cet événement à l'occasion du moment relaté par le livre des Actes des Apôtres : chargé par les autorités de Jérusalem d'un mandat de poursuite des disciples du Crucifié, perçus par les Romains comme un groupe subversif qui semble donc représenter une menace pour l'existence juive, Paul est saisi par la perception du Ressuscité pour un changement de perspective radical. L'irruption du Royaume universel espéré ici et maintenant

Dès lors, l’Alliance scellée dans la tradition juive est ouverte à son universalité, dévoilée et étendue aux nations.

Désormais, pour Paul, il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ (Galates 3, 28).

La sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Car il est écrit : Il prend les sages à leur propre ruse.
Et encore : Le Seigneur connaît les raisonnements des sages, il sait qu'ils sont futiles.
Ainsi, que personne ne fonde son orgueil sur des hommes, car tout est à vous :
Paul, Apollos, ou Céphas, le monde, la vie ou la mort, le présent ou l'avenir, tout est à vous […].
(1 Corinthiens 3, 19-22)

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Cela vaut du cultuel au moral et au culturel. La portée symbolique des traditions et des rites qui portent la parole qui s’y transmet, se dévoile comme symbolique. La vérité qu’ils visent ne s’y scelle pas.

La première épître aux Corinthiens est une des expressions concrètes de ce bouleversement qu'est l’adhésion massive des païens à la foi du Christ. Comment organiser la communauté naissante ?

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Les conséquences considérables, déjà au temps de Paul, qui auront tendance à être enfouies, valent jusqu’à nos jours. Pour ne donner qu’un exemple d’actualité criante, le mot « culture », dans une perspective paulinienne, n’a pas lieu de se conjuguer au pluriel.

Il y a « la culture », culture universelle, qui se reçoit dans le cadre de coutumes particulières : « Paul, Apollos, ou Céphas, le monde, la vie ou la mort, le présent ou l'avenir, tout est à vous » (1 Co 3, 22) — et on peut y ajouter tout ce qu’on veut.

Cela se vérifie pour peu que l’on observe le fait que les coutumes sont mouvantes et s’enrichissent ou se corrigent les unes par les autres — et c’est cela même qui fait la culture. Ne dit-on pas, d’ailleurs, « être cultivé » pour parler précisément de l’ouverture aux richesses culturelles diverses ? Se cantonner à un « type culturel », ou pour mieux dire à une tradition, est précisément refuser d’être cultivé, refuser la culture. Où l’on peut élargir à l’envi le propos paulinien : « Paul, Apollos, ou Céphas, le monde, la vie ou la mort, le présent ou l'avenir, tout est à vous » (1 Co 3, 22), sachant — c’est la parole qui suit (v. 23) — que « vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu. »

Une parole qui n’est pas la réintroduction d’une restriction, mais le rappel du cadre d’éclatement qu’est l’événement initial : Christ, à savoir le Crucifié-ressuscité, parole qui dévoile que toutes les coutumes sont transcendées dans l’ultime : « Christ est à Dieu ».

Pour situer la dimension concrète de la problématique, en regard de l’usage qui est souvent fait de Paul, une réflexion d’Alain Badiou (Saint Paul, La fondation de l’universalisme, PUF 1997) : Badiou décèle chez Paul de quoi transcender les différences, coutumes et opinions, en les saisissant du « travail postévénementiel d’une vérité » (en l’occurrence de la crucifixion-résurrection)… « Mais, remarque Badiou, pour les en saisir encore faut-il que l’universalité ne se présente pas elle-même sous les traits d’une particularité » (p. 106).

« Bien entendu, note-t-il aussi, les fidèles des noyaux chrétiens ne cessent de lui demander ce qu’il faut penser de la tenue de femmes, des rapports sexuels, des nourritures permises ou interdites, du calendrier, de l’astrologie, etc. Car il est de la nature de l’animal humain, défini par des réseaux de différences, d’aimer poser ce genre de questions, voire de penser qu’il n’y a qu’elles qui sont vraiment essentielles » (p. 107).

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Or, « il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. »

Cela ne revient pas à nier que les événements adviennent dans le concret des traditions qui les véhiculent en premier. C’est dans la tradition juive que l’événement fondateur est advenu. Cela a aussi des conséquences quant au déploiement libérateur : « l’Evangile est une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif premièrement, puis du Grec » (Romains 1, 16).

Le fondement originel reste un fait incontournable, ancré dans l’histoire, et cela d’autant plus qu’il est libération advenue dans le temps, dans l’histoire donc.

Le fondement originel ne scelle pas pour autant la rupture qu’il initie. D’où la relativisation des rites, des coutumes religieuses, culturelles ou autres, d’où l’appel à leur correction et à leur enrichissement réciproque.

D’où l’illégitimité de fixer par la suite un rite chrétien donné qui aurait valeur universelle ! Le rite même est relativisé par ce qu’il porte — non pas délégitimé, mais mis à distance, à commencer par le rite originel, juif, précisément puisqu’il est donné en premier.

Pour Paul et pour tous ceux qui en reçoivent la parole, qui en reçoivent l’Évangile, désormais l’événement fondateur de la création nouvelle, la crucifixion-résurrection du Christ, donne à accomplir la promesse prophétique d’un royaume universel (que la suite des temps sera tentée en permanence d’identifier à tel empire temporel et au véhicule de ses coutumes).

Un des lieux d’articulation entre l'ancrage dans la tradition juive et l'universalité du Royaume espéré est, quant à l’organisation concrète de la communauté ecclésiale, la loi noachide, rappelée en Actes 15, et dont de nombreux aspects, adaptés, relus, articulés eux-mêmes pour ne pas interférer avec le salut par la foi seule prêché par Paul, se retrouvent au long de la première épître aux Corinthiens...


RP
Première épître de Paul aux Corinthiens

Église protestante unie de France / Poitiers
Étude biblique 2016-2017
Chaque 2e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 2e mardi à 20 h 30
1. 11 & 13 octobre 2016. Introduction – À propos de Paul - (PDF ici)