mardi 31 mars 2020

"Moi je suis"



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Jean 8, 21-30
21 Jésus leur dit encore : « Je vais partir ; vous me chercherez et vous mourrez dans votre péché. Vous ne pouvez pas aller là où je vais. »
22 Les Judéens se demandaient : « Va-t-il se suicider, puisqu'il dit : “Vous ne pouvez pas aller là où je vais” ? »
23 Jésus leur répondit : « Vous, vous êtes d'en bas, moi je suis d'en haut. Vous appartenez à ce monde, moi je n'appartiens pas à ce monde.
24 C'est pourquoi je vous ai dit que vous mourrez dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que “moi, je suis”, vous mourrez dans vos péchés. »
25 « Qui es-tu ? » lui demandèrent-ils. Jésus leur répondit : « Ce que je vous dis depuis le commencement.
26 J'ai beaucoup à dire et à juger à votre sujet. Mais celui qui m'a envoyé dit la vérité et ce que j'ai entendu auprès de lui, voilà ce que je dis au monde. »
27 Ils ne comprirent pas qu'il leur parlait du Père.
28 Jésus ajouta : « Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, alors vous reconnaîtrez que “moi, je suis” et que je ne fais rien par moi-même. Je dis seulement ce que le Père m'a enseigné.
29 Celui qui m'a envoyé est avec moi ; il ne m'a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. »
30 Tandis que Jésus parlait ainsi, beaucoup crurent en lui.

*



Depuis le ch. 7 de cet évangile selon Jean, nous sommes en Judée ou aux alentours. Jésus y est monté pour participer à Jérusalem à la fête juive des tentes, ou tabernacles — des cabanes, en hébreu Souccoth.

Là se lèvent des controverses, avec les Judéens — traduction du terme grec plus adéquate que par le mot « juifs », mot religieux : si c’est le même mot en grec, c’est bien avec des Judéens, notamment les responsables du pouvoir de la Judée et de sa capitale, Jérusalem, qu’ont lieu ces débats. Dans notre texte, Jésus leur annonce son départ, précisant qu’ils ne pourront pas le suivre, comme il le dira plus tard à ses disciples (Jn 13, 33). L’allusion à sa mort n’échappe pas à ces responsables judéens, à qui l’inquiétude quant à la réaction romaine face à la subversion potentielle que représente Jésus fait qu’ils ont déjà envisagé cette mort (cf. ch. 7)… idée déjà conçue qu’ils préfèrent à présent éviter en parlant de « suicide » !

Idée sous-jacente que cette future mise à mort, fruit d’un réalisme politique dont Jésus souligne qu’il est le fait de « ce monde », ce monde commun au pouvoir romain et au pouvoir judéen. Tous à la manœuvre d’une politique à court terme.

Jésus n’est pas de ce monde-là, son règne n’est pas de ce monde, son règne se reçoit du Père seul. Qui peut le comprendre ? Qui de ces autorités judéennes, sans parler des Romains, quand ses disciples eux-mêmes ne le comprennent pas : ne les a-t-on pas vus se disputer à propos des meilleurs postes à espérer dans le Royaume futur ? Qui peut le comprendre quand ses plus proches, sa famille même, ne le comprennent pas, le sommant de rentrer à la maison quand les incompréhensions deviennent trop vives ?

A fortiori les Judéens au pouvoir, en cette Jérusalem compromise avec Rome. Alors Jésus précise ce qu’il en est de n’être pas de ce monde, ce qu’il en est d’être dans l’intimité du Père. Parole qui se reçoit dans la foi : « tandis que Jésus parlait ainsi, beaucoup crurent en lui », précise le texte (v. 30). Cela va être dévoilé dans l’élévation à la croix qui se profile et que Jésus va annoncer comme élévation à la gloire. C’est de cette façon qu’il devra entrer dans son règne qui n’est pas de ce monde.

Au moment où les hommes vont l’élever sur la croix, son Père, d’une façon mystérieuse qui ne peut que leur échapper, l’élève à la gloire de son règne. Crucifié dans l’histoire, il est glorifié dans l’éternité pour un règne qui n’est pas de ce monde, recevant le nom qui est au-dessus de tout nom : « Moi, je suis » !


RP, 31.03.2020
En direct sur RCF Poitou à 8H45

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lundi 30 mars 2020

"Moi je suis la lumière du monde"



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Jean 8, 12-20
12 Jésus leur adressa de nouveau la parole : « Moi je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans l'obscurité, mais il aura la lumière de la vie. »
13 Les pharisiens lui dirent : « Tu te rends témoignage à toi-même ; ton témoignage n'est pas conforme à la vérité. »
14 Jésus leur répondit : « Même si je rends témoignage à mon propre sujet, mon témoignage est conforme à la vérité, parce que je sais d'où je viens et où je vais. Mais vous, vous ne savez pas d'où je viens ni où je vais.
15 Vous jugez selon des critères humains ; moi je ne juge personne.
16 Et s'il m'arrive de juger, mon jugement est véridique, parce que je ne suis pas seul : le Père qui m'a envoyé est avec moi.
17 Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux personnes est recevable comme vrai.
18 Moi, je rends témoignage à mon propre sujet et le Père qui m'a envoyé témoigne aussi pour moi. »
19 Ils lui demandèrent : « Où est ton Père ? » Jésus répliqua : « Vous ne connaissez ni moi ni mon Père. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. »
20 Jésus prononça ces paroles alors qu'il enseignait dans le temple, à l'endroit où se trouve la salle du trésor. Personne ne l'arrêta, parce que son heure n'était pas encore venue.

*



« Le Père qui m'a envoyé témoigne aussi pour moi. » Mettre en pratique l’enseignement qui sourd des Écritures révélées à Moïse et aux prophètes, c’est ce que Jésus est venu faire. C’est en ce sens qu’il dit que le Père témoigne pour lui, comme il disait que les Écritures parlent de lui (Jean 5, 39). Non pas qu’on puisse y trouver de référence explicite le désignant, mais en ce qu’il met en pratique les Écritures, qu’il accomplit ce qu’elles enseignent, ce qui en est le cœur, de l’ordre de la relation intime avec Dieu, son Père, et que cela parle pour lui.

Au fond, on est au cœur de la vocation pharisienne, dont Jésus recommande vivement à ses interlocuteurs une vraie mise en œuvre, comme il la demande tout particulièrement à ses disciples.

Il n’est d’autre lumière spirituelle que de cet ordre là, c’est ce en quoi nous sommes appelés à le suivre — « qui me suit ne marchera pas dans l'obscurité, mais aura la lumière de la vie » —, de sorte que notre vocation est aussi d’être, déjà en espérance, à sa suite, ce que lui est, viser à accomplir ce que lui accomplit : marcher dans cette lumière, viser à l’observance de ce qui est le cœur de l’enseignement biblique, et dont se réclament à juste titre les pharisiens. Reste pour chacun, chacune, à le pratiquer. Passage parallèle en Matthieu (5, 14) : « vous êtes la lumière du monde » — de l’ordre de la vocation à suivre Jésus, en qui se déploie cette lumière, celle de l’observance intime de la Parole divine.

En d’autres termes, les Écritures ne sont pas comme un objet qu’on mettrait en vitrine sans les pratiquer ; et Jésus non plus n’est pas comme un objet qu’on mettrait en vitrine sans le suivre quant à sa pratique de l’enseignement de la relation intime avec le Père !

Jésus est la lumière du monde par sa fidélité à cet enseignement dont la pratique est en soi témoignage, vie d’intimité avec le Père qui vaut témoignage intérieur (v. 18), et dont le rayonnement — devenant témoignage extérieur, le second témoin requis par la Torah — fonde l’autorité de Jésus, attestant cette relation à laquelle toutes et tous sont appelés. Pas besoin d’autre témoignage que ce qui se voit : celui-là vit dans l’intimité du Père, observant pleinement son enseignement — « moi, je suis la lumière du monde » —, et nous invitant, à notre humble mesure, à commencer à lui emboîter le pas — sachant que « qui me suit ne marchera pas dans l'obscurité, mais aura la lumière de la vie ».


RP, 30.03.2020
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samedi 28 mars 2020

Où peut conduire le réalisme…



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Jean 7, 40-53
40 Parmi les gens de la foule qui avaient écouté ses paroles, les uns disaient : « Vraiment, voici le Prophète ! »
41 D’autres disaient : « Le Messie, c’est lui. » Mais d’autres encore disaient : « Le Messie pourrait-il venir de la Galilée ?
42 L’Écriture ne dit-elle pas qu’il sera de la lignée de David et qu’il viendra de Bethléem, la petite cité dont David était originaire ? »
43 C’est ainsi que la foule se divisa à son sujet.
44 Quelques-uns d’entre eux voulurent l’arrêter, mais personne ne mit la main sur lui.
45 Les gardes revinrent donc vers les grands prêtres et les Pharisiens qui leur dirent : « Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? »
46 Les gardes répondirent : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. »
47 Les Pharisiens leur dirent : « Auriez-vous donc été abusés, vous aussi ?
48 Parmi les dirigeants ou parmi les Pharisiens, en est-il un seul qui ait cru en lui ?
49 Il y a tout juste cette masse qui ne connaît pas la Loi, des gens maudits ! »
50 Mais l’un d’entre les Pharisiens, ce Nicodème qui naguère était allé trouver Jésus, dit :
51 « Notre Loi condamnerait-elle un homme sans l’avoir entendu et sans savoir ce qu’il fait ? »
52 Ils répliquèrent : « Serais-tu de Galilée, toi aussi ? Cherche bien et tu verras que de Galilée il ne sort pas de prophète. »
53 Ils s’en allèrent chacun chez soi.

*



Où peut conduire le réalisme… Le texte que nous venons d’entendre fait apparaître les tensions, qui commencent à monter, tensions qui déboucheront sur la décision de laisser condamner Jésus par les Romains. Ce texte nous donne les premières indications sur ce qui est une réelle crainte de plusieurs : dans un pays sous domination romaine, Jésus commence à être perçu comme une menace potentielle, que résumera Caïphe, le grand prêtre, au ch. 11, v. 48 de ce même Évangile de Jean en ces termes : si ça continue, « les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation. » Prévision réaliste, l’histoire le montrera !

Que vient-il de se passer en effet ? Plusieurs se disent que Jésus est le Prophète, à savoir le nouveau prophète Élie annonçant le Messie (figure d’Élie que les évangiles reconnaissent en Jean le Baptiste) ; d’autres carrément disent qu’il est lui-même le Messie — rien que ça ! Voilà qui est fort subversif : le Messie est une figure royale, politique donc pour Rome, ce qui ne peut qu’être redoutable pour l’ordre romain.

Bref, entre d’un côté les responsables judéens réalistes et leurs partisans, et de l’autre ceux qui s’enthousiasment pour Jésus, on se divise, division dont on sait qu’elle atteint jusqu’au cœur des autorités : est mentionné ici Nicodème, qui — à l’instar de Joseph d’Arimathée, ou plus tard, selon le livre des Actes des Apôtres, de Gamaliel —, Nicodème est de ceux qui ne se rangent pas trop vite à l’avis de ceux qui choisissent, par réalisme, de jouer la carte du pouvoir romain. Et les réalistes de faire valoir qu’on ne sache pas de ce Jésus ce qu’on attend du Messie, à savoir qu’il vienne de Bethléem ou descende de David — une allusion qui témoigne de la connaissance chez Jean de la tradition recueillie notamment par Matthieu et Luc, disant que ce Galiléen (sort-il des prophètes de Galilée ?), ce Galiléen est bien pourtant de la lignée davidique, et est né à Bethléem.

En tout cela, ces quelques versets de l’Évangile de Jean nous donnent en une première esquisse le début d’un processus qui conduira inéluctablement à la croix, châtiment romain contre les rebelles. Des autorités qui en toutes leurs instances, du sacerdoce du Temple jusqu’à la royauté des Hérode doivent leur statut au pouvoir réel, de fait, celui de Rome, celui de César — « nous n’avons de roi que César » diront les mêmes, plus tard (en Jean ch. 19, v. 16), quand tout sera dévoilé. Tous ligués avec Rome contre celui qui affirmera devant le représentant du pouvoir terrestre effectif, Pilate, que son règne n’est pas de ce monde (Jean 18, 36).


RP, 28.03.2020
En direct sur RCF Poitou à 8h 45

Fréquences radio : — Châtellerault : 99.2 fm — Civray : 91.9 fm
— Montmorillon : 90.3 fm — Niort : 89.3 fm
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jeudi 26 mars 2020

En hommage aux soignants…



Méditation du 19 mars 2020
PDF ici<br /> Audio (avec en musique de fond Johann Pachelbel - <i>Canon en ré majeur</i>) <b>ici</b> :<br /> <audio controls="" src="https://drive.google.com/uc?id=1CGbcEVzW0K8Wp--mVW4rp0NDraCpCRlI"> ... </audio><br />

En hommage aux soignants, en hôpitaux, médecine de ville et des campagnes, pharmacies, et toutes celles et ceux qui se mettent à notre service, et tant d’autres dans les commerces de proximité, caissières et services maintenus, quand il ne nous est demandé que de rester à la maison…

Voici donc une petite méditation de carême (selon l’étymologie du mot : quarantaine) pandémique, en forme de remerciements à celles et ceux à qui nous ne pourrons pas rendre toute la « monnaie de leur pièce » — je fais allusion par cette expression à un éditorial radiophonique qui la citait ce matin, parlant pour sa part de leur rendre cette monnaie, après…

Ce qui a évoqué en moi la parabole du bon Samaritain, où selon l’Évangile, l’accomplissement de la Loi biblique, de la Loi d’amour, consiste justement, selon Jésus — après qu’un Samaritain se soit fait un débiteur insolvable, qui ne pourra pas lui rendre sa monnaie —, en cette parole finale : « toi aussi, fais de même », ce qui revient donc à dire : toi aussi, fais toi des débiteurs — insolvables !

Avant de poursuivre, je lis, en Luc 10, 25-37 :
25 voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de compassion.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."

*

Chose plus étrange qu'il n'y parait que cette parabole dite du bon Samaritain et le dialogue qui l'amène, au point que quand on reprend le propos final de Jésus, « toi fais de même », on risque tout bonnement de choquer un auditeur attentif, et on peut le comprendre. Que vient, en effet, de faire le Samaritain ? À travers son admirable acte de compassion, effectivement digne d'imitation (à la mesure des moyens de chacun — l'homme ici n’est pas médecin, mais il est assez aisé pour offrir le nombre de jours d'hôtellerie qu'il faut au blessé), il vient de se faire, fût-ce malgré lui, un débiteur… un débiteur insolvable qui plus est — le Samaritain n'est même plus là pour recevoir ne serait-ce qu'un remerciement d'un blessé curieusement laissé là avec sa dette insolvable. Ce qui dans toute relation humaine est un vrai problème. Les anthropologues rappellent que tout don appelle un contre-don — ce pourquoi, trace de cela, une invitation à un repas se compense en apportant… une bouteille de vin, un gâteau, des fleurs…

Dans une civilisation traditionnelle, commune dans l'Antiquité, c'est particulièrement sensible ! Et Jésus d'inviter à se faire comme le Samaritain… des débiteurs — insolvables — !? Qu'est-ce à dire ? C'est cet aspect des choses qui couramment nous échappe quand nous lisons ce texte de l’Évangile !

Aujourd’hui de même, le contre-don est ce que nous ne pourrons pas offrir aux soignants, et à d’autres, comme le blessé de la parabole ne pouvait pas rembourser le Samaritain qui l’avait sauvé. Ce qui rend ce texte très actuel…

*

Venons-en au début du dialogue. Comme il est coutume dans les Évangiles, voici un légiste qui veut mettre Jésus à l'épreuve. À comparer avec les autres situations similaires, il s'agit de voir quelle est son observance de la Loi d’amour qu’il reprend et qu’il entend accomplir. Son interlocuteur est un légiste, on dirait aujourd'hui un bibliste ou un exégète. Il est en tant que tel fondé à interroger Jésus qui apparaît en position d'enseignant — « Maître », l’interpelle-t-il.

Notons que la question du légiste est la même que celle de l'homme riche quelques chapitres plus loin (Luc 18, 18-27) : « que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » Et ici, à la question par laquelle Jésus répond à sa question (puisque Jésus répond à sa question par une question), c'est le légiste qui donne en réponse le résumé de la Loi, aimer Dieu et son prochain, parfaitement en accord avec la tradition juive tout comme Jésus.

C'est la sentence de Jésus qui, du coup, interroge : « fais cela et tu auras la vie ». On imagine le légiste trouvant cela un peu bref. Sentence correcte mais demandant précision : qui est à un tel niveau de fidélité à l'enseignement biblique qu'il puisse prétendre « faire cela » à l'égard du prochain ?! Un peu léger, et légaliste, genre salut par les œuvres, non ?

Ce pourquoi l'homme pousse plus avant, voulant se justifier, dit le texte, ce qui préci­sément sous-entend : « qui, à commencer par moi, prétendrait être à la hauteur ? »

Le légiste pousse donc plus avant sur le terrain de l'exégèse avec la question qui s'impose face au précepte biblique : « et qui est mon prochain ? » — car « si vous aimez seulement ceux qui vous aiment »… (Luc 6, 32). Alors Jésus de préciser son exégèse, en plaçant un Samaritain dans la parabole qu'il donne comme illustration en forme de aggada, c'est-à-dire récit, comme cela se fait dans le judaïsme, comme développement illustré de son enseignement. Ici une illustration de sa lecture de Lévitique 19, d'où est extrait le précepte « tu aimeras (pour) ton prochain comme toi-même » (v. 18). Dans les versets 17 et 18 de ce passage de Lévitique 19, le terme français « prochain » correspond, dans une progression, à trois termes en hébreu, littéralement : le frère au sens biologique, puis le « compatriote » et enfin tout semblable, donc quiconque, sachant que la fin du chapitre reprend, avec le même verbe : « tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lv 19, 34). La dimension d'ouverture universelle de cet enseignement est bien inscrite dans le texte du Lévitique qu'a cité le légiste. En tout cela, Jésus et le légiste qui l’interroge ont tout pour être d‘accord.

*

Mais là n'est pas la pointe de la petite histoire racontée par Jésus, qui ne perd pas de vue la première question du légiste à propos de la vie éternelle — il va y revenir.

Cela en partant de l'allusion implicite aux deux temples, celui de Samarie au Mont Garizim auquel est attaché le Samaritain, et celui de Jérusalem, référent de Jésus et du légiste, allusion faite par la mention d'un prêtre et d'un lévite, c'est-à-dire des représentants du temple, ce que ne seraient ni un pharisien ni un scribe par exemple ; allusion au temple de référence, donc, ce qui différencie le Samaritain d'un côté, et de l'autre Jésus et le légiste, qui sont tous deux juifs. Au-delà de ce fait (parallèle avec l'épisode de la Samaritaine en Jean 4), il est question de la symbolique de la présence de Dieu, qui s'annonce ici déborder, en esprit et en vérité, la fonction symbolique du temple. Là aussi, le légiste peut aisément l'entendre et être d'accord avec Jésus.

Dieu ne demeure pas dans le temple, mais le temple symbolise la présence (la shekhina) de Dieu parmi le peuple, selon la lecture juive d'Exode 25, 8 : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d'eux ». Et donc, Dieu a moyen d'agir même par un Samaritain. Le légiste peut l'entendre sans problème. Là où ça se corse, c'est au point où Jésus, tout en ayant répondu à la seconde question du légiste : « qui est mon prochain ? » est revenu à sa première question, sur la vie éternelle, en reprenant à la fin la même réponse, et soulignant en quelque sorte cette réponse : « fais cela » !

Disons tout de suite que, puisque c'est la même question que pose l'homme riche un peu plus loin, c'est aussi la même réponse que donne Jésus, mettant le salut en rapport avec la Loi pour en souligner (ce qui rejoint la perplexité du légiste) l'impossibilité aux hommes, incapables comme le chameau de passer par le trou de l'aiguille dans un cas, s'avérant débiteurs insolvables dans l'autre cas, ici, au terme de cette parabole, dont le propos lapidaire final est : fais comme le Samaritain, qui (réponse à la seconde question du légiste) s'est fait un prochain… et débiteur — insolvable ! « Toi aussi fais de même » ! Qu'est-ce à dire ? C'est ici que l'auditeur attentif est fondé à être choqué, et c'est vraisemblablement ce que cherche Jésus !

Passé le prêtre et le lévite, les deux personnages principaux sont le Samaritain et le blessé, à savoir d'un côté un pauvre radical : dépouillé, roué de coups, laissé à moitié mort par les bandits qui s'en sont allés. Et de l'autre un homme avec une monture et suffisamment d'argent pour que le blessé puisse arriver à l'auberge et y rester autant qu'il le faudra. Cela symbolisant une vraie richesse intérieure, cette richesse d’âme qui le conduit à son attitude envers un blessé qu'il ne connaît pas, au bénéfice de sa compassion comme si c'était un de ses proches — se montrant son prochain. Pauvreté radicale d'un côté, richesse indubitable de l'autre. Voilà qui va faire du blessé le tenant d'une dette — il doit la vie au Samaritain ! — qu'il ne pourra pas rembourser : d'autant que son bienfaiteur est parti sans laisser d'adresse ! Et Jésus de conclure par un lapidaire : « fais de même » !

*

Or toute réflexion sérieuse sur la question de la dette nous conduit à sortir de la naïveté qui verrait Jésus prôner on ne sait quelle générosité gratuite qui serait censée nous libérer de la logique de la dette — où l'on bute encore et toujours sur l'impossibilité de passer par le trou d'une aiguille. Au-delà des études anthropologi­ques et sociologiques sur la dette comme, par exemple, celles menées sur une ancien­ne institution, redoutable, celle du potlach en Amérique du Nord, où le don supposé gratuit s'avère viser à dominer le prochain en le rendant insolvable, analyse (de Marcel Mauss) reprise par l'écrivain Georges Bataille dans son livre La part maudite ; car c'est bien cela qui se cache derrière ce don supposé gratuit, empêchant l'autre de traduire sa gratitude en réintégrant sa dignité — au-delà de ces études sur la dette, on sait que l'aide aux pays pauvres endettés, dépouillés par les bandits, aide comme don supposé gratuit, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité ! Y a-t-il cela au bout de la parabole du bon Samaritain ?

À moins qu'à commencer par admettre qu'il s'agit bel et bien de dette, d'un débiteur insolvable qui nous est dessiné expressément dans le blessé, on n'entende l'enseignement de Jésus d'une tout autre façon — comme une parabole, précisément, et de nous demander : de quelle dette est-il question me concernant ? Alors une voie se dégage, qui fait de chacun de nous qui entend, à la suite du légiste, à la fois un Samaritain compassionnel — « fais de même » — et un blessé, un Samaritain compassionnel potentiel parce qu'un blessé, blessé chargé d'une dette immense, dette de grâce, dette de gratuité (et donc d'autant plus insolvable), un blessé au bénéfice des soins d'un Samaritain absenté (dans lequel les Pères de l'Église ont vu le Christ absenté), soins de la grâce infiniment gratuite, et qui comme telle fait de chacun de nous des débiteurs insolvables dès lors appelés à faire à leur tour autant de débiteurs de gratuité insolvables, à commencer par remettre à leur tour les dettes, puisque conscients de ce que leur propre dette est insolvable (cf. a contrario la parabole du débiteur impitoyable — Mt 18, 23-35).

*

Alors s'ouvre le cœur de la bonne nouvelle au cœur même de l'enseignement de la Loi : aime sans autre raison que de savoir que tu as aussi été aimé, d'une façon telle que tu ne peux t'en acquitter (dette infinie au Dieu sauveur : 1er commandement, qui se traduit, comme gratitude, en imitation de Dieu à l'égard du prochain : 2e commandement, semblable au 1er). Comment entrer dans la vie ? En entrant dans le double commandement comme porte de la vie d'éternité, porte du Royaume espéré, selon ce que nous prions, demandant la venue du Règne de Dieu selon l'enseignement de Jésus du Notre Père quelques versets après cette parabole : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs ».

Aujourd’hui, nous voilà comme des blessés au bord de la route, à qui il n’est demandé que de rester en quarantaine (c’est-à-dire en carême) pour ne pas propager la maladie qui en tue d’autres, quand tel le Samaritain de la parabole, un monde soignant et un monde de services se consacrent, à leur péril, à secourir. Nous contractons à leur égard une dette que nous ne pourrons pas leur rendre — autrement que selon nos moyens et dons propres, que nous ne pourrons que traduire en les imitant à notre façon, et, déjà aujourd’hui, en restant confinés.



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mercredi 25 mars 2020

Ouvriers de la onzième heure



En ce temps de retrait, carême / quarantaine, les lectures proposées au quotidien par la FPF correspondent ces jours-ci aux textes de nos études bibliques / catéchisme adultes de Poitiers et Châtellerault…

Méditation ci-dessous
PDF ici
Prédication en audio — sans fond musical ici ;
avec musique de fond (Max Richter - Return 2) ici :


Matthieu 20, 1-16
1 "Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit : Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail ? —
7 C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. Il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne.
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison :
12 Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.
13 Mais il répliqua à l’un d’eux : Mon ami, je ne te fais pas de tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.
15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ?
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers."

*

Même depuis nos enfermements dans nos solitudes pandémiques, il nous est facile d’imaginer les circonstances de la parabole surtout si on a eu l’occasion de faire les vendanges, comme c’est probablement le cas pour la plupart des premiers auditeurs de la parabole : ils savent — entendant évoquer ces vendangeurs qui se plaignent du poids de la chaleur du jour (v. 12) — combien en effet au bout de plusieurs heures, cela devient pénible.

Ceux à qui Jésus s'adresse savent : la journée qui avance, le soleil qui monte et qui très vite assomme, jusqu’à cette heureuse pause casse-croûte, qui elle-même a quelque chose de désespérant : elle ne débouchera pas sur la sieste, mais, trop courte, sur la reprise sous le soleil brûlant. Et les reins qui tirent de plus en plus, surtout sur les derniers moments de la journée. Les auditeurs de Jésus savent.

Le maître de la vigne a embauché à toutes les heures d’une journée, qui, pour les premiers, a commencé à six heures du matin, l’heure où les moustiques de la nuit sortent des feuilles humides et froides des ceps pour vous piquer les mains et vous dévorer le sang. Pour eux, au moment où ils voient l’heureuse fin de la journée se profiler, ce moment où on peut enfin se détendre, prendre un repas rapide et s’allonger, le maître embauche encore : jusqu’à la onzième heure, c’est-à-dire dix-sept heures.

Et voilà les nouveaux venus, frais et dispos, qui coupent les grappes avec entrain, imposant à tous un rythme alerte pour avancer dans la vigne. Le maître, d’ailleurs, n’est peut-être pas mécontent : voilà une main d’œuvre vivifiée. Et les premiers venus qui redressent le dos de temps en temps pour détendre leurs reins…

Enfin, la journée se termine : il est dix-huit heures. On s’approche alors pour recevoir la paye de la journée. Salaire correct : un denier, un peu moins d’un franc or, très convenable. Et voilà que tous reçoivent le plein salaire. N’est-ce pas décourageant pour les premiers ?… En fait, à y regarder de près, on les imagine quand même mal en train de s’irriter. Demain est un nouveau jour, et les ouvriers de la onzième heure d’aujourd’hui, commenceront à l’aube, à moins qu’ils n’arrêtent complètement, mais les mêmes ne pourront pas arriver à nouveau à cinq heures de l’après-midi !

*

En fait, à ce point, avec cette irritation des ouvriers, on a déjà quitté la parabole : l’irritation ne concerne pas les vendangeurs, elle nous concerne. Car c’est une parabole, qui n’est pas là que pour nous parler de vignes et de frustrations d’ouvriers fatigués.

Il est question des relations entre les bons croyants, et de longue date, auxquels Jésus annonce que dans la perspective de leur venue au Royaume de Dieu, quant à leur entrée dans la mission de Dieu, fût-elle tardive, les derniers ne sauraient être lésés devant Dieu par rapport à eux, qui ont eu un comportement irréprochable. On est passé au-delà de la parabole, illustration de ce que les fidèles peuvent s’irriter de voir la façon dont Jésus accueille quiconque — genre imbuvables collecteurs d’impôts au service des Romains !

Quand même… avoir porté le fardeau de la fidélité à l’œuvre de Dieu pour préparer le Royaume, et maintenant qu’il s’est approché, en voir octroyer les privilèges à ceux qui se contentent d’en profiter sans avoir eu à porter le poids du fardeau qui l’a préparé, c’est un peu fort de café.

N’entend-on pas régulièrement cela ? Pensons ne serait-ce qu'à la façon dont les pays aisés ont tendance à se fermer de sorte que ceux qui vivent dans des pays plus pauvres ne puissent pas bénéficier de leurs biens.

Déjà aux temps bibliques, comme pour les frères de Joseph, esclave étranger vendu par ses frères, grâce à qui l’Égypte a ensuite été sauvée de la famine ; ces frères arrivant ensuite en Égypte comme réfugiés économiques. L'histoire de Joseph et de ses frères, et de l’accueil des étrangers et réfugiés est comme une autre parabole des ouvriers de la onzième heure : il s'agit au fond du Royaume et de la mission libératrice confiée à celles et ceux qui y sont appelés. Il s’agit de la façon dont celles et ceux spirituellement riches depuis longtemps, voire des générations, ou dans des pays économiquement aisés, vivent sur un acquis, voire celui de leurs ancêtres, de sorte que le rythme plus alerte qui pourrait tout vivifier est bloqué ; comme le travail dans les vignes se fait moins allègrement en fin de journée.

*

Et si, comme le dit le prophète Ésaïe, les voies de Dieu étaient infiniment au-dessus des nôtres ? Si ce qui nous parait injuste n'était que signe d'une sagesse infiniment plus profonde, et même comme le dit Jésus, signe, simplement, de bonté : « vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? » (Mt 20, 15), car comme on le lit au prophète Ésaïe, « Dieu pardonne abondamment » (És 55, 7) ? — pensons au pardon octroyé aux frères de Joseph qui l'ont vendu en esclavage et bénéficient plus tard de ce qu'il a acquis pour leur bien à eux !

C’est là que conduit la parabole. Un besoin de vie, de plénitude de vie qui est rempli par le maître de la vigne, pour quiconque y entre. Un besoin de plénitude de joie du don, dont se privent ceux qui, pour avoir commencé tôt, ne voient pas qu'ils ont eux-mêmes le plein salaire dans les mains et qui au lieu de s'en réjouir, s’attristent de ce que d’autres qui apparemment en ont moins fait reçoivent le même bonheur… finalement au bénéfice de tous ! La plénitude de vie et de bonheur ne nuit à personne, au contraire, elle est cadeau pour tous !

Et, ironie, ne pas voir cela revient à voir d'un mauvais œil que Dieu soit bon — non pas à l'égard d'autrui finalement, comme le penseraient les ouvriers premiers arrivés, mais à leur égard aussi ! Car c'est aujourd'hui le jour de la plénitude du Royaume, pour quiconque sait l'accueillir et regarder sa journée de vendanges comme pas si désagréable que ça au fond ! Chargée de moments de joie elle aussi, à bien y regarder. Le salaire, le don de la vie, c'est aussi cela !… On garde de bons souvenirs des vendanges, du partage qui s'y vit : déjà un avant goût du Royaume, vigne du Seigneur.

Saurez-vous, demande la parabole, être reconnaissants au Maître de la vigne pour une sagesse qui vous dépasse, et qui pour tous est grâce : le don qu'il nous promet est la liberté du Royaume. Que chacun se confie donc à la sagesse du Maître… Auprès de qui se trouve l'immense cadeau qui nous est donné.



La voici, l’heureuse journée
Qui répond à notre désir ;
Louons Dieu qui nous l’a donnée,
Faisons-en tout notre plaisir.

(Psaume 118 § 12
trad. Clément Marot, adapt. François Gonin)



Max Richter - Return 2

lundi 23 mars 2020

Pandémie et crise de culpabilité



En ce temps de retrait, carême / quarantaine, les lectures proposées au quotidien par la FPF correspondent ces jours-ci aux textes de nos études bibliques / catéchisme adultes de Poitiers et Châtellerault…

Méditation ci-dessous
PDF ici
Audio (avec en musique de fond : Vangelis - Blade Runner Blues, puis Reve) ici :



L’actualité épidémique, dans son effroyable extension mondiale, nous expose, comme pour d’autres cas similaires dans l’histoire — nous le savons —, à des risques de théories du complot inventant des coupables imaginaires, mais aussi à des mises en cible de comportements irresponsables (il y en a certes, hélas) ; cela risquant de nous faire perdre de vue la menace concrète et comment y faire face…

Matthieu 18, 15-22
15  "Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.
16  S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.
17  S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église, et s’il refuse d’écouter même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts.
18  En vérité, je vous le déclare : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.
19  "Je vous le déclare encore, si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.
20  Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux."
21  Alors Pierre s’approcha et lui dit : « Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je ? Jusqu’à sept fois ? »
22  Jésus lui dit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. »

*

Ce texte s’insère entre la parabole des 99 brebis plus une — où le berger laisse 99 brebis pour en récupérer une seule qui s'est égarée (Mt 18, 12-14) — et la parabole du débiteur impitoyable, où un homme qui vient d’être soulagé de sa dette refuse de remettre celle qu’un autre a contracté envers lui (Mt 18, 23-35). Notre texte a tout d’une sorte de commentaire de la parabole qui le précède : le « frère qui a péché » comme la centième brebis qui retient toute l’attention du berger.

Un texte qui serait donc presque un manifeste contre la fermeture au pardon (telle celle du débiteur impitoyable présenté juste après) et dès lors contre l’exclusion (fût-elle symbolique) de tel ou tel coupable (ou supposé tel) : à exclure du groupe, de l’entreprise,… de l’Église, de la société des gens fréquentables, etc. Avouons que c’est une tendance tout humaine que de déclarer tel ou tel infréquentable. La pratique est commode. Elle permet de se défausser sur autrui qui a quand même l’air d’avoir plus à se faire pardonner que moi-même. Surtout si manifestement il a vraiment péché, comme dans l’hypothèse proposée par ici Jésus.

Alors Jésus, pour qui la centième brebis a un prix infini au regard du Père, va proposer une autre voie. Contre la tentation de pointer du doigt le fautif (pratique devenue normale dans les réseaux sociaux comme dans les talk shows, où autant de « toutologues » dévoilent à tous des coupables), Jésus propose d’éviter au maximum de faire du bruit autour de l’affaire : reprends seul à seul « ton frère qui a péché ». Remarquons déjà la dimension exagérée, presque ironique peut-être, de l’exemple choisi par Jésus : il n’évoque pas un tort partagé, ce qui est presque toujours le cas. Il donne le cas hypothétique où celui qui accuse serait parfaitement intègre : « si ton frère a péché » — sous-entendu : contre toi qui es pur !?…

Eh bien, même dans ce cas-là, dit Jésus, ne l’accable pas — ce qui serait pourtant possible, et qui est plutôt fréquent : on l’a noté, c’est commode, ça a la vertu de faire apparaître en contraste la pureté irréprochable de l’offensé, ou de l’accusateur. Non : « reprends-le seul à seul ». Il s’agit bien de la centième brebis, précieuse au point que cette première étape bien négociée a de fortes chances de fonctionner : « tu auras gagné ton frère », indique Jésus.

Mais allons-y au pire, envisage-t-il cependant : ton frère se comporte comme une bourrique. Alors, on connaît dans ce cas la procédure de la Torah — que Jésus cite : deux ou trois témoins. À cette étape on n’a pas encore convoqué la presse ! Mais pourtant déjà, l’offensé hypothétique a commencé à se faire partie civile, c’est-à-dire victime collective, victime représentative — peut-être le porte-parole des 99 brebis qui n’ont pas que ça à faire qu’attendre le retour du berger sous la menace du loup, de la nuit qui approche, de la menace pandémique peut-être…

Avec deux ou trois témoins, on est bien passé à une autre étape. Mais on n'en est pas à l'exclusion — qui manifestement n’enthousiasme pas Jésus qui en évoque la coutume. Certes, celles et ceux à qui est adressée la vocation messianique n’ont pas à se dissoudre dans une société d’idolâtres et de collaborateurs (païens et collecteurs des impôts des Romains — puisque qu’il est question de cela parlant de pécheurs v. 17) ! Où Jésus, s’il a évoqué la possibilité réelle de l’exclusion, revient toutefois sur les deux ou trois témoins — pour rappeler le pouvoir de réconciliation, ce pouvoir qui est en son nom — le nom de l’exclu, Jésus, l’exclu par excellence (« là où deux ou trois »… sont réunis non plus pour juger l’égaré, mais pour en faire un réconcilié et être au milieu d’eux).

« Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel ». « Pouvoir des clefs » ?… Lier – délier. Mais Jésus n’invite en aucun cas à lier les gens ! — mais au contraire à les délier en liant le péché : « tout ce que vous lierez sur la terre (le péché) sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre (ses victimes) sera délié au ciel ». Nous voilà donc au cœur de l’Évangile, comme dans la parabole des cent brebis. Il est une puissance aimante du Père, qui délie. À l’époque des dénonciations via tweets et autres réseaux sociaux ou talk shows, il est devenu commun que l’on dise, devant des foules prises comme témoins potentiels, ce qui relève de l’intimité. Ce dont Jésus parlait et qui, hélas, arrive, le dévoilement d’un problème devant tous, semble devenu une panacée ; oubliant l'importance de la discrétion, voire du secret.

Jésus ne parle pas pour rien de lier et de délier. La connaissance de la faute, commise, ou subie, lie, crée un lien, et en l’occurrence très fort. Un lien qui s’apparente à une vulnérabilité partagée.

Sachant en outre qu’il est des fautes difficiles à pardonner, alors, a fortiori : seul à seul !… dit Jésus. Ou si la situation l'exige, risquant de devenir publique, deux ou trois tout au plus : « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » ! Éviter à tout prix le recours ultime au dévoilement public, et que dire quand c’est sur la base de simples rumeurs (ou « fake news ») — Jésus revient donc aux deux ou trois — disant avec force le pouvoir de délier le pécheur et de lier le péché.

La suite du texte donne des indications sur ce pouvoir : jusqu’à combien de fois pardonnerai-je ? demandera Pierre juste après. 70 fois 7 fois, c’est-à-dire sans limite répond Jésus, qui ajoute la parabole du débiteur impitoyable signifiant : mettez-vous à la place de celui qui est en dette, notamment à votre égard. Se mettre à sa place. Ou, en bref : et si le frère qui a péché, c’était moi ?… quand celui qui me reprend seul à seul, celui qui a le pouvoir de me délier — n’est nul autre que Jésus.

*

Où tout le propos se retourne, en ces termes, ceux d’une prière :

Jésus, je suis ton frère, ta sœur, qui ai péché contre toi, je suis la centième brebis, et tu me reprends, seul à seul(e), me plaçant face au Père de tendresse et de pardon… qui redit à chacune et chacun : « quand bien même les montagnes s’effondreraient, mon alliance demeurera inébranlable, mon amour pour toi est éternel et je te garde toute ma tendresse » (Ésaïe 54, 10) ; Père de bonté auquel, ensemble, nous nous adressons en confiance — confessant notre sentiment d’impuissance pour qu’il n’induise pas en nous la tentation du découragement dans la lutte — lutte contre la menace selon les moyens de chacun, ne serait-ce que l’humble confinement.

Alors nous voici, forts de la promesse renouvelée, en solidarité avec toutes celles et tous ceux qui sont atteints et avec leurs proches, et particulièrement celles et ceux qui les soignent, au près : quand ici la maladie fragilise plus encore qu’habituellement pauvres et migrants — et au loin : tout spécialement avec celles et ceux qui vivent dans des pays en faiblesse plus profonde que le nôtre quant aux moyens et aux institutions de santé, et aussi face au risque de la faim quand choix économiques, monoculture, etc., les ont placés en dépendance alimentaire, notamment en Afrique, et autres pays, du sud, et ailleurs.

Priant que soient éclairées les pensées et dirigés les actes de celles et ceux qui exercent des responsabilités en ce monde et en notre pays,

Et te disant, comme Jésus nous l’a enseigné, Notre Père




samedi 21 mars 2020

Libre confinement et poisson de Saint Pierre



Poisson appelé "Saint Pierre", étant comme marqué de chaque côté par un doigt de Pierre
peint par Nathalie Lemoine - Le Saint Pierre

PDF ici
Audio (avec en musique de fond : Éric Serra - Le grand bleu) ici :



Matthieu 17, 24-27
24 Comme ils étaient arrivés à Capharnaüm, ceux qui perçoivent les didrachmes s’avancèrent vers Pierre et lui dirent : « Est-ce que votre maître ne paie pas les didrachmes ? » –
25 « Si », dit-il. Quand Pierre fut arrivé à la maison, Jésus, prenant les devants, lui dit : « Quel est ton avis, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôt ? De leurs fils, ou des étrangers ? »
26 Et comme il répondait : « Des étrangers », Jésus lui dit : « Par conséquent, les fils sont libres.
27 Toutefois, pour ne pas causer la chute de ces gens-là, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui mordra, et ouvre-lui la bouche : tu y trouveras un statère. Prends-le et donne-le-leur, pour moi et pour toi. »

*

Quelques chiffres d’abord : un statère égale deux didrachmes (soit deux doubles drachmes), prix de la taxe individuelle du Temple pour deux (l’équivalent, environ, d’un peu plus de 100 € par personne). Dans le poisson on trouve donc de quoi payer pile l’impôt de deux personnes, Jésus et Pierre.

Cette pratique remonte au livre de l’Exode (ch. 30, v. 13) : un demi-sicle pour la construction et l’entretien du Tabernacle. On la retrouve en 2 Chroniques 24, 6 et Néhémie 10, 32-33 pour la reconstruction du Temple.

Elle s’inscrit parmi les différentes pratiques financières de l’Israël biblique, dont la plus connue est la dîme, pratiquée scrupuleusement par les plus attentifs des fidèles : cf. Luc 18, 12 : « je paie la dîme de tout ce que je me procure », dit en silence devant Dieu le pharisien de la parabole. Matthieu 23, 23 mentionne « la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin » — cf. Lévitique ch. 27. Le prophète Malachie (ch. 3, v. 10) s’inscrit dans ce type de lecture de la Torah, alors unanime : « Apportez à la maison du trésor toutes les dîmes, Afin qu’il y ait de la nourriture dans ma maison ; Mettez-moi de la sorte à l’épreuve, dit le Seigneur Tsebaoth. Et vous verrez si je n’ouvre pas pour vous les écluses des cieux, Si je ne répands pas sur vous la bénédiction en abondance. »

*

Apparemment, Jésus estimerait qu’il n’y a pas lieu d’observer l’enseignement biblique sur ce point ?! Tirer du texte de Matthieu cette conclusion est aller un peu vite en besogne. Disons même qu’à y regarder de près le propos de Jésus relève précisément d’une exégèse stricte de la Torah et des Prophètes.

Le peuple à qui il est demandé des taxes est un peuple libre, et libéré politiquement par l’Exode : « je suis le Seigneur qui t’ai libéré du pays de l’esclavage » — première parole du Décalogue. Un peuple d’enfants du Roi, pour reprendre la formule utilisée par Jésus, et donc non soumis à l’impôt ! comme il le dit, dans une allusion, faite à travers son propos sur l’impôt du Temple, à la domination romaine.

Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit de ne pas contribuer à la vie cultuelle, et à la vie de la Cité en général. Au contraire. Mais pour les fils et les filles de la liberté octroyée par le Père, l’impôt est transformé en contribution pour laquelle le Père lui-même pourvoit (cf. supra Malachie et les écluses des cieux), comme en atteste le signe de la pièce dans le poisson, correspondant pile à la taxe du Temple. Libéré du pays de l’esclavage par l’Exode, on n’en n’est plus à une capitation, ou à un tribut imposé, selon la pratique de l’occupant romain aux non-citoyens que sont les peuples dominés.

Par son geste et ses paroles, Jésus témoigne donc de l’espérance du Royaume dont il est porteur, et dont les filles et fils du Roi, qui est le Seigneur lui-même, sont des hommes et des femmes libres, qui dans la liberté dont ils bénéficient, contribuent à la vie des institutions, passant peut-être aux yeux des « étrangers » à la liberté qu’ainsi ils ne scandalisent point pour de ces « étrangers » eux aussi. Ils n’en savent pas moins qu’ils sont libres et contribuent comme des hommes et des femmes libres. Peut-être est-ce la leçon de cet épisode qui fait dire à Paul : « payez les impôts. Car les magistrats sont des ministres de Dieu appliqués à cette fonction » (Romains 13, 6).

Ouverture universaliste d’une conviction enracinée dans l’Exode d’Israël, et élargie à toutes et tous : la citoyenneté universelle des hommes et des femmes libres, contribuant à la vie commune avec l’intelligence et la discrétion prônées ici par Jésus — comme s’il s’agissait d’un acte non-volontaire, pour ne pas les scandaliser.

En ces jours de quarantaine mondiale, le confinement peut ainsi devenir l’acte libre et citoyen de filles et fils du Seigneur qui nous libère de tous nos esclavages.





Éric Serra - Le grand bleu, Ouverture

samedi 7 mars 2020

Évangile selon Matthieu - Exigences du Royaume



Rencontres suspendues à compter du 14 mars 2020

Lire Matthieu 18-22

(Voir ICI, la nouvelle version 2020 – 68 pages – du tableau des citations de la Bible des Septante dans l’Évangile de Matthieu - © Philip van Tienhoven)


• Le plus grand et les petits (18, 1-14)
• Si ton frère a péché (18, 15-35)
• Pardonner jusqu'à 77 fois 7 fois

• Que l'homme ne le sépare pas ce que Dieu a uni (19, 1-15)
• Le jeune homme riche (19, 16-30)

• Ouvriers de la onzième heure (20, 1-16)
• Troisième annonce de la passion (20, 17-19)
• Les fils de Zébédée (20, 20-28)
• Les aveugles de Jéricho (20, 29-34)

• L'entrée à Jérusalem (21, 1-11)
• L'expulsion des marchands du Temple (21, 12-17)
• Le figuier desséché (21, 18-22)
• L'autorité de Jésus (21, 23-27)
• Parabole des deux fils (21, 28-32)
• Parabole des vignerons (21, 33-46)

• Parabole des invités à la noce (22, 1-14)
• Rendez à César… (22, 15-22)
• La résurrection des mort (22, 23-33)
• Le grand commandement (22, 34-40)
• Fils de David ? (22, 41-46)


Rencontres suspendues à compter du 14 mars 2020


RP
Évangile selon Matthieu

Église protestante unie de France / Poitiers
Étude biblique / catéchisme adultes 2019-2020
– 1ère part. Chaque 2e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 3e mardi à 20 h 30
– 2ème part. Chaque 3e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 2e mardi à 20 h 30
6 — Exigences du Royaume (Mt ch. 18-22)
(Poitiers : 10 & 12 + 17 & 19 mars / Châtellerault : 24 mars) (PDF)