mardi 10 juin 2025

Cathares. L’extinction d’une Église




La fin tragique du catharisme nous dit qu’une Église peut mourir. Le propos de Jésus : “les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle” (Mt 16, 18) parle de l’Église comme réalité transcendant toutes les institutions censées la représenter, qui, elles, sont toutes mortelles. De nombreuses Églises historiques ont disparu depuis 2000 ans. Le cas le plus tragique est peut-être le cas cathare. Pour l’Occitanie, une date symbolique, pour ce qui en est connu : 1321, la mort du dernier parfait connu, Bélibaste. Or, sachant que la perpétuation de l'Église se faisait par imposition des mains d’un parfait (pour ce terme, cf. par ex. 1 Co 2, 6 ; Ph 3, 15), l'Église cathare s’est éteinte irrémédiablement. Tout au plus un disciple des parfaits disparus peut-il espérer qu’un ange céleste vienne lui ouvrir le paradis céleste au moment de sa mort. Mais pas de possibilité de reconstituer une Église sur terre, attestée par un parfait antécédent…

Situation terrible d’une Église s’éteignant, détruite par l’histoire toujours incompatible avec l’ultime, avec la pureté et la vérité… incompatibilité qui a conduit à la croix Jésus, annonçant à ses disciples une fin similaire : “si on a fait cela au bois vert (la persécution et la mort), qu’en sera-t-il du bois sec ?” (Luc 23, 31.) Hors cela, tous les christianismes composant avec l’histoire, jusqu’à prendre le pouvoir, sont dans une forme ou une autre d'infidélité au Maître, ce qui éventuellement ne les empêchera pas de mourir aussi. C’est ce qui est arrivé à ce qui a été qualifié comme “augustinisme politique”…


Augustin, Origène et la question de l’histoire

L’augustinisme politique désigne l’application de la pensée d’Augustin d’Hippone au domaine politique, en particulier à partir de son œuvre majeure, La Cité de Dieu. La notion d’augustinisme politique a été forgée au XXᵉ siècle, par Henri-Xavier Arquillière, pour qualifier la tendance médiévale à absorber le droit naturel de l’État dans la justice surnaturelle et le droit ecclésiastique.

La notion d’augustinisme politique ne correspond pas à la pensée d’Augustin mais à une déformation médiévale (principalement par la papauté grégorienne) ou moderne (J.D. Vance) !

L’augustinisme politique repose en grande partie sur l’idée d’un déficit de la nature que l'Église romaine viendrait combler et corriger, occasionnant sa revendication médiévale de prise en charge de l'histoire et de sa violence… Précisément ce que le catharisme rejette.

Ainsi René Nelli analysant l’influence doctrinale d’Augustin sur la pensée cathare, en particulier sur la question du mal, de la concupiscence et du rapport au monde matériel, rapproche la morale cathare de celle d’Augustin et d’Origène, soulignant par ex. que, pour les cathares comme pour Augustin (et comme pour les augustiniens politiques dans l’Église romaine !), l’acte sexuel est entaché de concupiscence et donc intrinsèquement mauvais, comme l’est la violence du pouvoir et de l’histoire.

Augustin s’inscrit dans une lignée origénienne atténuée (en conservant l’importance essentielle d'une lecture spirituelle des Écritures), que l’on retrouve accentuée dans le catharisme — avec en son cœur la préexistence et donc la dualité des mondes qu’Augustin ne retenait pas.

Pour Rome le déficit de la nature implique sa prise en charge dans l’histoire, via pouvoir et sacrements. Pour les cathares, ce déficit induit un constat d’irrémédiable.

C'est Thomas d’Aquin qui trouvera dans l'Aristote arabe et sa relecture un déplacement du débat : pour lui la nature relève bien de Dieu (à la différence des cathares) mais pas de l'Église (contre l’augustinisme politique).


Histoire et Simone Weil

Attirée par ce qu’elle comprend des cathares (voir sa correspondance avec Déodat Roché), Simone Weil souligne par contraste son rejet des violences commises au nom de Dieu dans l’Ancien Testament et par l’Église romaine, et cherche dans l’expérience cathare une fidélité évangélique libérée de la force et de la domination.

Sa critique de l’Ancien Testament, qu’elle considère comme porteur d’une image de Dieu incompatible avec celle du Christ, a été l’un des motifs pour lesquels elle s’est rapprochée du catharisme tel qu’elle le comprenait avec le défaut de textes des années 1930-1940 (par ex. le Livre des deux principes a été découvert seulement en 1939). Se rapprochant de Déodat Roché (c’est à la lecture d’un texte de Roché de 1937 qu’elle lui écrit en 1941), elle s’en tient à la compréhension du catharisme qui conduit Roché à en faire, via des réflexions profondes mais alors en défaut de sources suffisantes, un manichéisme.

Sa méconnaissance du judaïsme et son absence de formation dans cette tradition ont nourri les contresens de Simone Weil.

Martin Buber estime pourtant qu'elle n’a pas rejeté le judaïsme en soi, mais la version déformée qu’en donnait l'Église romaine de son temps. Cela vaut sans doute aussi pour la compréhension du catharisme d’alors, censé rejeter l’Ancien Testament.

On peut dire aussi que, juive laïque, l’attitude de Simone Weil témoigne d’un désir de voir la religion de ses ancêtres être dégagée des douleurs de l'histoire qui traversent l’Ancien Testament. Il est frappant de voir sa mystique être si proche de la mystique juive, par ex. de la notion de tsimtsoum, que par ailleurs elle ne connaît pas.

Ce qui se confirme par sa compréhension de la Bhagavad Gita, qu’elle a lue en sanskrit pour en saisir toute la portée spirituelle et philosophique. Pour elle, le dharma de l’homme est d’agir sans attachement aux fruits de l’action, en consentant à la nécessité qui structure le monde. Elle rapproche cette notion de dharma (devoir) de sa propre idée d’“obéissance à la nécessité”, qu’elle considère comme la vertu suprême : aimer la nécessité, c’est aimer le monde tel qu’il est, sans vouloir y imposer sa volonté propre. Or, avec la Bhagavad Gita, on est dans un contexte guerrier : “Ton devoir est de combattre, dit Krishna à Arjuna. Pour un guerrier, rien n’est plus noble qu’un combat juste” (ch. 2, v. 31). On est proche de la lecture spirituelle juive de l'Ancien Testament, qui voit dans les douleurs et les violences un appel au dépassement douloureux de l'histoire. Contre la violence guerrière, “ce n’est pas par la force ni par la puissance, mais par mon esprit, dit le Seigneur (YHWH)” (Zacharie 4, 6), selon l'Ancien Testament.

Le rapprochement de Simone Weil d'avec le catharisme/manichéisme de Déodat Roché a été perçu, à tort, comme un rapprochement du marcionisme, d’un “catharisme marcionite” — du nom de Marcion, qui, selon les Pères de l'Église qui le présentent, rejetait l’Ancien Testament et l’essentiel du Nouveau, ne retenant que dix épîtres de Paul et une partie de Luc. Outre les difficultés que pose un tel rapprochement, se pose la question du comment il aurait pu s'effectuer. C'est où a été conçue l’hypothèse d’une filiation paulicienne, que Simone Weil n’a pas retenue, mais qui était à l’ordre du jour dans les généalogies de l'hérésie de son époque…


Tentative d’un rattachement marcionite via les pauliciens

Selon ces généalogies, les pauliciens, signalés par Photius et Pierre de Sicile (tous deux décédés fin IXᵉ s.), seraient à l’origine du bogomilisme. Je reprends les réflexions développées pour ma thèse soutenue en 1988 et publiée en 2000 (R. Poupin, La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières), p. 90-91 et 112 — note 42 p. 91 : “Photius, P. G., vol. 102 (datant du XIIIᵉ siècle), qui les distingue des bogomiles, mais surtout Pierre de Sicile, dont l'Historia manicheorum, P. G., vol. 104, a été authentifiée par [l'historien belge Henri] Grégoire, qui la date de 872 env. (“Miscellanae epica et etymologica”, Byzantion, XI, 1936, p. 610) — ignorent tout ascétisme sexuel ou alimentaire paulicien (cf. Obolensky, The Bogomils, Cambridge, (1948) 1978, p. 44). Entre autres différences notoires avec le bogomilisme — et le catharisme — Pierre de Sicile, qui relate leur histoire de 668 à 868 (cf. Obolensky, p. 31), mentionne leur rejet de toute succession apostolique (P.G. 104, col. 1257), leur aversion contre le monachisme, révélé par le diable à l'apôtre Pierre (col. 1245), dont d'ailleurs ils rejettent les écrits avec l'Ancien Testament (Obolensky, p. 39) ; ils ne refusent pas l'usage des armes (ibid., p. 37-38)… Quant aux relations du paulicianisme et du manichéisme, il convient de recevoir avec prudence l'avis de Pierre y voyant un manichéisme simplifié, puisqu'il rapporte lui-même qu'ils anathémisent Mani (cols. 1276-1277) et rejettent les spéculations cosmologiques et gnostiques de sa secte (Obolensky, p. 32). L'ascendance du mouvement reste difficile à cerner. La tentative que fait Pierre de les rattacher à Paul de Samosate (cf. ibid.) convainc peu. Leur nom viendrait plus vraisemblablement de leur vénération de l'apôtre Paul, qui va jusqu'aux noms qu'ils donnent à leurs Églises (cf. ibid., p. 33-36) — ce qui est étranger aux bogomiles comme aux cathares — ceci ne faisant toutefois pas nécessairement un marcionisme (cf. Harnack, Marcion, Leipzig, 1924, p. 382-383) de ce mouvement qui remonte à la 2e moitié du VIIe siècle (Grégoire, “Pour l'histoire des Églises pauliciennes”, Orientalia Christiana periodica, XIII, 1947, p. 508).”
Que les pauliciens, originaires d'Arménie, aient été installés de force à Philippopolis (Plovdiv), en Bulgarie, par les autorités byzantines, n’implique rien de plus qu’une possible solidarité hérétique avec les bogomiles de Bulgarie, vu les différences doctrinales importantes entre les deux mouvements (cf. Obolensky), et a fortiori avec le catharisme, notamment quant à l’Ancien Testament (rejeté par les pauliciens) et au Nouveau Testament (rejeté par eux en grande partie), acceptés en entier par les cathares. (Cf. Duvernoy, La Religion des cathares, p. 335, et Poupin, op. cit., p. 112 note 63).


Le Dieu séparé et les textes bibliques comme témoins d’un au-delà de l’histoire

Amie de Simone Weil, Simone Pétrement, dans ses travaux sur les origines du gnosticisme, notamment dans son ouvrage Le Dieu séparé (Cerf 1984), montre que l’altérité radicale de Dieu est au cœur de la pensée gnostique. Or, on est là avec cette notion centrale du judaïsme : le tétragramme (YHWH), Nom imprononçable, “au-delà de tout nom” (formule reprise par Paul — Ph 2, 9), est radicalement transcendant. L’altérité du Dieu séparé est accentuée dans le marcionisme jusqu’à déboucher sur un rejet des livres bibliques qu’utilisent les gnostiques et la grande Église, dans la lignée de Philon d’Alexandrie.

Tentation du rejet de l’AT, attesté par les Pères quant à Marcion, tentation rejetée par la “grande Église”. La même tentation a été reprise en islam, qui finira (au XIᵉ s., témoin Ibn Hazm de Cordoue) par y succomber pour un rejet des livres antécédents au Coran, faisant des textes de la tradition islamique une nouvelle loi, s'avérant déboucher sur l'impasse de l'islam politique, en lieu et place d'une relation dialectique avec les livres antécédents. Phénomène inévitable quand est abandonné par une religion ce qui en est la source. Ce qui, si l'on en croit les écrits qui en parlent, a atteint le marcionisme — mais n'a été le fait ni de la “grande Église”, ni des cathares, selon leurs propres textes.

Le nom imprononçable de Dieu marque la distance entre Dieu et l’homme, et son caractère mystérieux et inaccessible. Cela en lien avec les échecs des mises en place politiques. Ces échecs sont marqués par exils et destructions des temples : 722 av. JC et la chute de Samarie, qui ne s'en relèvera pas ; 586 av. JC et la destruction de Jérusalem et du temple dont la chute accompagne la fin de la dynastie davidique ; 70 et la destruction du second temple qui scelle la fin de la dynastie sacerdotale des sadducéens. Ne reste que la Torah comme fondement spirituel et sa révélation du Dieu au nom imprononçable. Un Dieu que nul n'a jamais vu, notion reprise par les mouvements juifs et bientôt chrétiens (cf. Jn 1, 18) parmi lesquels principalement les gnoses.

Déjà dans les années 50, selon l’épisode d’Athènes relaté par les Actes des Apôtres, ch. 17, le “dieu inconnu”, figure religieuse grecque, est repris par Paul pour parler du Dieu unique, invisible et transcendant, du judaïsme et du christianisme, renvoyant au Nom imprononçable. Paul, juif revendiqué, disciple du pharisien Gamaliel, selon les Actes des Apôtres, est resté fidèle à la Torah et à son Dieu radicalement transcendant. Sa fidélité se résume par son “la Loi (Torah) est sainte” (Ro 7, 12). Un malentendu tenace lui fait dire que la loi est renversée par la mort du Christ alors que c'est l'incapacité à l'observer qui est en cause — cf. sur le judaïsme de Paul, l'excellent développement de J.-F. Bensahel (Affronter le monde nouveau, éd. O. Jacob, 2019) qui y décèle tout au plus des concessions aux non-juifs. On peut aller plus loin et n'y voir rien d'autre que sa façon de rester fidèle à la tradition juive demandant aux non-juifs la seule pratique de la loi noachide.

Dans la gnose aussi, le “Dieu étranger” est radicalement transcendant, inconnaissable, au point de finir par n’avoir rien de commun avec le créateur du monde matériel. On y retrouve le démiurge de Platon, qui lui-même recoupe la dimension de l’histoire dans le judaïsme hellénistique de Philon d'Alexandrie. Dans le judaïsme hellénistique, la transcendance, l'au-delà de l'histoire de la divinité suprême, se traduit par le recours à la médiation, pour l'histoire, de l'angélologie — ce que l'on retrouve dans le Nouveau Testament. Ainsi, naturellement, chez le juif helléniste Étienne (Ac 7, 53), mais aussi chez Paul (Ga 3, 19), selon un usage déjà très présent dans les Écrits/Ketuvim (cf. notamment, et entre autres, Daniel), dans une lignée d'interprétation de "l'Ange de YHWH" de la Torah — "ange", i.e. littéralement "messager".

Dans tous les cas, la conviction est qu’il existe une réalité divine suprême, au-delà de l'histoire, qui dépasse la compréhension humaine, et dont la connaissance ou l’accès ne peut se faire que par révélation, silence, respect du mystère.

Le fait que le nom de Dieu soit imprononçable dans le judaïsme (pour souligner l’altérité, la transcendance et l’inaccessibilité de Dieu) a trouvé un écho dans la pensée gnostique, qui valorise aussi l’idée d’un Dieu suprême inconnaissable, caché au-delà de toute nomination ou conceptualisation. Cette impossibilité de nommer Dieu exprime, dans les deux traditions, la conviction que la divinité suprême échappe à toute saisie humaine.

Dans la Kabbale, le nom secret et imprononçable de Dieu (Shem HaMephorash), porte l’idée d’un savoir caché. Cette idée est également centrale dans la gnose, où la révélation du nom ou de la vraie nature de Dieu fait partie de la connaissance salvatrice.

Il n'est pas jusqu’au nom Yao/Iao des gnostiques qui ne dérive de YHWH, le Nom hébreu imprononçable de Dieu, via la transformation des lettres et de leur prononciation dans les milieux syncrétiques de l’Antiquité. Le nom “Yao” en lien avec l’Égypte apparaît principalement dans des contextes où il correspond à une prononciation du nom divin YHWH, notamment dans des sources juives en Égypte et dans la tradition gnostique. Par exemple, les papyrus d’Éléphantine, communauté juive en Égypte, indiquent que le Nom était prononcé “Yaô”.

“Yao” en Égypte se réfère à une forme translittérée du nom divin juif YHWH, attestée dans des contextes juifs ou gnostiques d’Égypte, plutôt qu’à une divinité égyptienne.

Le nom imprononçable du Dieu du judaïsme est lié à la gnose par la reprise et la transformation de ce nom dans les systèmes gnostiques, où il sert à désigner la divinité mystérieuse, cachée et suprême, conservant l’idée juive d’une transcendance et d’une ineffabilité qui dépasse la compréhension humaine.

On pense à Cioran, qui, affirmant : “si j’étais croyant, je serais cathare” (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 155 - cf. aussi son livre Le mauvais démiurge), ne laisse pas d’apprécier l'Ancien Testament qu'il dit même préférer au Nouveau, l’admirant pour son âpreté, contre un Dieu doux et bon dont il fustige volontiers un côté mièvre : “La poésie et l'âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l'intention de 'belles âmes'” (La tentation d'exister, Œuvres, p. 865). En cela, Cioran se rapprocherait de Moïse Maïmonide parlant des anthropomorphismes bibliques pour y appuyer sa théologie négative en notant que les figures grossières de Dieu proposées par l'Ancien Testament ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu.

Dans tous les cas, on est aux prises avec le problème de l’histoire. La vérité y sera broyée : Israël, la croix, la fin des cathares, etc.

RP

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