vendredi 27 juin 2025

À propos de la Confession de foi de La Rochelle




Introduction : de 1559 à 1571. De Calvin à Théodore de Bèze

La Confession de foi de La Rochelle nous situe entre 1559, synode de Paris qui en propose le texte — et 1571, synode de La Rochelle qui la ratifie et donne son nom à la Confessio gallicana. Entre ces deux dates, l'espérance de Calvin : l’adhésion de la France à la Réforme, et le constat de Théodore de Bèze : cela n’aura pas lieu…

On s'arrêtera sur cinq points de la Confessio gallicana, cinq points qui ont initié des questions qui valent jusqu’à aujourd’hui : la théologie naturelle, la prédestination, la Sainte Cène, les ministères, la relation aux pouvoirs.


1) Théologie naturelle (art. 1)

L’Article 1 adhère à la théologie naturelle. “Nous croyons et confessons qu’il y a un seul Dieu, qui est une seule et simple essence, spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste, et toute miséricordieuse.”
La légitimité calvinienne de cet article ne pose pas problème au temps de la Réforme et après, mais sera contestée par les barthiens en regard de l’usage dévoyé qu’a fait l’Allemagne nazie de la théologie naturelle. Les barthiens, dans le contexte nazi, considèrent que confesser Dieu de manière abstraite et universelle a permis à certaines Églises de se compromettre avec le nazisme. Ils plaident pour une confession centrée sur la révélation en Jésus-Christ, seule capable de résister à toute instrumentalisation politique de la foi.
Pour les barthiens, l’article 1 de la Confession de La Rochelle, en restant sur le terrain d’une théologie naturelle ou universelle, ne protège pas suffisamment l’Église contre la récupération politique du discours religieux.
Cette critique se manifeste dans la Déclaration de Barmen (1934), dont Barth est le principal rédacteur. Ce texte affirme que la Parole de Dieu en Jésus-Christ est l’unique autorité de l’Église, rejetant toute tentative de subordonner la foi à une idéologie ou à l’État.
Dans le contexte nazi, Dieu doit être reconnu comme le Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ, et qui se distingue radicalement de toute divinité nationale ou idéologique et ne doit pas être défini par des concepts philosophiques généraux. Seule une confession centrée sur la révélation biblique, et non sur des attributs abstraits, permet de résister à la tentation d’identifier Dieu avec une cause politique ou nationale.

Mais avant ces dérives ultérieures, datant du XXe s., au contraire le droit naturel de l'État de droit se fonde sur le lien qui est fait entre la nature (et la théologie naturelle) et la cité.
On est proche de la scolastique, et de Thomas d’Aquin.
La différence entre Calvin et Thomas d'Aquin tient dans le fait que Calvin n’utilise pas Aristote. Théodore de Bèze, lui, en reprend la logique. Les trois relisent la nature en regard de leur augustinisme commun.

Pensons aussi à Pascal, dont Les Provinciales ont été traduites en anglais par le puritain John Milton, secrétaire d'État de Cromwell, qui en espère une proche autonomie gallicane en France (il y aurait une réflexion à conduire sur le relai janséniste vers la Révolution française, souligné par Jacques Attali dans son Pascal ou le génie français) : “La Loi, écrit Pascal, n’a pas détruit la nature, mais elle l’a instruite. La grâce n’a pas détruit la Loi mais elle la fait exercer.” (Pensées, éd. Sellier, fragment 754.) En parallèle, Thomas d’Aquin : “gratia non tollit naturam sed perficit.”


2) Prédestination (cf. art. 12)

Pour poser la question de la prédestination, une citation :
« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, qu 23, a 3, resp.)

Cette citation de Thomas d'Aquin pour dire que la prédestination, professée d’Augustin (et déjà Paul) à Luther et à Pascal, etc., n’est pas une originalité calvinienne !

La spécificité réformée est d’y fonder la certitudo salutis — la certitude du salut (cf. Confession art. 16-22. Art. 17 : “par le sacrifice unique que le Seigneur Jésus a offert en la croix, nous sommes réconciliés à Dieu pour être tenus et réputés justes devant lui ; parce que nous ne lui pouvons être agréables, ni être participants de son adoption, sinon d’autant qu’il nous pardonne nos fautes, et les ensevelit.”). Ce que la doctrine produit dans une perspective calvinienne, c’est une « libération théologique, psychique et politique » (termes d’Olivier Abel) : il y a en chacun de nous une réalité qui n’appartient qu’à Dieu, sur laquelle nul pouvoir humain ne peut agir. Cette doctrine, loin d’être oppressante, protège l’individu contre toute emprise extérieure, y compris ecclésiastique (contre la crainte du pouvoir ecclésial romain d’alors de priver du salut par l’excommunication) ou politique.

La prédestination ne conduit donc pas à l’indifférence ou à l’angoisse, mais à une attitude de confiance et de gratitude. La doctrine calvinienne (et déjà luthérienne) vise à délivrer de l’angoisse du salut personnel, pour se tourner vers la confiance (sola fide) en la grâce seule (sola gratia) et vers une vie active dans la reconnaissance. (Ce point a fait l’objet d’un contresens de Max Weber, relevé par nombre d’historiens et historiennes, comme Liliane Crété (Les Puritains : Quel héritage aujourd'hui ?, Olivétan, 2012, p. 54 & 57-58), qui précise que le capitalisme tel que le présente le sociologue se développe au contraire malgré le calvinisme ; ou Monique Cottret (cf. France culture, "Jansénisme, les racines du Tartuffe" - à 29 mn), qui parle d’une confusion à ne pas faire avec le jansénisme, qui lui peut produire l’angoisse en ne posant pas de certitudo salutis.)

Autre caractéristique de la fonction calvinienne de la prédestination, comme vis-à-vis du péché originel (cf. Confession art. 9-11) : fonder la nécessité de contre-pouvoirs, le péché originel soulignant l’incapacité de tous d’être sans faute, et la personne au pouvoir sans les fautes spécifiques au pouvoir, de la corruption à la tyrannie (cf. infra).


3) Sainte Cène (art. 36)

Concernant la sainte Cène, un des deux seuls sacrements (art. 35-38) avec le baptême (art. 35) : “Jésus-Christ nous [y] donne […] la propre substance de son corps et de son sang” (art. 36). Voilà une façon de dire qui pourrait nous sembler surprenante. On y lirait plutôt du Thomas d’Aquin, par ex. Eh bien c’est du Calvin, qui ne recule donc pas sur le mot “substance”, jugé par les modernes comme bien trop scolastique (comme le mot “essence” pour l’article 1 et l’art. 6 sur la Trinité) !

Le citation en entier : « Nous avons à confesser que si la représentation que Dieu nous fait en la Cène est véritable, la substance intérieure du sacrement est conjointe avec les signes visibles ; […] si avons-nous bien manière de nous contenter, quand nous entendons que Jésus-Christ nous donne en la Cène la propre substance de son corps et de son sang, afin que nous le possédions pleinement, et, le possédant, ayons compagnie à tous ses biens. […] Or nous ne saurions avoir aiguillon pour nous poindre plus au vif, que quand il nous fait, par manière de dire, voir à l'œil, toucher à la main, et sentir évidemment un bien tant inestimable : c'est de nous repaître de sa propre substance. » (Calvin, Petit traité de la sainte Cène — in Œuvres françaises de J. Calvin, Paris, Ch. Gosselin, 1842, p. 188-189)

La Confessio gallicana ne dit pas autre chose sur le fond, quand on y lit que Jésus-Christ “nous repaît et nous nourrit vraiment de sa chair et de son sang”, que, “par la vertu secrète et incompréhensible, il nous nourrit et vivifie de la substance de son corps et de son sang”. Cela alors que la Parole de Dieu s'incarnant en Jésus-Christ ne cesse pour autant de le déborder infiniment — ce qui, lors des controverses luthéro-réformées ultérieures, se verra taxé d’”extracalvinisticum”. C’est là une notion qui, de nos jours, prend un sens important dans le dialogue interreligieux : le logos divin n’est pas en la possession des chrétiens !


4) Les ministères

Triple ministère des “ordres majeurs” (art. 29-31) vs quadruple ministère (Calvin / Bucer).

La confession de la Rochelle, ne perdant pas de vue la visée d’une Église gallicane réformée, s’en tient au triple ministère des classiques “ordres majeurs” : évêques (intitulés surintendants - art. 32), prêtres, diacres. Simplement la Confessio gallicana, fidèle au constat mis en lumière par J.-J. von Allmen (Le saint ministère selon la conviction et la volonté des Réformés du XVIe siècle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968), d’une Église restituant aux prêtres la fonction pastorale trop souvent attribuée aux seuls évêques, met les pasteurs en premier, ce ministère attribué aux prêtres comme aux évêques (lesquels se distinguent pour une raison fonctionnelle, mais se retrouvant sans supériorité hiérarchique par rapport aux autres pasteurs), les diacres restant le troisième des ordres majeurs (et remis en place comme tel par le dernier synode de l’EPUdF tenu à Sète en mai 2025).

Le quadruple ministère, qui n'apparaît pas sous ces termes dans la Confession de la Rochelle mais qu'on peut y retrouver, parle de : pasteurs, enseignants, anciens, diacres, quadruple ministère que Calvin reprend à Bucer. Il se déploie dans une considération pratique qui se met en place dans une société réformée : les pasteurs sont chargés d’ouvrir sur la transcendance, par leur ministère de la parole, qui se concrétise par les sacrements ; les anciens sont responsables de la direction de l'Église dans la cité ; les docteurs de l'enseignement (pas uniquement théologique) ; les diacres des questions sociales. Ces ministères sont voués à se perpétuer au-delà de l'Église, dans la société. C’est ce qui est advenu via les révolutions puritaines et la laïcisation qui en est issue : la tâche des anciens, au-delà des conseils presbytéraux, est devenue celle de nos députés (dès la révolution anglaise) ; la tâche des docteurs/enseignants s’est déployée dans notre école laïque (connue, l’œuvre du protestant (libéral) Ferdinand Buisson) ; la fonction diaconale s’est déployée dans la sécurité sociale, les caisses de retraite, les hôpitaux (d'origine chrétienne et laïcisés). S’ouvre ici toute une mise en place de contre-pouvoirs.


5) Les pouvoirs (articles 39 & 40)

De Calvin (mort en 1564) à Théodore de Bèze : en 1561, Théodore de Bèze participe au colloque de Poissy, convoqué par Catherine de Medicis — et où la France a failli voir l’union ecclésiale se faire sur la base de la Confession d'Augsbourg (que Calvin comme Bèze avaient signée). Le colloque échoue. Théodore de Bèze en prend acte. Le vœu de Calvin de voir une Église gallicane réformée ne se concrétisera pas.

En 1574, Bèze rédigera Du droit des magistrats. On est après le synode de la Rochelle (1571) et après la Saint-Barthélemy (1572). Bèze développe alors une doctrine de la résistance légitime contre les autorités tyranniques. Il y affirme que, si une autorité civile outrepasse ses droits ou devient persécutrice, il peut être légitime pour les magistrats de s’opposer à elle, voire de la déposer.
Théodore de Bèze, tout en présidant à la ratification des articles 39 et 40 qui affirment l’obéissance à l’autorité civile, a aussi théorisé, dans Du droit des magistrats, la légitimité de la résistance à l’autorité lorsque celle-ci devient tyrannique ou persécutrice.

Cf. ici aussi Pascal (Second écrit sur la condition des Grands) : “Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. […] Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler”.

Bèze va plus loin que Calvin en admettant explicitement que le tyrannicide peut être justifié dans certains cas extrêmes (cf. plus tard Charles Ier d’Angleterre et la Révolution puritaine ; la forme de l’autorité, royale ou républicaine, est indifférente — art. 39. Plus significatif que la révolution puritaine quant à la résistance à l'oppression, on pense aussi, mutatis mutandis, à Bonhöffer se résolvant à joindre le complot contre Hitler). Mais Th. de Bèze rejette la possibilité d’un acte privé ou anarchique (comme ce sera le cas pour Henri III et Henri IV, assassinés parce que tolérant “l’hérésie” protestante). Le propos de Bèze est l’inverse ! Le tyran insupportable est l'intolérant, qu’il n’est de toute façon pas question d’assassiner. On a fait dire au Réformateur ce qu’il n’a pas dit, à savoir qu’il serait à l'origine de ce qui deviendra les assassinats politiques des rois Henri III et Henri IV. Total contresens, puisque s’il reconnaît aux magistrats le droit, voire le devoir, de s'opposer à un pouvoir oppresseur, fût-il le pouvoir du roi, il refuse catégoriquement aux personnes privées la possibilité de porter la main contre lui, parce qu’il est choisi par Dieu, il est l’oint de Dieu, cela par le biais du peuple : le prince n’est pas établi pour son propre intérêt, mais pour le bien de ses sujets. S’il abuse de son pouvoir, il n’est plus un prince mais un tyran. Si le roi agit en tyran, il perd son autorité légitime. Les sujets ont alors le droit, voire le devoir, de résister et de le déposer, mais pas comme personnes privées, et a fortiori pas de l’assassiner comme personnes privées. Et pour affirmer cela Bèze se fonde, comme Calvin, sur 1 Samuel 26, 10, où David refuse de tuer Saül pourtant à sa merci, disant : « c’est à l’Éternel seul à le frapper, soit que son jour vienne et qu’il meure, soit qu’il descende sur un champ de bataille et qu’il y périsse ».

RP, La Rochelle, 23 juin 2025

mercredi 25 juin 2025

Brève théologie du 7 octobre




Le 7 octobre 2023 a dévoilé, pour qui veut bien le voir, les risques induits par l’usage que font les islamistes de certains textes de la tradition musulmane (textes des hadiths et Sira — biographie du Prophète de l’islam — datant de deux siècles env. après l’Hégire). Deux exemples : le mariage qui aurait été celui de Mahomet et de Aïcha (outre son “mariage”, cf. infra, avec Çafiyya), les violences guerrières et antijuives attribuées par les mêmes textes au même Mahomet. (À quoi on pourrait ajouter, via ces textes de conquêtes et butins, avec femmes-butins, la légitimation du futur rôle historique des civilisations arabo-musulmanes dans le développement de l’esclavage des Africains comme butin, avec le racisme négrophobe qui l’accompagne. Ici civilisations et “universalismes” “occidentaux” et arabo-musulmans ont les uns comme autres à balayer devant leur porte ! Cf. le livre récent et complet de Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage, Albin Michel 2018).

Le mariage Mahomet-Aïcha selon le Sahih de Bukhari (810-870) Volume 7, Livre 62, 88 : “‘Ursa a rapporté : ‘Le prophète écrivit le (contrat de mariage) avec ‘Aisha quand elle était âgée de six ans et consomma son mariage avec elle quand elle était âgée de neuf ans’”.
Ou encore : “‘Aïcha a rapporté (ibid. 64 et 65) ‘que le prophète l’a épousée quand elle avait six ans et qu’il consomma son mariage quand elle avait neuf ans […]’.” Cf. Sahih de Muslim (env. 821-875) Livre 8, 3310. Cf. Sira de Ibn Hisham (mort vers 834), etc.

Pour faire (trop) simple :
— l’islam sunnite considère que ce mariage et sa consommation ont vraiment eu lieu ;
— l’islamisme enseigne qu’il est légal de faire pareil ;
— d’autres musulman(e)s (ou réputés telles ou tels) pensent que cela relève de légendes traditionnelles, du genre de l'épopée, issues des milieux califaux, sans que ça n’ait de réalité historique (la tradition mystique, autre que celle écrite sous le contrôle des califes, tradition mystique initiée par Rabia al Adawiya, qui vivait avant la mise par écrit des textes califaux traditionnels peut aller jusqu’à permettre de mettre en doute que Mahomet ait été polygame, et qu’il ait été guerrier) ;
— et nombre de celles et ceux qui sont originaires de pays de tradition musulmane se moquent de savoir si cela a eu lieu ou pas et considèrent cela comme insupportablement archaïque.
Concernant les premiers, qui estiment que ce mariage et sa consommation ont bien eu lieu ou, comme les islamistes, qui pensent que cela vaut imitation, il y a bien lieu de craindre leurs croyances, de concevoir à l’égard de ces croyances là de l’ “islamophobie” (sans la confondre avec ni légitimer une “musulmanophobie”) !… Sachant que les racismes négrophobe et antisémite ne sont pas non plus étrangers à l’islam, l’antisémitisme inscrit (à l’instar de l’Antiquité et du Moyen Âge chrétiens) dans la tradition ; la négrophobie, elle, apparaissant dès les XIVe siècle, né de la pratique généralisée de l’esclavage et des déportations esclavagistes transsahariennes dès les premiers siècles de l’islam (cf. Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Gallimard 2008).


7 octobre 2023

Le monstreux pogrom antisémite du 7 octobre 2023 produit dès le 8 octobre… une forte montée de la mise en cause… des juifs !!! et des actes de racisme antisémite dans le monde… (cf. Eva Illouz, Le 8-Octobre, généalogie d'une haine vertueuse, Tracts Gallimard n°60, 2024).

Antisémitisme — que l’on voit apparaître dans plusieurs textes guerriers de la tradition califale, hadiths et Sira, qui attribuent à Mahomet des violences inouïes, notamment contre les juifs. Ibn Hisham fait le récit suivant, dans la Sirat Rassoul Allah (La biographie du prophète Mahomet — trad. fr. Wahib Atallah, Fayard 2004, p. 277-278) : “Le Prophète recommanda à ses compagnons : Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le. Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha [tribu juive de Médine] et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Qurayza par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Ils étaient six à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu’à leur extermination totale. Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens des Banû Qurayza entre les musulmans. Le Prophète envoya dans la région de Najd (en Arabie) une partie des captives juives des Qurayza en échange desquelles il acheta des chevaux et des armes. Parmi les captives des Banû Qurayzaa, le Prophète avait choisi pour lui-même (pour son plaisir) une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa possession, jusqu’à sa mort.”

Cela vaut aussi selon la même Sira concernant une autre tribu juive, demeurant à Khaybar. Le fameux cri dans les manifestations pro-Palestine en Europe, Khaybar Khaybar ya Yahud, jaysh Muhammad sawfa ya’ud (“Khaybar, Khaybar, ô Juifs, l’armée de Mahomet va revenir”), fait référence à un autre passage de la Sira d’Ibn Hishâm (datant donc de deux siècles après les événements supposés — sans doute inventés) : Khaybar est l’oasis où se trouvait la tribu juive des Banu Nadir. Le texte, parlant à nouveau d’un massacre de juifs attribué au prophète de l’islam, dit que Çafiyya est “prise pour épouse” (part du butin partagé) par Mahomet le jour où sont assassinés son mari et son père (Ibn Hishâm, Sira, trad. Wahib Atallah, éd. Fayard p. 315-317).

Qu’est-ce d’autre qu’un viol, que ce “mariage” consommé le jour-même de l’assassinat du mari, du père, des proches de la “mariée” ?… Chose sans rapport avec l’horreur du 7 octobre ? Mais, semble-t-il, ceux qui défilent avec des fanatiques qui hurlent cette référence comme menace actuelle ne savent pas !

Qu’est-ce d’autre qu’une légitimation du pogrom-razzia terroriste du 7 octobre ? Où le refus de le considérer, et y voir un acte de “résistance”, relève d’une affreuse imposture — confusion entre l’antisémitisme islamiste et les actes prévisibles exposés par Frantz Fanon dans son livre Les damnés de la terre, hélas préfacé par Sartre qui en gauchit le sens. Pour Fanon, les opprimés coloniaux en viendront éventuellement, voire inéluctablement, à la révolte violente. Sartre s’en réjouit ! Les “wokistes” américains et la “gauche radicale” française qui veulent voir dans la terreur islamiste de la résistance, voire des “féministes” qui n’y voient pas des viols, s’aveuglent sur l’imposture d’actes racistes antisémites, misogynes (contre des femmes juives, parce que juives, d’une violence inouïe), qui font de la cause palestinienne et de l’oppression un prétexte (les Yézidis massacrés par des islamistes, les Yézidies réduites en esclavage sexuels ont opprimé qui ? Sachant qu’on est devant les mêmes lectures des mêmes textes de la part de Daech et du Hamas, qui débordent largement l’OLP laïque). Le problème est qu’un discours ambiant veut faire confondre les deux ! Imposture terrible d’un propos qui vise à réinstaurer de façon démultipliée l’ancienne oppression coloniale qui fut celle des empires califaux, légitime le racisme antisémite (et demain négrophobe, et autres, comme haine des chrétiens, “croisés”, des athées, “apostats”, des homosexuels, systématiquement tués sous le régime du Hamas, etc.)…

Les textes cités ci-dessus sont pourtant clairs. Quatre attitudes à leur égard parmi les musulmans. Il y a ceux qui croient ces textes ; parmi lesquels ceux (islamistes) qui veulent les appliquer aujourd’hui et, quand ils le peuvent, le font ; il y a ceux qui y voient des créations apocryphes califales visant à justifier ces pratiques des pouvoirs ultérieurs mais qui n’étaient pas celles de Mahomet ; et ceux qui jugent que quoiqu’il en soit, on est dans un archaïsme insoutenable.

Les éructations des cris de "Khaybar" de ceux qui espèrent la promotion d’une compréhension islamiste du monde, devraient en principe être insupportables à la gauche radicale qui participe aux mêmes manifestations — en regard, entre autres, de l’antisémitisme indéniable de ces slogans et du refus obtus d’acquis féministes (jugés “immoraux” en regard de l’islamisme — cf. le statut des femmes dans les terres d’islam que sont l’Iran ou l’Afghanistan), voire pour les plus extrêmes une compréhension pour d’insupportables actes de violences, viols et meurtres (voire la pratique de menaces, via internet ou autres et le refus de condamner le terrorisme).

Qu’est-ce que cette “ultra-gauche” qui participe à ces manifestations parisiennes là ? Qu’est-ce que cette alliance avec des islamistes antisémites, esclavagistes et misogynes tout en étant proches des mouvements intersectionnels, forcément insupportables aux islamistes !? Ou sont-ils des indécrottables naïfs, qui ne voient pas la nature de l’islamisme ? Bref, des autruches, attitude d’autant plus troublante que l’on parle parfois d’universitaires, difficilement soupçonnables de ne pas savoir ce qu’est l’islamisme, ce que les islamistes ont à nouveau démontré le 7 octobre 2023 !

Le cœur de la difficulté est probablement dans les rapprochements antisionistes, puisque c’est sans doute essentiellement par ce biais-là que des militants de “gauche” et des islamistes se sont retrouvés dans les mêmes manifestations scandant des slogans explicitement antisémites (mais en général en arabe), via une défiance commune à l’égard de l’État d’Israël, de sa politique actuelle à un pôle, de son existence à un autre, avec tout un éventail entre les deux, allant jusqu’à l’antisémitisme, voire se fondant dans l’antisémitisme, quand est inscrite dans les textes fondateurs du Hamas ou de l’Iran des mollahs, la destruction pure et simple d’Israël.

Où il faut avoir la lucidité de pointer l’illégitimité de l’antisionisme, en tant qu’antécédemment aux dérives sur l’interprétation de ce terme, et à la politique de tel ou tel dirigeant de l’État d’Israël, il finit par viser tout simplement une revendication symbolique inhérente à la judéité : la (minuscule) terre constitutive de la judéité (et qui n’en est pas moins laïque). Je cite Pauline Bebe, rabbin : “Israël, le pays, la terre, est l’objet d’un attachement plusieurs fois millénaire des juifs. Non pas comme simple refuge pour les juifs après la seconde guerre mondiale, mais comme terre foulée par les pieds de nos ancêtres, décor de notre histoire, lieu de renaissance de l’hébreu, la langue du judaïsme, lieu de vie du judaïsme comme la diaspora, lieu de renouvellement d’interprétation et d’inspiration. Il ne s’agit pas de politique mais l’âme juive trouve des racines, un de ses foyers sur cette terre mentionnée quotidiennement dans nos prières” (“Les dix commandements de la lutte contre l’antisémitisme”, Revue de l’Amicale des pasteurs français à la retraite, 26 mars 2019).

Un petit peuple : 15 millions dans le monde, face à 2,5 milliards de chrétiens et 1,8 milliards de musulmans. 15 millions aujourd’hui. Chiffre à peine supérieur au nombre de juifs à l’époque, selon les historiens, de l’Empire romain. Pourquoi presque les mêmes chiffres ? À cause de la violence qu’ils ont subie tout au long de l’Histoire en Occident comme en Islam et ailleurs, à cause du racisme antisémite qu’ils continuent de subir sous le nom d’antisionisme (terme inventé par Staline pour n’être pas accusé d’antisémitisme). Or, qu’est-ce que le sionisme, en son sens premier (cf. Théodore Herzl) : la revendication d’un État souverain, libéré de la colonisation turque de l’époque, juifs à côté et avec les autres habitants de la province turque de Palestine, musulmans et chrétiens. La décolonisation a eu lieu en 1948, sous le mandat britannique. Une double décolonisation, refusée par les États arabes de la région : pas question pour eux de juifs souverains (effet de la théologie de la substitution dans le monde arabo-musulman : les “communautés” non-musulmanes doivent être “soumises”) ! D’accord pour les Arabes, mais pas pour les juifs, fussent-ils des juifs arabes ! (L’antisémitisme local précède 1948 : pogroms, alliance du mufti de Jérusalem avec Hitler, à l’instar des frères musulmans, mouvance du futur Hamas, alliée du nazisme dès les années 1920. Cf. Georges Bensoussan, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Que sais-je ?, 2023 ) Nostalgie d’un autre colonialisme, celui de la domination coloniale arabe puis turque. Désir de décolonisation vis-à-vis de la dernière forme locale, anglaise, mais refus de la décolonisation des juifs ! Pourquoi ?

Un héritage international, dont est empreint le secrétariat général actuel de l’Onu, qui a mis quatre mois à reconnaître que le pogrom du 7 octobre pose problème, ou que la capture d’otages est un problème en soi, fait du Hamas ; un secrétaire général de l’Onu qui pendant ce temps donnait des satisfecit aux talibans et minimisait la violence de l’Iran contre les femmes, pendant que les mollahs tiraient les ficelles de leurs “proxis” contre Israël (le peuple iranien ne s’y trompe pas, qui refuse de soutenir la politique “antisioniste” des mollahs).

Israël accusé de génocide ou d’apartheid par les dictatures de la planète, faisant d’Israël le bouc émissaire d’une mémoire sélective. “Apartheid” : comment citer tous les Arabes israéliens dans les instances les plus élevées d’Israël — depuis le directeur de la banque centrale, Arabe israélien, jusqu’aux élus arabes de la Knesset ? Quel régime d’apartheid pour faire cela ? Alors on invoque les mesures de contrôle, ou le mur qui a permis de limiter les attentats quotidiens des fanatiques qui se faisaient sauter dans des bus bondés. Et après l’horreur du 7 octobre, dès le 8 octobre on refuse à nouveau à Israël le droit de se défendre, le devoir de défendre sa population, et on parle, quand il tente de se débarrasser et de débarrasser le peuple palestinien de la menace terroriste oppressive qui se cache derrière ses civils, mués sans vergogne en boucliers humains, de “génocide” ! L’atroce souffrance des Gazaouis est due avant tout à ses oppresseurs du Hamas, que personne ou presque ne semble mettre en cause, alors qu’ils clament leur refus de protéger leurs civils, leur racisme antisémite stipulé dans leur charte, et leur volonté d’éliminer “les juifs” !

Où l’antisionisme apparaît comme ce qu’il est. “L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort.” (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

RP

mardi 10 juin 2025

Cathares. L’extinction d’une Église




La fin tragique du catharisme nous dit qu’une Église peut mourir. Le propos de Jésus : “les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle” (Mt 16, 18) parle de l’Église comme réalité transcendant toutes les institutions censées la représenter, qui, elles, sont toutes mortelles. De nombreuses Églises historiques ont disparu depuis 2000 ans. Le cas le plus tragique est peut-être le cas cathare. Pour l’Occitanie, une date symbolique, pour ce qui en est connu : 1321, la mort du dernier parfait connu, Bélibaste. Or, sachant que la perpétuation de l'Église se faisait par imposition des mains d’un parfait (pour ce terme, cf. par ex. 1 Co 2, 6 ; Ph 3, 15), l'Église cathare s’est éteinte irrémédiablement. Tout au plus un disciple des parfaits disparus peut-il espérer qu’un ange céleste vienne lui ouvrir le paradis céleste au moment de sa mort. Mais pas de possibilité de reconstituer une Église sur terre, attestée par un parfait antécédent…

Situation terrible d’une Église s’éteignant, détruite par l’histoire toujours incompatible avec l’ultime, avec la pureté et la vérité… incompatibilité qui a conduit à la croix Jésus, annonçant à ses disciples une fin similaire : “si on a fait cela au bois vert (la persécution et la mort), qu’en sera-t-il du bois sec ?” (Luc 23, 31.) Hors cela, tous les christianismes composant avec l’histoire, jusqu’à prendre le pouvoir, sont dans une forme ou une autre d'infidélité au Maître, ce qui éventuellement ne les empêchera pas de mourir aussi. C’est ce qui est arrivé à ce qui a été qualifié comme “augustinisme politique”…


Augustin, Origène et la question de l’histoire

L’augustinisme politique désigne l’application de la pensée d’Augustin d’Hippone au domaine politique, en particulier à partir de son œuvre majeure, La Cité de Dieu. La notion d’augustinisme politique a été forgée au XXᵉ siècle, par Henri-Xavier Arquillière, pour qualifier la tendance médiévale à absorber le droit naturel de l’État dans la justice surnaturelle et le droit ecclésiastique.

La notion d’augustinisme politique ne correspond pas à la pensée d’Augustin mais à une déformation médiévale (principalement par la papauté grégorienne) ou moderne (J.D. Vance) !

L’augustinisme politique repose en grande partie sur l’idée d’un déficit de la nature que l'Église romaine viendrait combler et corriger, occasionnant sa revendication médiévale de prise en charge de l'histoire et de sa violence… Précisément ce que le catharisme rejette.

Ainsi René Nelli analysant l’influence doctrinale d’Augustin sur la pensée cathare, en particulier sur la question du mal, de la concupiscence et du rapport au monde matériel, rapproche la morale cathare de celle d’Augustin et d’Origène, soulignant par ex. que, pour les cathares comme pour Augustin (et comme pour les augustiniens politiques dans l’Église romaine !), l’acte sexuel est entaché de concupiscence et donc intrinsèquement mauvais, comme l’est la violence du pouvoir et de l’histoire.

Augustin s’inscrit dans une lignée origénienne atténuée (en conservant l’importance essentielle d'une lecture spirituelle des Écritures), que l’on retrouve accentuée dans le catharisme — avec en son cœur la préexistence et donc la dualité des mondes qu’Augustin ne retenait pas.

Pour Rome le déficit de la nature implique sa prise en charge dans l’histoire, via pouvoir et sacrements. Pour les cathares, ce déficit induit un constat d’irrémédiable.

C'est Thomas d’Aquin qui trouvera dans l'Aristote arabe et sa relecture un déplacement du débat : pour lui la nature relève bien de Dieu (à la différence des cathares) mais pas de l'Église (contre l’augustinisme politique).


Histoire et Simone Weil

Attirée par ce qu’elle comprend des cathares (voir sa correspondance avec Déodat Roché), Simone Weil souligne par contraste son rejet des violences commises au nom de Dieu dans l’Ancien Testament et par l’Église romaine, et cherche dans l’expérience cathare une fidélité évangélique libérée de la force et de la domination.

Sa critique de l’Ancien Testament, qu’elle considère comme porteur d’une image de Dieu incompatible avec celle du Christ, a été l’un des motifs pour lesquels elle s’est rapprochée du catharisme tel qu’elle le comprenait avec le défaut de textes des années 1930-1940 (par ex. le Livre des deux principes a été découvert seulement en 1939). Se rapprochant de Déodat Roché (c’est à la lecture d’un texte de Roché de 1937 qu’elle lui écrit en 1941), elle s’en tient à la compréhension du catharisme qui conduit Roché à en faire, via des réflexions profondes mais alors en défaut de sources suffisantes, un manichéisme.

Sa méconnaissance du judaïsme et son absence de formation dans cette tradition ont nourri les contresens de Simone Weil.

Martin Buber estime pourtant qu'elle n’a pas rejeté le judaïsme en soi, mais la version déformée qu’en donnait l'Église romaine de son temps. Cela vaut sans doute aussi pour la compréhension du catharisme d’alors, censé rejeter l’Ancien Testament.

On peut dire aussi que, juive laïque, l’attitude de Simone Weil témoigne d’un désir de voir la religion de ses ancêtres être dégagée des douleurs de l'histoire qui traversent l’Ancien Testament. Il est frappant de voir sa mystique être si proche de la mystique juive, par ex. de la notion de tsimtsoum, que par ailleurs elle ne connaît pas.

Ce qui se confirme par sa compréhension de la Bhagavad Gita, qu’elle a lue en sanskrit pour en saisir toute la portée spirituelle et philosophique. Pour elle, le dharma de l’homme est d’agir sans attachement aux fruits de l’action, en consentant à la nécessité qui structure le monde. Elle rapproche cette notion de dharma (devoir) de sa propre idée d’“obéissance à la nécessité”, qu’elle considère comme la vertu suprême : aimer la nécessité, c’est aimer le monde tel qu’il est, sans vouloir y imposer sa volonté propre. Or, avec la Bhagavad Gita, on est dans un contexte guerrier : “Ton devoir est de combattre, dit Krishna à Arjuna. Pour un guerrier, rien n’est plus noble qu’un combat juste” (ch. 2, v. 31). On est proche de la lecture spirituelle juive de l'Ancien Testament, qui voit dans les douleurs et les violences un appel au dépassement douloureux de l'histoire. Contre la violence guerrière, “ce n’est pas par la force ni par la puissance, mais par mon esprit, dit le Seigneur (YHWH)” (Zacharie 4, 6), selon l'Ancien Testament.

Le rapprochement de Simone Weil d'avec le catharisme/manichéisme de Déodat Roché a été perçu, à tort, comme un rapprochement du marcionisme, d’un “catharisme marcionite” — du nom de Marcion, qui, selon les Pères de l'Église qui le présentent, rejetait l’Ancien Testament et l’essentiel du Nouveau, ne retenant que dix épîtres de Paul et une partie de Luc. Outre les difficultés que pose un tel rapprochement, se pose la question du comment il aurait pu s'effectuer. C'est où a été conçue l’hypothèse d’une filiation paulicienne, que Simone Weil n’a pas retenue, mais qui était à l’ordre du jour dans les généalogies de l'hérésie de son époque…


Tentative d’un rattachement marcionite via les pauliciens

Selon ces généalogies, les pauliciens, signalés par Photius et Pierre de Sicile (tous deux décédés fin IXᵉ s.), seraient à l’origine du bogomilisme. Je reprends les réflexions développées pour ma thèse soutenue en 1988 et publiée en 2000 (R. Poupin, La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières), p. 90-91 et 112 — note 42 p. 91 : “Photius, P. G., vol. 102 (datant du XIIIᵉ siècle), qui les distingue des bogomiles, mais surtout Pierre de Sicile, dont l'Historia manicheorum, P. G., vol. 104, a été authentifiée par [l'historien belge Henri] Grégoire, qui la date de 872 env. (“Miscellanae epica et etymologica”, Byzantion, XI, 1936, p. 610) — ignorent tout ascétisme sexuel ou alimentaire paulicien (cf. Obolensky, The Bogomils, Cambridge, (1948) 1978, p. 44). Entre autres différences notoires avec le bogomilisme — et le catharisme — Pierre de Sicile, qui relate leur histoire de 668 à 868 (cf. Obolensky, p. 31), mentionne leur rejet de toute succession apostolique (P.G. 104, col. 1257), leur aversion contre le monachisme, révélé par le diable à l'apôtre Pierre (col. 1245), dont d'ailleurs ils rejettent les écrits avec l'Ancien Testament (Obolensky, p. 39) ; ils ne refusent pas l'usage des armes (ibid., p. 37-38)… Quant aux relations du paulicianisme et du manichéisme, il convient de recevoir avec prudence l'avis de Pierre y voyant un manichéisme simplifié, puisqu'il rapporte lui-même qu'ils anathémisent Mani (cols. 1276-1277) et rejettent les spéculations cosmologiques et gnostiques de sa secte (Obolensky, p. 32). L'ascendance du mouvement reste difficile à cerner. La tentative que fait Pierre de les rattacher à Paul de Samosate (cf. ibid.) convainc peu. Leur nom viendrait plus vraisemblablement de leur vénération de l'apôtre Paul, qui va jusqu'aux noms qu'ils donnent à leurs Églises (cf. ibid., p. 33-36) — ce qui est étranger aux bogomiles comme aux cathares — ceci ne faisant toutefois pas nécessairement un marcionisme (cf. Harnack, Marcion, Leipzig, 1924, p. 382-383) de ce mouvement qui remonte à la 2e moitié du VIIe siècle (Grégoire, “Pour l'histoire des Églises pauliciennes”, Orientalia Christiana periodica, XIII, 1947, p. 508).”
Que les pauliciens, originaires d'Arménie, aient été installés de force à Philippopolis (Plovdiv), en Bulgarie, par les autorités byzantines, n’implique rien de plus qu’une possible solidarité hérétique avec les bogomiles de Bulgarie, vu les différences doctrinales importantes entre les deux mouvements (cf. Obolensky), et a fortiori avec le catharisme, notamment quant à l’Ancien Testament (rejeté par les pauliciens) et au Nouveau Testament (rejeté par eux en grande partie), acceptés en entier par les cathares. (Cf. Duvernoy, La Religion des cathares, p. 335, et Poupin, op. cit., p. 112 note 63).


Le Dieu séparé et les textes bibliques comme témoins d’un au-delà de l’histoire

Amie de Simone Weil, Simone Pétrement, dans ses travaux sur les origines du gnosticisme, notamment dans son ouvrage Le Dieu séparé (Cerf 1984), montre que l’altérité radicale de Dieu est au cœur de la pensée gnostique. Or, on est là avec cette notion centrale du judaïsme : le tétragramme (YHWH), Nom imprononçable, “au-delà de tout nom” (formule reprise par Paul — Ph 2, 9), est radicalement transcendant. L’altérité du Dieu séparé est accentuée dans le marcionisme jusqu’à déboucher sur un rejet des livres bibliques qu’utilisent les gnostiques et la grande Église, dans la lignée de Philon d’Alexandrie.

Tentation du rejet de l’AT, attesté par les Pères quant à Marcion, tentation rejetée par la “grande Église”. La même tentation a été reprise en islam, qui finira (au XIᵉ s., témoin Ibn Hazm de Cordoue) par y succomber pour un rejet des livres antécédents au Coran, faisant des textes de la tradition islamique une nouvelle loi, s'avérant déboucher sur l'impasse de l'islam politique, en lieu et place d'une relation dialectique avec les livres antécédents. Phénomène inévitable quand est abandonné par une religion ce qui en est la source. Ce qui, si l'on en croit les écrits qui en parlent, a atteint le marcionisme — mais n'a été le fait ni de la “grande Église”, ni des cathares, selon leurs propres textes.

Le nom imprononçable de Dieu marque la distance entre Dieu et l’homme, et son caractère mystérieux et inaccessible. Cela en lien avec les échecs des mises en place politiques. Ces échecs sont marqués par exils et destructions des temples : 722 av. JC et la chute de Samarie, qui ne s'en relèvera pas ; 586 av. JC et la destruction de Jérusalem et du temple dont la chute accompagne la fin de la dynastie davidique ; 70 et la destruction du second temple qui scelle la fin de la dynastie sacerdotale des sadducéens. Ne reste que la Torah comme fondement spirituel et sa révélation du Dieu au nom imprononçable. Un Dieu que nul n'a jamais vu, notion reprise par les mouvements juifs et bientôt chrétiens (cf. Jn 1, 18) parmi lesquels principalement les gnoses.

Déjà dans les années 50, selon l’épisode d’Athènes relaté par les Actes des Apôtres, ch. 17, le “dieu inconnu”, figure religieuse grecque, est repris par Paul pour parler du Dieu unique, invisible et transcendant, du judaïsme et du christianisme, renvoyant au Nom imprononçable. Paul, juif revendiqué, disciple du pharisien Gamaliel, selon les Actes des Apôtres, est resté fidèle à la Torah et à son Dieu radicalement transcendant. Sa fidélité se résume par son “la Loi (Torah) est sainte” (Ro 7, 12). Un malentendu tenace lui fait dire que la loi est renversée par la mort du Christ alors que c'est l'incapacité à l'observer qui est en cause — cf. sur le judaïsme de Paul, l'excellent développement de J.-F. Bensahel (Affronter le monde nouveau, éd. O. Jacob, 2019) qui y décèle tout au plus des concessions aux non-juifs. On peut aller plus loin et n'y voir rien d'autre que sa façon de rester fidèle à la tradition juive demandant aux non-juifs la seule pratique de la loi noachide.

Dans la gnose aussi, le “Dieu étranger” est radicalement transcendant, inconnaissable, au point de finir par n’avoir rien de commun avec le créateur du monde matériel. On y retrouve le démiurge de Platon, qui lui-même recoupe la dimension de l’histoire dans le judaïsme hellénistique de Philon d'Alexandrie. Dans le judaïsme hellénistique, la transcendance, l'au-delà de l'histoire de la divinité suprême, se traduit par le recours à la médiation, pour l'histoire, de l'angélologie — ce que l'on retrouve dans le Nouveau Testament. Ainsi, naturellement, chez le juif helléniste Étienne (Ac 7, 53), mais aussi chez Paul (Ga 3, 19), selon un usage déjà très présent dans les Écrits/Ketuvim (cf. notamment, et entre autres, Daniel), dans une lignée d'interprétation de "l'Ange de YHWH" de la Torah — "ange", i.e. littéralement "messager".

Dans tous les cas, la conviction est qu’il existe une réalité divine suprême, au-delà de l'histoire, qui dépasse la compréhension humaine, et dont la connaissance ou l’accès ne peut se faire que par révélation, silence, respect du mystère.

Le fait que le nom de Dieu soit imprononçable dans le judaïsme (pour souligner l’altérité, la transcendance et l’inaccessibilité de Dieu) a trouvé un écho dans la pensée gnostique, qui valorise aussi l’idée d’un Dieu suprême inconnaissable, caché au-delà de toute nomination ou conceptualisation. Cette impossibilité de nommer Dieu exprime, dans les deux traditions, la conviction que la divinité suprême échappe à toute saisie humaine.

Dans la Kabbale, le nom secret et imprononçable de Dieu (Shem HaMephorash), porte l’idée d’un savoir caché. Cette idée est également centrale dans la gnose, où la révélation du nom ou de la vraie nature de Dieu fait partie de la connaissance salvatrice.

Il n'est pas jusqu’au nom Yao/Iao des gnostiques qui ne dérive de YHWH, le Nom hébreu imprononçable de Dieu, via la transformation des lettres et de leur prononciation dans les milieux syncrétiques de l’Antiquité. Le nom “Yao” en lien avec l’Égypte apparaît principalement dans des contextes où il correspond à une prononciation du nom divin YHWH, notamment dans des sources juives en Égypte et dans la tradition gnostique. Par exemple, les papyrus d’Éléphantine, communauté juive en Égypte, indiquent que le Nom était prononcé “Yaô”.

“Yao” en Égypte se réfère à une forme translittérée du nom divin juif YHWH, attestée dans des contextes juifs ou gnostiques d’Égypte, plutôt qu’à une divinité égyptienne.

Le nom imprononçable du Dieu du judaïsme est lié à la gnose par la reprise et la transformation de ce nom dans les systèmes gnostiques, où il sert à désigner la divinité mystérieuse, cachée et suprême, conservant l’idée juive d’une transcendance et d’une ineffabilité qui dépasse la compréhension humaine.

On pense à Cioran, qui, affirmant : “si j’étais croyant, je serais cathare” (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 155 - cf. aussi son livre Le mauvais démiurge), ne laisse pas d’apprécier l'Ancien Testament qu'il dit même préférer au Nouveau, l’admirant pour son âpreté, contre un Dieu doux et bon dont il fustige volontiers un côté mièvre : “La poésie et l'âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l'intention de 'belles âmes'” (La tentation d'exister, Œuvres, p. 865). En cela, Cioran se rapprocherait de Moïse Maïmonide parlant des anthropomorphismes bibliques pour y appuyer sa théologie négative en notant que les figures grossières de Dieu proposées par l'Ancien Testament ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu.

Dans tous les cas, on est aux prises avec le problème de l’histoire. La vérité y sera broyée : Israël, la croix, la fin des cathares, etc.

RP

samedi 7 décembre 2024

Signes des temps et civilisation moderne




Voir Introduction & Première partie (précédant la civilisation moderne) ICI :
"L’État, le judaïsme et la Chrétienté" — >


Sommaire

Lorsque la Chrétienté (comme christianisme politique) s’est effondrée suite à ses divisions (en 1648), une relecture protestante de la Bible hébraïque a initié un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.
Quid pour nous aujourd'hui des événements inouïs et terribles advenus depuis le XXe siècle ? Quelle lecture du 11 septembre et du 7 octobre comme signes des temps — et de quels temps ?
“Le soir, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ;‭ et le matin : Il y aura de l’orage aujourd’hui, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps”‭ (Mt 16, 2-3). Cf. Mt 24, deux signes : le figuier : “Dès que ses branches deviennent tendres, et que les feuilles poussent, vous connaissez que l’été est proche” (Mt 24, 32) et l’aigle : “où sera le cadavre, là s'assembleront les aigles” (Mt 24, 28).


Introduction

Permanent signe des temps, démultiplié et devenu pluriel, l'idée de bouc émissaire a traversé l’histoire que l’on va visiter. Cette idée évoque un rite décrit dans le livre biblique du Lévitique (ch. 16, v. 20-22) : le grand desservant du Tabernacle, puis du Temple, par une imposition des mains symbolique, fait reposer sur un bouc (l’animal) tous les péchés du peuple.
Chassé dans le désert, le bouc les y emporte. Le rite permet en principe d’éviter au peuple de persécuter un individu ou un groupe minoritaire en faisant reposer sur lui sa culpabilité. Le phénomène a été mis en lumière par René Girard, écrivant qu’à défaut de la compréhension du rite, les sociétés font communément reposer leur culpabilité sur une minorité, le plus souvent les juifs (notons cependant que Guillaume Erner — cf. son livre Judéobsessions, éd. Flammarion 2025 — considère que la théorie du bouc émissaire est insuffisante pour expliquer la spécificité de l'antisémitisme)… Le premier pogrom antijuif signalé par les historiens a eu lieu dans l’Égypte païenne du 1er siècle, le dernier à ce jour a eu lieu le 7 octobre 2023. À y être attentif, le 7 octobre et ses suites en Occident comme dans le monde arabo-musulman, marquent un apogée de l'antisionisme, qui le fait apparaître comme révélant l’essence de l’antisémitisme : à savoir le judaïsme comme bouc émissaire de la culpabilité des sociétés religieuses (Chrétienté comme Islam) ou laïques : la civilisation moderne et contemporaine.

Moment significatif de la Chrétienté occidentale : la canonisation d’un roi, Louis IX, mieux connu comme Saint Louis ; canonisé pour sa fidélité à la papauté et à la théologie de la croix qui apparaît alors ; et parce que comme roi, il combat les “ennemis de la croix” : les musulmans, en participant à la huitième croisade, les hérétiques en achevant la croisade contre les cathares en Albigeois, les juifs en limitant leur impact par l’imposition de la rouelle jaune, reprise au monde musulman selon les décisions du pape Innocent III et du IVe concile du Latran, cela accompagné du brûlement de Talmuds à Paris en place de Grève. Dès son vivant il est populaire. La théologie de la croix le conduit à l'achat très onéreux de reliques comme celle de “la vraie croix”, ou de la couronne d'épines, pour Notre Dame et la sainte Chapelle. La croix sauve, mais culpabilise aussi : on a tué le Fils de Dieu. Aussi les départs en Croisade contre les “ennemis de la croix” se sont accompagnés de pogroms contre les juifs, réputés “déicides”, “ennemis du crucifié” par excellence… On se décharge sur eux de la culpabilité…

La Chrétienté s'est effondrée, remplacée par la civilisation moderne. Le phénomène a-t-il cessé ? Pas du tout : la civilisation moderne, libérale, est largement redevable à l’usage de la Bible hébraïque par ceux, protestants, qui la mettent en place. Or, le libéralisme politique est accompagné par le libéralisme économique, avec ses effets pervers en matière d'écarts de richesse. Bible hébraïque ? Juifs donc, qui deviendront les boucs émissaires recevant la culpabilité des effets pervers du libéralisme économique. Par la gauche, avec les philosophes des Lumières, de Voltaire à l’hégélianisme et au marxisme, en passant par Proudhon, qui dénonceront leur refus de s’assimiler et leur “cosmopolitisme”. Par la droite, nostalgique de l'Ancien Régime, qui leur reproche et leur rôle dans l’avènement de la civilisation libérale, et leur rôle dans la critique socialiste des effets pervers du capitalisme. On reconnait les années 1930, avec le nazisme qui reproche aux juifs un “cosmopolitisme” à la fois capitaliste et bolchevique.

La gauche n’est toujours pas en reste : un des effets pervers les plus évidents du capitalisme est le colonialisme qu’elle a promu !, suscitant donc un sentiment de culpabilité, qu’elle fera reposer, bouc émissaire, sur les juifs, devenus, en Israël, le type de l’homme colonialiste. Où l’antisionisme révèle bien cette essence de l’antisémitisme, où la gauche occidentale rejoint l’Islam politique pour lequel, comme pour la Chrétienté (mais sans théologie de la croix, évidemment), les juifs — et les autres minorités “du Livre” (cf. Les Arméniens chrétiens et leur génocide par les Turcs) —, sont “protégés” de façon arbitraire comme dhimmis, “protection” qui les laisse en proie à la menace de violences chaque fois qu’il faut se purger de ses propres échecs et de la culpabilité de ces échecs.

La culpabilité d’un monde issu de la Chrétienté (des USA à la Russie incluse) où l’on se renvoie la faute coloniale les uns aux autres, porte désormais contre les juifs et rejoint dans l’antisionisme par lequel il se déploie l’antisémitisme arabo-musulman, appuyé sur des textes tardifs, comme la Sira d'Ibn Hisham reprenant certains hadiths. Conjonction des culpabilités qui se rejoignent dans l’antisionisme continuant à faire des juifs les boucs émissaires de ces culpabilités.

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Civilisation moderne d'hier à aujourd'hui

En 1648, les traités de Westphalie marquent la fin symbolique de la Chrétienté (comme christianisme politique), effondrée suite à ses divisions.

On peut faire remonter la division de la Chrétienté d’Occident à 1378, où, jusqu’en 1418, elle connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes pour promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. Apparaîtront quatre options d’unification : par le pape ; par le Concile ; par la Bible (idée présente au XIVe s. chez Wycliff, puis chez Jean Huss condamné au bûcher en 1415 aux jours du concile ; idée développée dans l’humanisme) ; puis par l’Empire.

Luther revendique lui aussi, dans le courant humaniste, vouloir réunifier l'Église. Esprit œcuménique et ouvert, il est d'abord ouvert aussi aux juifs. Je le cite : « [Les chrétiens] se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens […] ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes […].
Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. […] Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? »
(Que Jésus-Christ est né juif, 1523, traduction W.-I. Brandt.)

Que s’est-il passé pour que Luther devienne l’atroce ennemi des juifs qu’il est devenu ? L’historien Thomas Kaufmann (Les juifs de Luther, L&F 2017), le résume en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

(Cf. aussi la question d’un éventuel AVC de Luther.)

Cf. en parallèle le film L'enlèvement de Marco Bellocchio (2023), au sujet de l’affaire Mortara (mi XIXe).

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Demeurent deux principes incontournables et féconds : Sola fide, par la foi seule, basée sur la seule Écriture, sola scriptura… L'Écriture, que Luther traduit pour la mettre à portée de tous.

Or, laisser parler la Bible, et la Bible entière (pas seulement le Nouveau Testament) ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée.

Pour Calvin, il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (IRC II, X, 2).

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La relecture protestante de la Bible hébraïque va initier un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.

Pour en arriver là, un retour sur la division de la chrétienté. À l’échelle européenne, elle débouche sur la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur, de la dynastie catholique des Habsbourg, espère réunifier les territoires germaniques, mais elle entraîne la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Westphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté (l’Église et le christianisme comme clef de voûte politique de la Cité), échouée — remplacée par la civilisation actuelle, la civilisation libérale…

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Un an après, en 1649, apparaît la première mouture de la civilisation libérale, avec la révolution anglaise dite “Révolution puritaine”. Avec pour modèle analogique, la Loi biblique donnée dans le livre de l’Exode. (Voir aussi le Traité théologico-politique de Spinoza.)

L'Exode d’Israël s'ancre et débouche sur une conception inédite des relations avec le divin : le divin est irreprésentable, sans garant humain de sa présence comme l'est alors le monarque — qui n'est dès lors pas source de la loi.

Voilà une loi, exprimée dans la Torah, qui n'a pas d'auteur qui en serait le garant, qui y serait donc potentiellement ou actuellement supérieur. Moïse n'est pas donné comme un nouveau Pharaon ou un nouvel Hammourabi. La loi dont il témoigne ne procède pas de lui : il y est lui-même soumis ! Cela restera vrai même après l'instauration de la monarchie, avec la dynastie davidique qui se caractérise par l'exigence de soumission du roi à la loi.

La spécificité de la loi biblique donnée lors de l’Exode est que le législateur n’est pas la source de la loi. Voilà une loi, dont Moïse est le médiateur, mais dont il n’est ni l’auteur, selon la tradition biblique, ni le garant. C’est au point que cette loi, donnée pour gérer la vie d’une cité en gestation, à mettre en place en terre promise, ne prévoit pas de dirigeant, pas de roi. La loi seule doit régir la vie du peuple.

C’est le système qui traverse le livre des Juges, au point qu’au bout du compte, selon le leitmotive du livre, « il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qu’il voulait »

Où le problème finit par se poser : et si on instaurait quand même une royauté ?, cela au grand dam du prophète Samuel, qui voit dans cette idée une trahison du projet divin. Samuel finit par céder, comme Dieu le lui conseille, dit le texte.

Il concède donc au peuple l’intronisation d’un roi, Saül, qui finit par être rejeté, car comme Samuel avait prévenu, roi, Saül finit par se prendre pour le roi. Il est remplacé par David, qui lui, bien que roi aussi, reconnaît la suzeraineté de la loi, dont il n’est pas la source — cela apparaît dans l'épisode Bathsheba : David commet un adultère doublé de la mort du mari causée par David. Or que fait David lorsque le prophète Nathan lui met le nez dans sa faute ? Va-t-il dire : je suis le roi, cette femme me plait, je fais ce qui me plait ? Non : il se repent, reconnaissant qu’il y a une loi au-dessus de lui et qu’elle le concerne aussi. Ce sera la marque de sa dynastie, monarchie constitutionnelle, donc, en quelque sorte, instaurée dès lors sur cette base, la loi souveraine — le successeur de David est le fruit de cet adultère : Salomon. La loi souveraine sera la base — que cette dynastie en viendra certes elle-même à trahir…

C'est à cette tradition qui va du Sinaï à David que se réfèrent les révolutionnaires puritains anglais posant la supériorité de la loi par rapport à tous : personnes privées, rois, et même Églises ; la loi reçue dans une convention (Covenant) de tous, en analogie avec la loi biblique. Pour la première fois Europe, la liberté, et pas seulement la tolérance, est reconnue aux juifs — tous égaux sous une même loi (cela envisagé même pour les “Turcs”, i.e. musulmans). C'est, mutatis mutandis, ce modèle que reprendra la Révolution américaine (qui l’étend même, ce que n’ont pas pu faire leurs prédécesseurs anglais, aux catholiques reconnaissant désormais l’égalité des cultes et condamnés pour cela par Rome pour “hérésie américaniste”). C'est toujours ce modèle que reprend la Révolution française (malgré la vive opposition romaine). Pour la Révolution américaine, voir aussi l’anticipation dès les années 1630 au Rhode Island fondé par le pasteur baptiste Roger Williams (cf. Jean Baubérot, « Les protestants ont-ils inventé la laïcité ? », L’Obs, oct. 2017, on pourrait préciser : les protestants et les juifs.

En commun, une idée que l'on retrouve en arrière-plan dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ou plus tard dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

C’est le pasteur Rabaut St-Étienne, alors président de la Constituante, qui au nom des mêmes principes puritains, exige pour les protestants et les juifs la liberté et non la tolérance. Il est ami de Lafayette, avec l’appui duquel il avait obtenu l'insuffisant édit de tolérance de 1787. Le parallèle américain de la Révolution est connu — et apparaît dans la reprise de la Cocarde américaine comme symbole, origine la plus probable du drapeau tricolore. C’est encore à Rabaut St-Etienne que l’on doit l’incise “même religieuses” dans l’article X de la Déclaration de 1789.

*

La lecture en termes eschatologiques de la Révolution française et de la civilisation libérale, fait en premier lieu de Hegel, plonge ses racines jusqu’au XIIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Ses développements ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce ce qu’il appelle l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa thèse, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui-même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît une universalisation radicale avec la Révolution française. Hegel en fait une lecture inscrite dans un monde post-galiléen. L'événement “lunette de Galilée” (1609) marque le tournant vers le développement de la philosophie moderne : il s’agit de repenser le monde autrement que sur la cosmogonie qui s’est effondrée sous la “lunette de Galilée”. C’est en arrière-plan du trajet qui va de Descartes à Kant puis Hegel, en passant par les philosophes anglais et Spinoza, aux Pays-Bas : de 1609 à 1648, une quarantaine d’années qui voient naître, suite aux observations de Galilée, la philosophie moderne, et suite au débouché de la guerre de Trente ans, la civilisation moderne. C’est d’un processus historique rationnel débouchant sur la Révolution française et sur la liberté, qu’il s'agit, selon la relecture qu’en fait Hegel.

Le système hégélien marque un point d’orgue dans la relecture rationnelle des événements. Hegel est celui qui, sur cette base moderne, relit le tournant révolutionnaire comme inéluctable tournant historique.

Lecture eschatologique… Or, on trouve aussi une lecture eschatologique, très différente, des événements révolutionnaires dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, qui y lisent eux aussi un tournant eschatologique, doublé de la lecture dans les Écritures du lien de l'alliance scellée avec Israël et de la Terre promise. En commun à tous ces courants apparus après la Révolution, l’idée d’une ère heureuse terrestre, règne messianique ici, ère de la liberté pour Hegel.

Pour Hegel il est question de l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via un processus qui permet à l’Idée absolue de se réaliser, via son incarnation/négation dans la matière, comme esprit, se réalisant dans la nation moderne.

Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, ouvrant sur un renversement du système hégélien. Marx relit le processus hégélien comme processus matériel (l’Idée absolue étant abandonnée comme inutile). Ici le processus historique débouche non pas sur la nation moderne mais sur l’avènement de la société sans classe.

On est aux prises dans tous les cas avec une vision de l’histoire comme processus évolutif, qui s’avère très défavorables aux juifs, considérés, dans la ligne de Voltaire, comme relevant d’un passé qui devrait passer. Ils restent tenants d’un rituel dépassé par la modernité, malgré les efforts de la Haskala en vue de l’assimilation.

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Autre approche de la nouveauté radicale post-révolutionnaire, le XIXe siècle américain tente d’en comprendre le tournant en regard des prophéties bibliques, fait de divers groupes anglo-américains. La source de la lecture des événements, la prophétie biblique, est donnée comme transcendante. Deux cas significatifs, parmi d'autres, sont l'adventisme et le darbysme. Concernant les juifs, on a dans ce dernier cas une reprise de la question de l’alliance indéfectible, relue dans le cadre d’une succession de dispensations non-abrogées. Héritier anglican, dissident, des réflexions des calvinistes du XVIIe s. aux Pays-bas sur l’indéfectibilité de l’Alliance avec Israël — de Pierre Poiret à Cocceius, il se sépare de Calvin qui considère qu’il n’y a qu’une seule alliance (malgré la pluralité des rites), scellée avec Abraham, et élargie aux nations.
Dans le darbysme, il y en a sept, dont la 5e est l’alliance mosaïque avec Israël et la 6e, l’Église. Aucune des deux n’est abrogée, mais l’Église a toutefois, quoique provisoirement, pris la place d'Israël (on est encore dans une théologie de la substitution). Provisoirement car dans ce courant on attend ce qu’on appelle l’ “enlèvement de l’Église”, après lequel Israël retrouve toute sa place. Cela n’est pas anecdotique puisque cette théologie est devenue numériquement très importante principalement aux États-Unis, soutenue par une traduction de la Bible très populaire, dotée de commentaires dans cette ligne, la Bible de Scofield — théologie qui explique en grande partie le soutien à l’État d’Israël comme accomplissement des prophéties bibliques. Demeure l'ambiguïté issue — en tout cas similaire à celle — de Luther, envisageant une future conversion des juifs. Cela dit, ladite conversion, massive, aura lieu ici après le retour du Christ venu enlever l’Église, ce qui n’empêche pas la perpétuation de l’élection d'Israël, d’où beaucoup d’attitudes favorables, depuis l'accueil des juifs par des cévenols calviniens alors influencés, entre autres, par le darbysme, jusqu’à une forte sympathie pour l’État d'Israël.
Dans tous les cas, on aura de la peine à comprendre ces réalités politiques si l’on ne tient pas compte de ces théologies (et quand on sait le rôle équivalent de la théologie en islam, on serait bien inspiré de ne pas se contenter d’une lecture seulement immanente de l’histoire, qui ne serait qu’économie et conflits d’intérêts)…

* * *

La vision optimiste partagée par tous les courants de la civilisation moderne est rationnellement très convaincante : cf. Francis Fukuyama, qui en offre en 1989 une relecture en regard de l'effondrement du mur de Berlin, où il fait apparaître que nous aspirons tous à la liberté et à la reconnaissance (thymos) ; mais qu’au bout du compte cela débouche sur le dernier homme, repris de Nietzsche (Zarathoustra, Prologue § 5) — qui n’est pas sans ressembler au citoyen américain décrit par Tocqueville ! (Et désormais universalisé.)

Vision eurocentrée, occidentalo-centrée dès l’origine, comme le laisse apparaître la conférence de Berlin de 1885 où les nations occidentales (Empire ottoman inclus) se partagent le monde pour le coloniser. Les grandes nations s'auto-octroient leurs fonctions impériales…

On est alors à la veille d'un nouvel effondrement : 1914. Les nations censément libératrices s'avèrent terriblement meurtrières, et… nationalistes, excluant ce qui ne correspond pas à leur auto-définition d’elles-mêmes. Cela a déjà été révélé par l’affaire Dreyfus. Voilà un Français extrêmement patriote, mais qui a le tort d’être suspecté du fait de sa religion, qu’il ne pratique même pas. En naîtra l’idée de l’Autrichien Herzl : le sionisme (qui se concrétisera par une double décolonisation, des juifs et des Arabes à l'égard des Ottomans puis des Anglais — cf. G. Bensoussan, Que sais-je ?). L'événement 1918 ne fera que exacerber un nationalisme devenu idolâtrie extrême dans les velléités des perdants, allant jusqu’aux volontés exterminatrices. L’Empire ottoman vaincu, fomentant le génocide des Arméniens, parmi d’autres chrétiens, l’Allemagne vaincue, succombant au nazisme, décidant l’extermination des juifs, 1942 la “solution finale” — cf. le film La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee.

Or, de quoi s'agit-il ? D’un déploiement extrême du phénomène du bouc émissaire. Les vaincus cherchent et trouvent des bouc émissaires à leur défaite, sur qui faire reposer leur culpabilité et leurs ressentiments.

Les vainqueurs, eux, n’ont perdu ni leurs colonies, ni leur racisme (apartheid, ségrégation, etc.). Symbole évident pour la France, le 8 mai 1945…

*

Écoutons Aimé Césaire :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ;
que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
« Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi : “Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 12-15).

Frantz Fanon :
« De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait :
“Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” »
(Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 [Points Seuil 2015 p. 119])

Ou James Baldwin :
« Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu, éd. folio, p. 77)

*

Citation de Grégory Solari, théologien et philosophe, publié sur La Croix le 07/05/2024. Extraits :
« Il n’a fallu que quelques jours pour que la victime devienne le bourreau. L’espace nécessaire pour que le tissu de représentations qui s’attachent au nom “Israël” précipite presque naturellement l’inversion de la perspective. Depuis lors, rien, ni l’étendue des massacres du 7 octobre, ni leur nature, pour ne rien dire des otages encore détenus, aucun argument ne vient modifier cette inversion lexicale.
Dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les campus, Israël se réduit aujourd’hui à un oxymore cumulant en un seul mot ce qui permet de passer presque sans transition de la compassion à la condamnation (“génocide”), sans scrupule, ou très peu, pour l’insulte que constitue ce glissement. Avec la bonne conscience d’un imaginaire […] qui constitue le geste caractéristique du néo-antisémitisme depuis 1948, à savoir : jouer Israël contre le peuple juif.
Dissociation factice, mais commode, puisqu’elle permet depuis six mois de temporiser face à la montée croissante de la violence à l’endroit de tout ce qui se rattache fantasmatiquement au sionisme […] rejoué sur la scène académique, […] occupation relayée […] par un appel au boycott des institutions universitaires israéliennes […] coïncid[ant] symboliquement avec le jour commémoratif de la Shoah (5 mai). C’est-à-dire avec l’événement qui a poussé les survivants des camps devenus apatrides et malvenus partout, ou presque, à la constitution de l’État hébreu. »


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Le sempiternel phénomène du bouc émissaire est à présent partagé par un Occident qui se lave de sa culpabilité coloniale, et génocidaire réelle — sur Israël, et d’un monde arabo-musulman qui se décharge de son ressentiment dû à ses échecs constant et jamais regardés en face (et dont les débouchés monstreux conduisent au 11/09 et au 7/23).

Un parallèle historique : la séculaire violence contre les femmes dont veulent se purger les héritiers du patriarcat occidental, mis en lumière pour les Etats-Unis dès les années 1970 par Kate Millett et Andrea Dworkin (cf. son livre Les femmes de droite qui pourrait sérieusement être pris en compte concernant les dernières élections aux USA) ; un système patriarcal qui est évidemment bien plus prégnant dans le monde arabo-musulman.

Quid du silence assourdissant sur les atrocités contre les femmes et viols de masse du 7 octobre, et protestations du bout des lèvres contre ce que subissent les Afghanes, et les Iraniennes victimes des principaux ennemis actuels d’Israël ?

Caractéristique du phénomène du bouc émissaire, selon René Girard : la victime n’a aucun rapport avec le problème des bourreaux…

Et comme tout peut toujours se retourner, René Girard note dans ses dernières œuvres (cf. Achever Clausewitz, 2007) que quand la civilisation a fini par découvrir qu’être la victime pourrait signifier avoir le beau rôle — selon ce que Nietzsche dénonçait dans sa première dissertation de la Généalogie de la morale, où la morale juive résumée dans le Décalogue a été, hélas selon lui, partout véhiculée par le christianisme puis par les Droits de l’Homme et le socialisme —, on assiste, avertit Girard, à un redoutable retournement stratégique :
faire passer l'agresseur pour la victime et donner à l’agresseur le beau rôle. Où l’on retrouve l’application à Israël des termes de colonialisme, apartheid, génocide… qui servent à assurer la légitimité de sa mise en bouc émissaire. Jankélévitch le pressentait, écrivant en 1965 : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible)


R. Poupin, La Rochelle, AJC 7 & 8 déc. 24






Bibliographie sommaire (et filmographie)

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1955), Présence Africaine, 2004
René Girard, La violence et le sacré (Grasset, 1972), Pluriel, 2011
Église Protestante Unie de France, Juifs et Protestants - Une fraternité exigeante, Olivétan, 2015
Fédération protestante de France, Cette mémoire qui engage (2017), Olivétan, 2019
Fédération protestante de France, Parler de l'autre. Regards croisés juifs et protestants (2018), Olivétan, 2020
Fédération protestante de France, Les relations entre chrétiens et juifs - Compendium de textes protestants, Olivétan, 2022
Georges Bensoussan, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Que sais-je ?, 2023

Cf. aussi les films :
- L'enlèvement de Marco Bellocchio (2023), au sujet de l’affaire Mortara
- La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee


mercredi 21 août 2024

“Des nains sur des épaules de géants”




On connaît la formule médiévale, "nous sommes des nains sur des épaules de géants", attribuée à Bernard de Chartres (XIIe siècle), enracinée dans un passé qui le précède, et revendiquée jusqu’à plusieurs modernes — sceau d’une certaine humilité comme quête pas toujours atteinte… Jusqu’à ce que l’humilité sombre dans l’oubli né de la certitude de certains des plus récents dépositaires du savoir d’être plus savants que celles et ceux qui les ont précédés, devenus témoins surannés d’un passé qu’il s'agit de “déconstruire”… Quitte à effacer, avec les travaux du passé, celles et ceux qui ne s'enthousiasment pas spontanément devant ce que les déconstructeurs ont posé : leur œuvre qui postule qu’eux seuls valent d’être écoutés, devenant les géants oblitérant ceux qu’ils décrètent “nains” naïfs d’un passé révolu…

Car nous sommes à l’époque issue de “l’invention de l'invention”, pour reprendre les mots de Michel Jas décelant une “mode historiographique : « l’invention des cathares », « l’invention des Cévennes », « l’invention des Pyrénées », « l’invention du tourisme », « l’invention du christianisme », « l’invention des droits de l’homme »… Cette mode, comme beaucoup de modes, présuppose que l’on n’a pas bien compris auparavant et que désormais on sait, que ce que l’on a dit a été inventé ou exagéré, ou reposait sur pas grand-chose et que maintenant l’auteur de l’essai a enfin décortiqué le déroulé maladroit et trompeur et que « la lumière a jailli » !”

Concernant le Moyen Âge, la mode en question ira s’il le lui faut pour établir sa vérité alternative, jusqu’à effacer même les sources, qui établissent la dimension religieuse et théologique de la pensée médiévale, hérétique incluse, comme le note l'historien Jacques Paul : « Le contenu religieux de l’hérésie est habituellement minoré comme si les doctrines ne comptaient pas (…) Il est clair que les controversistes orthodoxes (catholiques) savent parfaitement qu’ils attaquent des doctrines autant et même plus que des comportements (…) Ils s’emploient en général avec ardeur à réfuter des idées (hérétiques) et une argumentation. Peut-on croire que des ouvrages volumineux, minutieusement étayés à grand renfort de citations bibliques, aient été écrits en vain et sans but (…) Le mépris que certains historiens affichent pour les doctrines et l’ignorance dont ils créditent, sans preuve, les croyants ne sont pas sans conséquence (…). L’hérésie est d’abord un phénomène religieux ». (Jacques Paul, L'Église et la culture en occident IXe-XIIe siècles, PUF 1986, p. 768-769.)

Le cas médiéval n'est évidemment pas le seul…

À lire ICI, l'indispensable commentaire de Jean-Paul Sanfourche.

RP

jeudi 6 juin 2024

Ré-existence des cathares ?


Image sur France Culture


France Culture, 8 avril 2024, Marguerite Catton interviewe l’historien Julien Théry, lui demandant d’entrée si les cathares ont existé. Elle a sans doute écouté l’émission diffusée quelque temps auparavant (21 septembre 2023), où, invité avec sa collègue Alessia Trivellone par Xavier Mauduit pour Le cours de l’Histoire, “Hérétiques, l'invention des cathares”, l’historien et sa collègue nous ont permis de savoir que ce mot n’aurait jamais été utilisé au Moyen Âge pour l'Occitanie.

Peut-être aussi l'intervieweuse a-t-elle consulté Wikipédia, article “Catharisme”, citant en note J. Théry à son appui : “Le nom de ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement et il faut noter qu'il est tout simplement absent des milliers de protocoles de l'Inquisition languedocienne, où il n'est mentionné par aucun inquisiteur, accusé ou témoin de la persécution, pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval ou dans quelque récit de la croisade albigeoise que ce soit.”

Passons sur l’incohérence de cette phrase… “Le nom ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement”… Mais il n’est pas mentionné, “pas […] présent chez quelque auteur médiéval”. Il faudrait savoir : donné par les adversaires du mouvement ou présent chez aucun auteur médiéval ?… On apprécierait une explication… peut-être de J. Théry, référé en note par Wikipédia pour appuyer cette proposition.

Mais revenons à France Culture. Réponse de J. Théry à Marguerite Catton : le mot “cathares” a bien été utilisé au Moyen Âge, dit-il ce 8 avril ! La surprise passée, je ne peux m’empêcher de penser à ce que son collègue de sa TV en ligne Le Média, Théophile Kouamouo, a appelé antan (2006), à propos d’un tout autre sujet, “révisionnisme évolutif”, qui consiste à finir par admettre l’inverse de ce que l’on a dit jusque là, en donnant l’impression que c’est déjà ce qu’on voulait dire quand on disait le contraire. Citons Th. Kouamouo, article “Révisionnisme évolutif” (Le Courrier d’Abidjan — n° 756, mercredi 5 Juillet 2006) : “[Après avoir donné une première version des faits,] on se rend vite compte qu’on n’a pas le monopole de l’information, qu’il y a des journaux [ou des historiens] […] qui répercutent les vérités qui nous dérangent […]. On réécrit donc l’Histoire falsifiée qu’on était en train de tenter d’imposer. Non pas en restituant ses droits à la vérité, mais en concédant ce qu’il est désormais impossible de ne pas admettre.” (Cf. infra, en note annexe, l'article complet de Th. Kouamouo *)

J. Théry nous assure que l’ “hérésie”, parfois nommée, donc, “cathare”, inexistante en soi, naîtra de sa persécution après son invention par la réforme grégorienne initiant un “cléricalisme” qui n'existait pas auparavant : en ce sens que l'Eglise catholique, jusque là, n’aurait pas requis que les sacrements fussent administrés par des clercs ordonnés ! (Sic !) Il faudra expliquer cela aux orthodoxes orientaux, qui seront sans doute ravis d’apprendre que leur pratique des sacrements et leur administration par des clercs ordonnés leur est venue de la réforme grégorienne occidentale ! De même que le pape François, cité par J. Théry, sera sans doute ravi d’apprendre que sa dénonciation du cléricalisme et de ses abus signifie une volonté de permettre aux laïcs d'administrer les sacrements de la même façon que les clercs ordonnés ! Et que dire des paroisses en souffrance de manque de prêtres pour célébrer l'eucharistie, d'apprendre que cela vient de la réforme grégorienne, et qu'ils vont bientôt pouvoir se passer de prêtres…

Passé la surprise, on se dit : il aura donc consulté des sources, ou… les travaux de Jean Duvernoy. Sur la réforme grégorienne et son lien avec l’hérésie, il n’est pas inutile en effet de réentendre Jean Duvernoy (Le catharisme. Vol. 2 : L’Histoire des cathares, Privat 1979, p. 79-80) :

"Du milieu du siècle à 1100, [le mouvement que les sources intitulent « manichéen », qui apparaît en Champagne, dans l'Aquitaine et à Toulouse, à Orléans, en Flandre, en Allemagne, en Italie,] disparaît de l'histoire, alors que triomphent la réforme grégorienne et les fondations d'ordres religieux nouveaux, consécutifs à une prédication populaire itinérante. C'est dans cet interrègne apparent de l'hérésie que Jean Gualbert, Bruno, Robert de Molesme, Etienne de Thiers, Girard de Salles, Vital de Mortain, Bernard de Turon, Robert d'Arbrissel, les moines d'Hirsau, Jean de Méda, soulèvent les foules avant de fonder Vallombreuse, la Chartreuse, Cîteaux, Grandmont, Savigny Fontevrault, les Humiliés, ou d'éphémères communautés de laïcs ; dans cette période aussi que l'anticléricalisme, ou du moins la censure ouverte du clergé contemporain, est la doctrine officielle de l'Eglise, et ceci à partir et sous l'impulsion de Pierre Damien ; dans cette période que la Pataria milanaise attaque avec de gros effectifs la hiérarchie conservatrice.
Pendant cette période, le mot d'hérésie est réservé, par le parti « grégorien », au clergé simoniaque et concubinaire ; par ce clergé aux partisans de la réforme
(1).
Le seul cas de répression, au cours de ce demi-siècle, est celui de Ramihrd, un prêtre brûlé par les gens de l'évêque de Cambrai en 1077 pour avoir refusé les sacrements des simoniaques (évêque compris). Grégoire VII lui donna raison et demanda à l'évêque de Paris d'excommunier la ville
(2).
On pourrait discuter longuement le point de savoir si, dans le tumulte de la querelle des investitures et de la réforme, les hérésies sont passées inaperçues, parce que leur prédication et leurs aspirations étaient en grande partie identiques à celles des réformateurs ; si au contraire elles n'ont plus trouvé d'adhérents, leur clientèle normale étant satisfaite par ailleurs, ou si enfin l'intense courant de foi active déclenché par la réforme a détourné en particulier vers la Croisade, la population de spéculations dogmatiques tendant à l'immobilisme ascétique
(3).
Le XIIe siècle est le siècle d'or des hérésies. Il y a à ce fait trois causes probables, qui agirent plus ou moins isolément.
Le mouvement ascétique et apostolique qui avait animé la réforme n'était pas éteint. Un Henri de Lausanne et même des personnages moins connus comme Eon de l'Etoile ou Pierre de Bruis furent des prédicateurs itinérants suivis de la foule. Henri bénéficia encore, parfois, de l'aval du haut-clergé, comme au Mans.
En s'affranchissant de la classe militaire par la suppression de la simonie et de la patrimonialité des prélatures, l'Eglise acquit une puissance temporelle considérable […]"
.

(1. Sur tous ces points, entre autres : H. Grundmann, Religiöse Bewegungen im Mittelalter, Hildesheim 1961 ; J. v. Walter, Die ersten Wanderprediger Frankreichs, Leipzig 1903 ; A. Fliche, Etudes de polémique religieuse à l'époque de Grégoire VII, Les prégrégoriens, Paris 1916 et travaux ultérieurs sur la réforme grégorienne ; A. Borst, Die Katharer, pp. 81 et ss., et en dernier lieu le chapitre Orthodox Reform and Heresy de M. Lambert, Medieval Heresy. Popular Movements from Bogomil to Hus, Londres 1977, pp. 39 et ss.
2. Chronique de Baudry, MGH SS. VII, p. 540 ; P. Fredericq, Corpus Inquisitionis hæreticæ pravitatis Neerlandicæ, Gand 1889, p. 11 ; trad. anglaise et discussion dans W.L Wakefield et A.P. Evans, Heresies of the high Middle Ages, New-York et Londres 1969, pp. 95-96.
3. Il va sans dire que le mouvement ascétique était loin d'être absent de la réforme grégorienne. Il est piquant de voir Grégoire VII imposer aux chanoines les trois carêmes de l'Eglise grecque… et des cathares (A. Fliche, op. cit. prox. supra, pp. 300-301). Fin de citation de Duvernoy.)

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Certes, à l’instar de la réforme grégorienne, l’hérésie médiévale correspond à une réaction morale, comme le soulignait l’historien italien Raffaello Morghen écrivant judicieusement en 1951 dans son livre Medioevo cristiano, que le catharisme était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors (y compris pré-grégorienne).

Beaucoup mentionné, notamment par J. Théry, Morghen semble, hélas, peu lu (ou peu compris ?). Pour l’historien italien, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal. Au colloque de Royaumont, en 1962, il précisait : « La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique. » (« Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge », Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962, p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen ne cautionne pas les thèses récentes qui se réclament de lui, mais s’accorde sur le fond avec Duvernoy !…

Encore un effort, et la thèse universitaire des deux ou trois auteurs “majoritaires” à la soutenir, thèse dite “déconstructiviste”, finira par rejoindre, dans un processus évolutif non dit, celle des Duvernoy, Brenon, Roquebert…

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* Note annexe

“Révisionnisme évolutif”, par Théophile Kouamouo, Le Courrier d’Abidjan — n° 756, mercredi 5 Juillet 2006 :

“Les historiens de la presse s’amuseront bien quand ils étudieront les journaux français de la période folle que nous vivons, autour du thème de la crise ivoirienne. Avec un peu de chance, ils développeront un concept : le « révisionnisme évolutif ». Au départ, on engage une action moralement scandaleuse — ici, il s’agit de l’organisation d’un coup d’Etat puis d’une rébellion armée en Côte d’Ivoire. Puis, on tente de travestir les faits de la manière la plus grossière possible. Mais on se rend vite compte qu’on n’a pas le monopole de l’information, qu’il y a des journaux sur les lieux des crimes qui répercutent les vérités qui nous dérangent, et qu’on a laissé des traces sur le lieu de notre forfait. On réécrit donc l’Histoire falsifiée qu’on était en train de tenter d’imposer. Non pas en restituant ses droits à la vérité, mais en concédant ce qu’il est désormais impossible de ne pas admettre. Sauf que la vérité, dans la crise ivoirienne, vient à compte-gouttes, progressivement, comme un puzzle dont le visage final sera la face la plus hideuse de la Chiraquie. Sauf que les nouvelles versions, quand elles s’empilent les unes sur les autres avec frénésie, finissent pas discréditer à jamais celui qui les diffuse.
On l’a vu avec l’affaire du massacre de l’Hôtel Ivoire, où Paris a dit tout et son contraire avant de se taire piteusement. Désormais, c’est le prétendu « bombardement » de la base française de Bouaké ** par les FDS dont l’Histoire est réécrite tous les jours, au fur et à mesure de l’instruction des plaintes des parents des victimes. Les journalistes qui se font un honorable devoir de toujours se porter au secours de leur armée et de leur gouvernement sur le théâtre des guerres coloniales, rappliquent pour expliquer au bon peuple l’histoire invraisemblable de Jacques Chirac, le président qui s’était précipité pour accuser son homologue ivoirien d’être à la base du bombardement de Bouaké, et qui paradoxalement aurait pris le risque d’une affaire d’Etat pour faire disparaître les preuves du forfait de son ennemi ivoirien. Parmi ces journalistes, Thomas Hofnung de
Libération qui a pondu un article rempli de contre-vérités « exclusives » pour faire semblant de dénoncer une prétendue complicité du gouvernement français avec Gbagbo au nom de la raison d’Etat, et mieux camoufler les mensonges et la mystification qui ont justifié l’entrée en guerre avec une ancienne colonie où de nombreux entrepreneurs français avaient des intérêts. Il est dommage que de nombreux journaux ivoiriens aient donné de l’ampleur à une mauvaise opération de propagande.”

** Pour le fin mot de l’affaire Bouaké, cf. le livre de l’avocat des familles des soldats français tués lors du bombardement de Bouaké : Me Jean Balan, Crimes sans châtiment, affaire Bouaké, Max Milo 2020 (préface du Gal Renaud de Malaussène, du commandement des forces française en Côte d’Ivoire au cours de l’année 2005).


RP, avril 24

À suivre ICI...