samedi 30 mars 2024

Wikipédia et le catharisme

Remise en ligne d'un texte d'avril 2022, après de légères modifications (cf. la notion de "révisionnisme évolutif") de l'article "Catharisme" de Wikipédia (par ex. il signale à présent la mention du terme "cathares" dès fin XIe sous la plume d'Yves de Chartres, sans en tirer les conséquenses sur la thèse "rhénane") : il conserve le même problème de fond…




L’article “catharisme” de l’encyclopédie en ligne Wikipédia est un exemple remarquable de ce qu’il faut lire pour être sûr de ne rien comprendre au catharisme. Heureusement nous sommes toutefois prévenus d’entrée : “La pertinence du contenu de cet article est remise en cause”. Hormis cet avertissement, l'article est non modifiable sur le fond : quelques historiens de ma connaissance s’y sont essayés à plusieurs reprises et se sont vus à chaque fois immédiatement censurés par un vigilant propriétaire (?)* de l'article jugeant à rejeter, sous le terme “POV” (Point of view, i.e. “subjectif”), toute divergence quant à son approche auto-proclamée objective…

La section “étymologie” illustre remarquablement la méthode. Une pétition de principe (fausse : cf. infra), annoncée dès l’introduction, oriente tout le développement : le terme “cathare” viendrait de l'occitanisme des années 1960. L'affirmation est erronée, fût-elle appuyée d’un article déjà ancien de Julien Théry, cité à de nombreuses reprises dans la section, mais réfuté depuis longtemps, notamment par Michel Roquebert…

La section étymologie commence ainsi : “Le nom de ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement [ce qui est vrai] et il faut noter qu'il est tout simplement absent des milliers de protocoles de l'Inquisition languedocienne, où il n'est mentionné par aucun inquisiteur, accusé ou témoin de la persécution, pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval [ce qui est faux] ou dans quelque récit de la croisade albigeoise que ce soit. En outre, c'est tardivement qu'il a été adopté par les historiens : c’est en effet seulement depuis les années 1950 que le terme de ‘cathare’ est plus largement préféré à d'autres […]”. Ah bon ?!

On nous concède généreusement, momentanément, un point de départ dans les années 1950, pour revenir, en fin de section sur le postulat de départ - années 1960 : “Repris et popularisé en français par l'occitanisme des années 1960 en opposition au centralisme ‘jacobin’ et parisien, le terme cathare, s'il manque de neutralité, est celui qui s’est imposé, même s'il ne sert jamais dans les sources médiévales à désigner les hérétiques du sud de la France […]”. Sic !

Au seul appui du récit de la Croisade contre les Albigeois (Hystoria albigensis) et d’une lecture erronée du canon 27 du concile de Latran III, on nous assure que l'hérésie était, en Occitanie, intitulée “albigeoise”. Et on nous parle d’”albigéisme”, de façon tout à fait anachronique, puisque le terme, désignant une doctrine (et non plus seulement le cœur d’une région), est dû à la Réforme protestante. Ce faisant on rend inaccessible au lecteur le simple fait que l’Albigeois, notion géographique, a subi une croisade pour fait de catharisme, notion religieuse désignant ce que les textes nomment plus communément “hérésie” (intitulé le plus fréquent, seul point que l’article de Wikipédia remarque à juste titre).

L’article concède, dans une démarche chère aux "déconstructivistes", qu'on peut faire remonter le terme “cathares” plus haut qu’à 1960, au XIXe siècle, avec l’historien alsacien Charles Schmidt “relançant” en 1848 une expression médiévale proche de sa région, sans que celui-ci, Schmidt, n’ait remarqué qu’elle n’aurait au Moyen Âge concerné que la Rhénanie (ce que j'ai nommé "thèse rhénane"), voisine de l’Alsace, bref la zone germanique, ce que l’article souligne à l’envi (concédant toutefois que ce terme germanique a pu s’étendre l’Italie du Nord… Difficile de l’éviter quand un traité médiéval s’intitule carrément De heresi catarorum in Lombardia).

À l'appui de l'idée de la quasi exclusivité rhénane du terme, l’article a insisté précédemment longuement sur le fait, déjà signalé par Jean Duvernoy dès les années 1970, que le terme apparaît dans les sources médiévales effectivement pour la première fois en Rhénanie (sauf Yves de Chartres !).

Wikipédia, suivant le courant "déconstructiviste", y trouve un appui à son postulat de départ et de fin de section : le terme, germanique, ne concerne pas l'Occitanie jusqu’à ce que les occitanistes des années 1960 (ou tout au plus 1950) le fassent leur. Sic !

CQFD ! Sauf que cela se fait au prix de l'occultation de plusieurs sources, parlant bien au Moyen ge de "cathares" concernant l'Occitanie, quoiqu'en veuille le premier paragraphe de la section, nous assénant que le terme n’est pas utilisé par les Inquisiteurs (ce qui est juste) “pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval” (ce qui est faux).

L’article ne mentionne ni le Contra manicheos qui, début XIIIe siècle, appelle cathares les hérétiques méridionaux (“les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”), ni la lettre du pape Innocent III aux prélats méridionaux, les mettant en garde en 1198 contre ceux qu’il appelle notamment cathares, lettre enchaînant sur la mise en garde du concile réuni vingt ans avant par son prédécesseur Alexandre III, Latran III (1179). Le concile est bien cité par l’article, en son canon 27, mais d'une façon qui en déforme le contenu, qui contredirait le postulat de base. Non seulement le canon 27 ne fait pas de l’”albigéisme” (dont il ne parle pas) une hérésie à côté de celle des cathares, mais il dit que la région de l’Albigeois, comme celles de la Gascogne, du Toulousain, et d’autres, est infestée de cathares (“dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur” / “Eapropter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum, quos alii Catharos, alii Patrinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant…”).

Autre omission significative, concernant Alain de Lille. Il est bien cité, mais nulle part n'apparaît qu’à l’époque où il écrit contre les hérétiques (que dans son développement, il nomme “cathares”), il n’est plus à Lille, mais à Montpellier, où il s’est installé après avoir assisté au concile de Latran III dont il reprend les termes contre les cathares dans sa somme dédicacée à Guilhem de Montpellier, non sans tenter des étymologies douteuses sur le terme “cathares”, qu’il utilise, donc, pour les terres d’Oc). Omission qui permet à l’article de laisser penser qu’il vise la région de Lille (?), comme il omet de laisser paraître que Latran III canon 27 vise bel et bien les terres d’Oc. Intitulé de sa Somme quadripartite : Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, les cathares étant distingués, comme hérétiques, des dissidents vaudois, les païens désignant les musulmans.

Oubli aussi de Rainier Sacconi, l'ex-dignitaire cathare entré chez les Frères Prêcheurs, qui titre un des paragraphes de sa Summa de catharis : “Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais”.

Méthode étrange que ces omissions pour un article se voulant “objectif” !

Si l’on veut démêler l'écheveau confus que nous propose l'article de Wikipédia, il s’agit d’en venir vraiment aux textes, qui parlent effectivement au Moyen Age préférentiellement d’”hérésie”. Mais lorsqu'il s’agit pour les polémistes d’essayer, dans des textes théologiques, donc, de préciser en quoi consiste ladite hérésie, on trouve régulièrement les formules "manichéens", ou “cathares”, imprécis eux-mêmes et jamais revendiqués par les hérétiques, mais qui permettent aux hérésiologues médiévaux de les distinguer, notamment des vaudois.

À l'époque, “Albigeois” désigne un espace géographique “infesté” de l’hérésie. Au XVIe s., les protestants méridionaux se perçoivent comme héritiers des anciens hérétiques, qu’ils entendent dédouaner de l’accusation de catharisme (que l’enseignement protestant rejette). Ils ne seront donc pas considérés comme cathares, mais A(a)lbigeois, le terme commençant dès lors à prendre un sens religieux, celui d’une doctrine pré-réformatrice (Albigeois devenant “albigeois”, sans majuscule), à côté de celle des vaudois.

Bien avant Schmidt, Bossuet reprend les termes "manichéens" et "cathares" pour faire apparaître que les albigeois dont se réclament les protestants sont bel et bien des hérétiques. Schmidt, près de deux siècles après Bossuet, se rangera aux arguments de l’évêque de Meaux : les albigeois étaient bien cathares, hérétiques !

On est un siècle avant les occitanistes des années 1960, qui n’ont fait que reprendre le terme que les historiens avaient concédé : "cathares". Les occitanistes n’ont rien inventé ! Ils n’ont fait que constater que la répression d’une terre et d’une langue s’était faite sur la base de la répression d‘une hérésie que ses ennemis avait qualifiée de “cathare” !…


RP, 22.04.22


* C'est à dire qui se comporte comme tel, et imperméable à l'argumentation en discussion. Cf. ici.


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