jeudi 20 janvier 2022

"Nous avons vu son astre à l'Orient…"




« Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage. » (Mt 2, 2)

Ceux qui ont vu l’astre à l'Orient sont, selon leur nom de « Mages », des membres de l’ordre sacerdotal de la Perse, des prêtres et non des rois — tout comme l'étaient en Israël les Lévites. Parmi leurs tâches, ces prêtres mazdéens, ou zoroastriens, du nom de ce réformateur de la religion des Mages qu'est Zoroastre, fixaient le calendrier, qui tenait une place importante dans leur culte. Outre les cycles de la Lune et du Soleil, ils connaissaient des grands cycles, des ères stellaires recoupant leurs espérances prophétiques ; et ils attendaient l'ère de la résurrection, correspondant au futur prochain cycle, cycle d'un jour de mille ans. L'approche de ce temps, de cette ère nouvelle (cela est décrit dans leur livre, l'Avesta), était décelable par ces repères stellaires qu'il nous est sans doute difficile de retrouver, mais que nos Mages, conduits par leurs croyances, ont perçue, selon Matthieu, au tournant de ce qui est devenu l'ère chrétienne.

Il est connu que des croyances perses recoupaient sur plusieurs points celles des juifs depuis plusieurs siècles. Depuis longtemps, des contacts étaient noués. Cela apparaît bien dans la Bible. On sait par exemple que les Perses faisaient leur l’idée de résurrection que le judaïsme avait lui aussi fait sienne, en ses courants pharisiens notamment.

Parmi les croyances des Mages, il est aussi question de vierge donnant naissance à celui qui introduira le monde de la résurrection. Or les Perses savaient aussi que les Judéens attendaient un Messie similaire. Car manifestement les deux traditions et leurs espérances se sont recoupées en cela : on lit dans l'Avesta qu'un des noms du Sauveur et résurrecteur est Mashye ! Il n'est pas interdit de penser que Judéens comme Perses aient pu faire le lien avec le titre hébreu Mashiah — le Messie, roi des Judéens… chez lesquels viennent les Mages de Matthieu.

*

Recoupements interreligieux d'alors, dans les deux sens — et dont l’Église des premiers siècles gardait le souvenir. Un texte ancien, intitulé l'Évangile arabe de l'Enfance, affirme que Zoroastre annonça — je cite (ch. 1, v.2) — que : « La vierge sera enceinte sans avoir connu d’homme […]. Son enfant par la suite ressuscitera des morts ; et sa bonne nouvelle [sera connue] dans les sept climats de la terre » ; cela avec pour signe une étoile. Et plus loin, le même texte nous dit (ch. 5, v.1) : « Des Mages arrivèrent d'Orient à Jérusalem, selon ce que Zoroastre avait prédit ».

Cette prophétie est effectivement connue par ailleurs, dans l'Avesta. Je cite : « À la fin des siècles, Ahura Mazda [Dieu] engagera une lutte décisive contre Ahriman [Le Mal] et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, le second Zoroastre qui fera ressusciter les morts ». Et les Mages d'Iran oriental se recueillaient trois jours par an sur une montagne y guettant « l'étoile du grand roi ».

Où l’on retrouve dans le livre biblique des Nombres (ch. 23 & 24), un épisode parallèle qui n’est pas sans éclairer celui des Mages : Balaam — que le texte arabe que j'ai cité identifie à Zoroastre —, Balaam (un prophète païen) se voit demander par son roi Balaq de maudire Israël. Ce que, poussé par Dieu, Balaam ne fait pas ; il annonce au contraire : « Je le vois, mais ce n'est pas pour maintenant ; je l'observe, mais non de près : de Jacob monte une étoile […] » (Nombres 24, 17). Étoile des Mages ? Comme en témoigne le texte arabe, d’anciens lecteurs de Matthieu ont manifestement fait le lien.

*

Toujours est-il que Matthieu nous déroule son récit d'une façon qui permet de penser qu'il connaît quelque peu les croyances des Mages et leur attente du passage à une nouvelle ère, passage signifié par leurs repères stellaires — « nous avons vu son astre » écrit l'Évangile.

Matthieu renvoie quasi explicitement à la prophétie zoroastrienne. Ses mots l'indiquent : l'étoile « vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant ».

Cela peut nous sembler étrange, et pouvait l’être aussi pour Mathieu — une étoile ne « s'arrête » pas ! —, sauf à considérer que pour lui, il s'agit bien d'un tournant qui a lieu dans les repères des Mages : le signe du passage à la nouvelle ère prend fin à ce moment là, « s'arrête », et l'ère nouvelle, celle de la résurrection, commence. Celui qui l'introduit se trouve ici : l’enfant Jésus. L'astre n’a pas conduit les Mages à Bethléem, mais la prophétie biblique l'a fait. Et quand ils y sont, le phénomène astral qui les a menés en Judée pour y percevoir la nouvelle ère s'arrête.

On comprend en passant qu'il ne s'agit pas de l'astrologie des horoscopes modernes. L'organisation du calendrier, le repère des ères, en regard des prophéties de l'Avesta, est d'un autre ordre : on ne décèle pas un destin fixé des individus en fonction de leurs « signes ». On est dans l’ordre du calendrier : cycles très courts, les jours solaires ; cycles courts, semaines et cycles lunaires ; grandes ères : la lecture par les Mages du calendrier des constellations les induit à fixer aussi ces grands cycles. On est dans un temps symbolique… Comme le nombre de trois Mages, absent chez Matthieu, viendra ensuite symboliser les « trois continents » d'alors, Afrique, Asie, Europe, correspondant aux trois cadeaux de l'Évangile, à l’occasion de quoi les Mages deviendront comme des rois / rois-mages, en tant qu’avant-garde des rois futurs annoncés par les Prophètes et les Psaumes comme devant dans la suite des temps se rendre à Jérusalem…

Les Mages de Matthieu eux, cherchent selon leur rite et ses recoupements dans l’influence réciproque avec les juifs, le signe de l'ère nouvelle dans un Messie roi des Judéens : les Mages vont donc chez le roi de Judée en place, Hérode. Ce qui l'inquiète fortement : pas d’enfant né récemment ou à naître dans son palais, tandis qu'à ses oreilles les rumeurs messianiques juives ont des connotations plus nettement politiques, éventuellement menaçantes pour son trône.

*

Du coup, pour étrange qu'il nous apparaisse, notre récit sur les Mages prend tout un sens. Dans le cadre de leur attente, des mazdéens à Jérusalem ? L'idée en est tout à fait vraisemblable ! Les contacts interreligieux sont à l'époque une chose naturelle. Ils le sont restés jusqu’au Moyen-Âge occidental, où l’Europe a été coupée du reste du monde suite aux invasions de la fin de l’Antiquité.

Le contact entre religions est alors devenu distant, puisqu’on ne se connaissait plus, suscitant — parfois à juste titre, certes — des sentiments de menace. Cette habitude a perduré jusqu’après la redécouverte du reste du monde : quand on a pris l’habitude de se croire seul… on garde des réflexes, marquant, au fond, une foi mal assurée — réflexes qui peuvent cesser quand on sait en qui l’on a cru.

En l'occurrence en un Dieu qui prend le risque de frayer avec les humains, qui prend le risque de l'Incarnation, pour mener ce monde, pour mener la chair, jusqu'à la folie de la rencontre d’un enfant — qui est le Fils de Dieu. Un enfant humble de parents humbles chez qui entrent de prestigieux étrangers, déposant aux pieds de l'infini mystère la richesse royale de leur or, l'encens sacerdotal de leurs prières, et la myrrhe qui parfume prophétiquement les vivants et les morts.

Le message de Dieu a rompu les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : Dieu est manifesté au monde. Il nous a accompagnés, et nous accompagne dans les méandres de nos jours afin que nous vivions de sa seule grâce au cœur du monde où nous frayons.

Car voilà que face à la recherche des sages, Dieu a opposé la folie de sa présence dans un enfant déplacé ; la foi à la faiblesse d’un enfant né sans place d’accueil. À ce point, c’est à nous d’emboîter le pas des Mages et de leur histoire étrange. Voilà des Mages arrivés dans la ville royale, Jérusalem, s’attendant au palais d’Hérode — et qui se retrouvent dans un village pauvre. Les voilà qui, loin des honneurs royaux, repartent par un autre chemin.

Nous n’avons pas eu les mêmes routes que les Mages. Nous avons eu chacune et chacun nos chemins, ceux de nos espérances, de nos étoiles confuses, de nos religiosités, de nos soucis, de nos fardeaux, jusqu’à l’enfant, qui mystérieusement, nous a guidés et accompagnés jusqu'à lui. À présent l’étoile s’arrête, dévoilant en l’enfant une nouvelle ère, ouvrant un nouveau chemin, lumineux, où nous sommes à présent envoyés avec lui…