lundi 26 décembre 2022

Fin'amor




Si l’œuvre de Denis de Rougemont sur l’amour provençal, amour courtois, ou fin’amor, selon l’expression occitane pour “amour pur”, est grevée par la méconnaissance des cathares qui prévalait en son temps (sans compter que les troubadours n'étaient pas tous liés aux cercles cathares !), l’essentiel de sa thèse, développée à travers l’analyse du mythe de Tristan et Iseult, demeure pertinent — cf. le titre de son livre : L’amour et l’Occident — : l’Occident est marqué par le mythe médiéval de la passion amoureuse, qui a transformé en Occident l’amour/éros et le mariage en tendant de plus en plus à les confondre. En ignorant ce que sont les deux.

Sa connaissance insuffisante des cathares (celle de son époque), qui en fait des “manichéens”, ce qu’ils ne sont pas, vient sans doute nourrir le tiraillement de Rougemont (marié) entre une passion qui l’attire et un vécu qui ne s’y confond pas, contrairement au vécu de Søren Kierkegaard — dont il nourrit sa pensée —, du fait que Kierkegaard n’a pas épousé sa bien-aimée, Régine.

En France, jusqu’à tout récemment — je cite la figure clé du droit français, le doyen Jean Carbonnier : “ce qui fait le mariage, ce n’est pas le couple, c’est la présomption de paternité”. Autrement dit, l’institution n’a rien à savoir de l'amour, a fortiori de l’amour passion. Dans cette perspective, le mariage est en rapport avec la procréation potentielle.

Le mythe courtois a permis de dénoncer, au nom de la passion amoureuse, les mariages arrangés, en général par les parents (cf. Molière, Beaumarchais, les romantiques), appelés, donc, mariages de raison.

On s’est mis à se marier “parce qu’on est amoureux”, ce qui n’est pas une raison !

Dans les années 1960-1970, après la séparation théorique entre sexualité et procréation : la contraception orale (postulant une sexualité coïtale, que voulaient éviter les troubadours et parmi eux les adeptes de l’assag, cette épreuve de la chasteté coïtale) — la pilule, donc, ouvre une époque où, de ce fait, le mariage connaît par conséquent une désaffection : “à quoi bon si on s’aime” — i. e. “si on est amoureux”.

D’étape en étape, on en est venu à considérer que le couple repose sur l’état amoureux / passionnel. Et puisqu’un tel état peut concerner deux hommes ou deux femmes, pourquoi pas aussi ces couples, concernant le mariage, qui devient donc la consécration de l’état amoureux / passionnel, ignorant que celui-ci, consommé, dure au mieux deux ou trois ans — d’où la non-consommation pour la perpétuation du désir dans la fin’amor.

Aujourd’hui, depuis le “mariage pour tous”, la formule du doyen Carbonnier est “dépassée”, puisque la “présomption de paternité” n’a plus grand sens (en plus on a les tests adn). Ce qui fait que le mariage est devenu ce qu’il n’était pas : le climax de l’état amoureux. C’est le dernier effet, qu’il n’a pas connu à son époque, de ce qu’analyse Rougemont. Or, dit-il, le mariage n’est ni une affaire arrangée (mariage de raison), ni une affaire passionnelle (ce qu’il est devenu), mais un “saut”, un engagement “en vertu de l’absurde” (citant Kierkegaard).

L’engagement, “sauter” pour l’autre, est une contrainte que l’on s’impose, par exemple (avant le tournant récent sur la conception du mariage) en vue d’élever des enfants avant de se séparer, séparation qui, si elle a(vait) lieu, les obligera(it) à des déménagements hebdomadaires par exemple, ceci dit dans le cas où l’on opte pour avoir des enfants. Ce qui n’est évidemment pas le cas de tous, ni obligatoire !, et qui, si ce n’est pas le cas, interroge aussi sur le pourquoi du mariage (quid de la présomption de paternité si on ne veut pas d’enfants ?).

À notre époque, tout ça est devenu et reste encore flou. Bref, héritage courtois selon Rougemont : on confond mariage (en vertu de l’absurde / Kierkegaard) et amour passion qui ne parle pas de mariage ! L’amour passion heureux s’arrête dans les contes à “ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants” (c’était avant)… Parce qu’après la fin du conte ce n’est plus la passion, mais les couches-culottes (en tout cas pour Blanche-Neige, le Prince charmant, lui, continuant à faire le chevalier : c’est son métier). Ou bien, si pas d’enfants, juste l’entretien d’une passion qui est passée, puisque la passion passe…

Sauf à vivre “en vertu de l’absurde”, où ce n’est pas la passion, mais la décision de s’engager qui joue. Ici, l’amour (agapè) n’est pas les effluves passionnels, mais l’engagement. Si l’Occident a marqué le monde entier, l’empreinte n’est pas toujours aussi forte. Dans des civilisations moins marquées par le mythe courtois, la preuve d’amour, c’est l’engagement.

Au fond Kierkegaard et Rougemont rejoignent des conceptions assez classiques et répandues ailleurs que dans la sphère occidentale post-courtoise.

Or tout ça n’empêche personne d’être ce qu’il est, avec ses désirs, ses fantasmes, etc., qui ne fondent pas un mariage… D’où les trois vies (formule de Gabriel Garcia Marquez) : vie publique, chevalier, ou aujourd’hui (heureusement) chevalière ; vie privée, par ex. en couple, engagé ; vie secrète, fantasmes, désirs de passion, etc., que l’on ne fera pas disparaître parce qu’on déciderait que ce n’est pas éthiquement correct…

Fantasmes, désirs, etc., une vie secrète, psychologie des profondeurs, ombre intérieure de l’anima (i. e. cette notion jungienne d’un manque enfoui à l’intérieur de soi), réalité ancrée dans le temps au gré d’expériences, dont certaines remontent à l’enfance — réactivées dans la passion, culminant en une quête de l’expérience de la fin’amor, et de la douleur qui va avec ! C’est là que, malgré sa méconnaissance de la théologie cathare, l’intuition de Rougemont rencontre cette théologie dans sa préfiguration des théories de l’anima/animus : ce n’est pas une femme extérieure (ou homme pour les femmes) qui est quêtée au bout du compte, mais l’ombre cachée de soi-même, l’anima/animus.

Les cathares parlaient du mariage spirituel de l’âme (anima), déchue dans la chair, et de l’esprit, resté au ciel de son origine. Deux corollaires à cela : le mythe de la préexistence (nous existons avant de naître) et en parallèle l’enfouissement dans la chair de l’anima (cf. son équivalent en psychologie des profondeurs). La venue dans le temps (la naissance) nous laisse un manque, le manque de la partie de nous-mêmes dont nous perdons la mémoire en naissant (reflétée dans l’anima).

Sachant cela, nous naissons nostalgiques de la partie manquante, signifiée dans l’ombre — en général féminine pour les hommes, masculine pour les femmes. Quête de la trace manquante… Jusqu’à acquérir enfin la certitude qu’elle n’existe pas en dehors de moi-même — en psychologie des profondeurs, la trace manquante est mon anima. Nous restons des êtres de manque. Le paradoxe est que ça donne un certain sens à la vie : un exil depuis la préexistence, mais du coup aussi, une mission : qu’est-ce que je suis censé apporter avant de tirer ma révérence et de réintégrer ce que je suis avant de naître, qu’est-ce que je suis censé apporter du fait que je suis bel et bien né. Pourquoi suis-je né là plutôt qu’ailleurs, quel est le sens de mes rencontres ? Quels sont les symboles de cette quête ? Etc.



dimanche 18 décembre 2022

Le Cantique des Cantiques, un rêve dans un rêve de Salomon



En résumé de l’étude biblique 2021-2022


Le Cantique des Cantiques est attribué traditionnellement, comme l'indique son intitulé, au roi Salomon. À y être attentif, on a tout lieu de penser que le Cantique nous dit comment le grand roi d'Israël a été conduit à réaliser qu'on n'achète pas l'amour : l'amour est plus puissant que tout le pouvoir et toutes les richesses de Salomon. Que l’homme, fût-il le grand roi Salomon, « ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Et cela, c'est une jeune paysanne qui l'a conduit à le réaliser. Elle en aime un autre, qui devient pour elle l'image de Dieu, Dieu jamais clairement nommé dans le Cantique ; tandis qu'elle-même devient pour celui qui l'aime l'image du Dieu source de sa beauté. Quatre personnages donc, selon cette perspective : Salomon, la jeune femme, son bien-aimé et le Dieu invisible.

Lisons les tout premiers versets…

Cantique des Cantiques 1, 2-4
2 Il m'embrassera des baisers de sa bouche…
Car tes amours sont meilleures que le vin !
3 Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction
répandant ton Nom sur le « oui » des jeunes filles qui t'aiment,
4 enlève-moi auprès de toi, courons.
(Le roi m’a emmenée dans ses appartements.)
Nous nous égayerons et nous réjouirons en toi ;
nous nous souviendrons de tes amours plus que du vin.
Il est juste que l'on t'aime.

« Il m'embrassera des baisers de sa bouche… » C'est du bien-aimé, présenté plus loin comme un berger (connotation ambiguë puisque berger/pasteur est aussi un titre des rois d’Israël), c’est de ce berger inconnu qu'il est question, ici à la troisième personne (il m'embrassera). Puis immédiatement la manifestation de Celui dont on ne prononce pas le Nom — invoqué à la deuxième personne : « Car tes amours sont meilleures que le vin ! » Avec allusion au Nom — littéralement : « Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction répandant ton Nom sur le "oui" des jeunes filles qui t'aiment, enlève-moi auprès de toi, courons. » Pour rejoindre son bien-aimé, une demande adressée à Dieu de l'enlever au « roi qui l'a emmenée dans ses appartements » (v. 4) Le prophète Samuel avait prévenu : « si vous avez un roi, il prendra vos filles » (1 Sam 8, 13).

En voilà une, qui a plu à Salomon, qui reçoit même son nom (7, 1) : Shulamite (féminin de Salomon), et qui a un bien-aimé, qui n'est pas Salomon, et qui même, au fond, est pour elle la présence du Nom divin. Lui qu'elle espère. Et Salomon, à qui est attribué le poème, le comprend. Au dernier chapitre du poème, évoquant le bien-aimé :

Cantique des Cantiques 8, 6-7
‭Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; Car l’amour est fort comme la mort, la passion comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel.‭
Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, et les fleuves ne le submergeraient pas ; Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris.

Belle leçon donnée à Salomon, et par lui à tous, dans un moment éloquent pour tous ceux qui sont comme lui.

Leçon donnée à Salomon dans un texte qui a pu légitimement faire penser que son auteur pourrait être une femme (hypothèse retenue par l’exégète André Lacocque).

Leçon quoiqu’il en soit étonnamment actuelle, où il est question du consentement, et plus que cela… Les tout premiers versets du Cantique des Cantiques (ch. 1, v. 2-3), plus que du consentement féminin (minimum syndical juridique actuel), parlent d'un "oui" qui soit fondé au cœur du désir, promu au plus profond de l'être, suscité comme par une onction divine, son Nom, pour les jeunes filles qui l'aiment… Étonnamment lucide (précurseur ?), comme on peut le remarquer en nos temps de #MeToo ! Une vraie prise en compte du désir féminin dans un texte de haute antiquité, en des termes qui jusqu'à tout récemment, faisaient reculer les traducteurs.

Cantique des Cantiques 5, 4-5 / trad. Jérusalem
Mon bien-aimé a passé la main dans la fente, et pour lui mes entrailles ont frémi.‭
Je me suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé, et de mes mains a dégoutté la myrrhe, de mes doigts la myrrhe vierge, sur la poignée du verrou.

Des versets qui vont un pas plus loin dans la considération concrète du désir féminin et de la réalité féminine, si couramment méprisée, dans la plupart des civilisations. Étonnant dans un texte attribué à un Salomon si patriarcal !

Le texte poursuit :

Cantique des Cantiques 5, 6
Je me suis ouverte pour mon bien-aimé ; et mon bien-aimé s’en était allé, il avait disparu, mon âme sortie de moi à sa parole. Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé ; je l’ai appelé, et il ne m’a point répondu.

Le bien-aimé signifie alors pour le désir réel de la jeune femme l’inaccessiblilité de l’ultime, comme désir du désir, à l’image du Nom inaccessible, au-dessus de tout nom. La rencontre espérée des deux amants n'advient jamais dans le Cantique, entre obstacles, fuite et invitation à la fuite.

Tandis que, libre devant Dieu, la jeune femme, pour son bien-aimé, manifeste elle aussi dans son inaccessibilité l'image du Dieu dont elle reçoit la beauté. C'est aux v. 5-6 du ch. 1, hélas traduit depuis des siècles d'une façon qui en fait disparaître le sens…

Littéralement :

Cantique des Cantiques 1, 5-6a
Noire je suis, et belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Kédar, comme les tentures de Salomon. Ne pensez pas que je sois sombre, c'est le soleil qui m’a regardée.

Sa noirceur est sa beauté (pas de « mais », ni en hébreu, ni dans le grec. Heureusement, depuis la version Chouraqui, nos traductions françaises sont généralement fidèles au texte : « noire ET belle »). Sa noirceur est sa beauté, en tant qu'elle se source dans le regard du soleil désirant la contempler — et se contempler en elle (littéralement : « le soleil m'a regardée »), avec en arrière-plan de l'image solaire (cf. Ps 19, 5-6), le regard de Celui qui dans l'éternité est la source de sa beauté, qui pour son bien-aimé, en fait l'image concrète du Dieu invisible — « à l'image de Dieu il créa l'humain, homme et femme il les créa » (Genèse 1, 27). Allons un peu plus loin dans la découverte de Salomon, de la limite de son pouvoir. Il a beau, selon le Cantique, ch. 6, v. 8, avoir 60 femmes et 80 concubines (le 1er livre des Rois, ch. 11 v. 3, arrondit à 1000 : 700 femmes et 300 concubines), il n'a aucun pouvoir sur l'amour. Ni richesse, ni splendeur, ni prestige — finalement aucune raison, ne peut acheter l'amour. Avec l'amour on touche l'image du Dieu inaccessible, en ce que l'homme et la femme ont d'inaccessible l'un pour l'autre…

***

Eros

Le poète persan Farid al-din Attar (XIIe-XIIIe s.) écrit (dans La Conférence des oiseaux, « Deuxième vallée de l'amour : Ischc ») : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison ».

Cet amour comme folie, disqualifiant tout comportement raisonnable, tout pouvoir, tout prestige royal, toute richesse, s’appelle en grec Eros. Notion superbe — la philosophe Diotime de Mantinée dialoguant avec Socrate (dans Le Banquet de Platon) dit d'Eros qu’il est un grand daïmon, face auquel on est désarmé.

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L’écrivain contemporain franco-marocain Tahar Ben Jelloun dit les choses en ces termes : « La passion est un excès de vie, un excès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien » (Tahar Ben Jelloun, Entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire, mars 1999).

Salomon, pour sa part, découvre l'impossibilité de maîtriser la passion au terme de sa volonté échouée de la compenser par sa richesse. Couvrir la jeune femme de bijoux et des déclarations enflammées du Cantique ne peut rivaliser avec le lit de verdure de celui qu'elle nomme le bien-aimé de son âme (Ct 1, 7), et les poutres que sont cèdres et cyprès (Ct 1, 16-17) soutenant la voûte céleste valent mieux que les palais royaux. « Quand un homme offrirait tous ses biens contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris », constate le Cantique (Ct 8, 7b).

Quand « Toute l'eau des océans ne suffirait pas à éteindre le feu de l'amour. Et toute l'eau des fleuves serait incapable de le noyer » (Ct 8, 7a).

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Déferlement d’éternité… dit en des mots de poète, dans le Cantique… « Au fond, c'est ça l'amour » — confirme le philosophe Alain Badiou (Éloge de l'Amour, Champs, p. 53-54) — : « une déclaration d'éternité, qui [pourtant] poursuit-il, doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. » Ce qui lui permet d’affirmer : « Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité. » Alors, « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur », dit le Cantique…

Car… question : « se déployer comme elle peut dans le temps » — oui, mais comment ?

Jusqu'à ce déploiement dans le temps — avant un déploiement dans le temps, le Cantique se termine par ces mots de la jeune femme (Ct 8, 14) : « fuis, mon bien-aimé… », « fuis… » en signe de Celui qu'on ne peut capturer, comme la jeune femme elle-même ne peut être capturée, car « c'est le soleil qui m'a regardée » (Ct 1, 6), signe du Nom qu'on ne peut nommer, dont on ne connait que les parfums, dans les montagnes des aromates (Ct 8, 14), écho aux parfums d'onction qui répandent son Nom (Ct 1, 3), tournement vers montagnes vers où lever les yeux (Ps 121).

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Agapè

Quant au quotidien, au temps dans lequel le déferlement d'éternité de l'amour se déploie, un saut est nécessaire, comme un saut de la foi, une folie tout aussi peu raisonnable au fond que le foudroiement de l’Eros… (Saut très bien illustré dans le film Les ailes du désir de Wim Wenders, où un ange décide de devenir homme, c'est-à-dire mortel, pour l'amour d'une femme. Métaphore de l’Incarnation.) Et là, avec le saut dans le temps, on sort du Cantique pour entrer dans une suite qui suppose que le vœu de la jeune femme ait été exaucé : « que n'es-tu comme mon frère que je puisse enfin te rencontrer… » (Ct 8, 1sq.)

Pour cela, est donc requis un saut, au-delà du foudroiement (qui ne se commande pas — on connaît la formule : « l’amour ne se commande pas », c’est un « puissant daïmon » ! en dit Diotime) ; et pourtant, en regard de ce « saut », à travers ce « saut », contrairement au foudroiement d’amour, voilà un angle où l’amour se commande ! Se décide chaque jour, à commencer par décider de pardonner, toujours et encore… Seul l'amour-agapè sait faire, lui seul a un tel pouvoir, condition de la sentence : « que l'homme [fût-il Salomon] ne sépare pas ce que Dieu a uni ».

Et en 1 Co 13 (v. 7), « l’amour/agapè excuse tout ». Ou Hannah Arendt : « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible […] et réussit à inaugurer un nouveau commencement […]. »

Un saut, pour lequel l’amour se commande, et à partir duquel tout commence… Où pour entrer dans le quotidien, dans le temps, Eros se traduit en Agapè. Agapè est le mot choisi dans la traduction grecque du Cantique des Cantiques. Sachant, c'est au cœur du Cantique, que cela ne disqualifie par Eros ! C'est même sans doute ce pourquoi il n'est pas nommé (la version grecque n'a pas retenu ce mot) : il se révèle être une flamme de Yah, de celui que l'on ne peut nommer, le Nom qui est au-dessus de tout nom.

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Il entre dans le temps, s’y incarne, par un saut (équivalent à ce que Kierkegaard appelle saut de la foi). Saut comme début d’un apprentissage. Car aimer s'apprend, en ce sens — c'est comme un exercice, note C.S. Lewis dans son livre Apprendre la mort. Puisque comme le dit saint Augustin, il n’y a qu’un seul amour — humano-divin, peut-on dire. Conviction que l’on retrouve, développée, sous la plume d’un spirituel persan du XIIe siècle, du nom de Rûzbehân : « Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. » (Henry Corbin, cit. Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d'amour § 160, Verdier, 1991, p. 176-177).

« L’amour divin n’est pas le transfert de l’amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l’amour humain. » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio 1986, p. 280-281.) Autrement dit, la bien-aimée pour le bien-aimé, et réciproquement, sont l'un pour l'autre la manifestation de la présence de Dieu dans l'amour de l'un pour l'autre et réciproquement.

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Philia

… Cela pour que de l'éternité naisse dans le temps une amitié/philia d’âmes : « […] en vivant un peu longuement avec la même femme, elle entre peu à peu dans leur paysage le plus intime, dans leurs fibres, dans leur passé, et […] elle devient ainsi inséparable d’eux-mêmes sans qu’ils s’en aperçoivent. Au bout d’un nombre d’années suffisant, ils sont organiquement incapables de se défaire d’elles sans se détruire. » (Benoîte Groult, La Part des choses, Grasset, 1972, p. 316)

*

Désir onirique, le rêve du bien aimé répondant au rêve de Salomon, le désir n’en est pas moins concret…

Cantique des Cantiques 7, 2-11
Aux courbes de tes cuisses, un joyau façonné au doigté d'un orfèvre
est au bas de ton ventre une coupe en croissant de lune où le vin parfumé ne saurait pas manquer !
— ton ventre, un mont de blé que parsèment des lys…
Et tes seins, tels deux faons, jumeaux d’une gazelle,
et le port de ton cou, une tour en ivoire !
Tes yeux, aussi profonds que les lacs de Heshbon, portes de Bath-Rabbim, luisent en ton visage, une tour du Liban qui guette vers Damas.
Couronne de ta tête — altière : un mont Carmel ! —, tes nattes empourprées ont capturé un roi, enchaîné à leurs flots !
Splendeur, ma toute belle, mon amour, mes délices !
Dressée comme un palmier ! tes seins en sont les fruits.
J'ai voulu mes mains remontant le palmier pour en saisir les fruits, tes seins, "ces grappes de ma vigne" ; le parfum de tes effluves, leur arôme de pommes
m'enivrant de ta saveur comme du meilleur vin…
— … Il se répand pour mon bien-aimé, coulant suavement entre ses lèvres ensommeillées.

C’est au concret du désir — du désir du désir — que se manifeste l’inaccessible, dont le désir n’est donné que dans la réalité temporelle, illuminée de sa lumière d’éternité où l'un pour l’autre deviennent épiphanie de l'amour, amour s’adressant « à une personne qui transcende l'individualité empirique soumise aux conditions empiriques ; ce qu'elle en perçoit est une individualité éternelle » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Berg p. 120-123).

*

Écho au livre de Qohéleth, attribué au même Salomon, ch. 9, v. 9 : « ‭Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité, que Dieu t’a donnés sous le soleil, pendant tous les jours de ta vanité ; car c’est ta part dans la vie, au milieu de ton travail que tu fais sous le soleil.‭ » Cela en laissant la bien-aimée être elle, sans la confondre avec une figure fantasmée qui ne serait jamais que projection de soi-même…

« ‭Tous les risques d'erreur sont liés à notre amour ; et plus l'amour est passionné, exigeant, singulier, plus grand le risque. Ce que nous croyons aimer en elle, est-ce elle-même ou l'image de notre ange ? Ce que nous avons cru voir en elle, et que nous déifions peut-être à ses dépens, est-ce notre anima projetée ? […] La vue juste imagine au sens fort la personne. […] Non pas éteindre ou dépasser, mais transmuter, transfigurer ! Aimer mieux, c'est apprendre à discerner la raison d'être — donc d'être unique — de l'autre aimé, comme de soi-même. Ce corps visible que vient animer un mouvement singulier et fascinant de l'être… “Aimer ce que jamais on ne verra deux fois !" » (Denis de Rougemont, Comme toi-même, p. 240-241.)

Ce que dit d’une autre façon Jésus… Cf. Marc 10, 6-9 :
« Au commencement du monde, Dieu les fit homme et femme ; c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. [Faisant une seule chair, il n’en restent pas moins deux !] Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. »

*

En arrière plan du propos de Jésus, deux textes de la Genèse — au ch. 1, les v. 26-27 : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance » — « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa ». Tel est donc l’humain selon l’image de Dieu, l’humain mâle et femelle, homme et femme. Puis, au ch. 2 v. 21-24, deuxième texte : « Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena. L’homme s’écria : "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise." »

En premier un projet de Création de l’humain selon l’image de Dieu, qui est appelé à se réaliser dans la dualité homme-femme. « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa » — à savoir « mâle et femelle ».

Nous sommes homme et femme. Mais la partie féminine des hommes et la partie masculine des femmes est cachée en quelque sorte. Et pourtant c’est là que se réalise l’image de Dieu.

C’est-à-dire que c’est là que se dit quelque chose de Dieu comme celui qui est Autre, radicalement différent de ce que nous pouvons en concevoir, sous peine d’être à notre image, d’être une projection de nous-mêmes — autant dire, de ne pas exister ailleurs que dans notre tête !

Or l’image de Dieu en nous n’est pas cela. L’image de Dieu en nous est en notre dualité homme-femme. Elle est en ce que quelque chose en nous nous échappe totalement. Ce « quelque chose » nous est aussi étranger qu’un homme pour une femme ou une femme pour un homme.

Et pourtant c’est en nous, c’est même en nous le signe de Dieu qui nous échappe totalement : « à son image il le créa » — et donc homme et femme.

Voilà ce qu’est l’homme pour la femme, la femme pour l’homme : l’autre côté — plutôt que l’autre côte ! — qui est le signe du Dieu infini.

Cela pour un devenir (à l'inaccompli en hébreu) une seule chair. Jésus précise : les deux deviendront une seule chair — l’Évangile reprenant ici le grec de la LXX. Les deux, c'est-à-dire que la blessure originelle qui est dans la séparation des deux côtés selon le songe qu'indique le sommeil prophétique dans lequel est plongé l'homme, blessure refermée avec son manque, puisque l'autre côté est hors de chacun, nous manque donc. « Le Seigneur Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit ; il prit un de ses côtés, et referma la chair à sa place. » (Gn 2, 21)

L'autre, la femme pour l'homme, l'homme pour la femme, devient le reflet de ce manque, la marque de ce manque, comme une réouverture de la chair refermée dans la vision de la séparation, par laquelle chacun des deux trouve l'ouverture vers une réunification, où chacun devient pour sa part potentiellement entier. Les deux ouverts chacun au devenir une seule chair : ce n'est pas un mélange de deux devenant un, mais à l’occasion de l’autre chacun pouvant retrouver son unité.



lundi 12 décembre 2022

Préalable et brève synthèse des études bibliques (fin 2022)




Sur Violence et guerres : la Bible, l’Histoire et nous


Au cœur de ce qui se déploie dans la Bible hébraïque, la Révélation de l’Exode, celle d’une libération fondée sur un Nom donné comme imprononçable, fonde une transcendance absolue du fait même de cette imprononçabilité (transcendance absolue, à savoir — vocabulaire de V. Jankélévitch : “ce qui passe la pensée et nous surpasse”, à la différence de la transcendance relative, qui peut être universelle, mais comme clef de voûte du monde auquel elle n’est pas étrangère). De la Bible hébraïque relisant l'événement qu'elle donne comme fondateur, moment nodal de la Tora : l’Exode, à ses autres relectures, celle du monde hellénistique puis du monde chrétien, tout un cheminement dont un point d’orgue moderne mènera au XIXe siècle, où est forgé le terme "monothéisme” au sens où on l’entend aujourd’hui : à savoir concept d’un Dieu unique universel. Comme pour nombre d’autres concepts développés au XIXe s., cela se fait sur la base d’un tournant historique remontant au XVIIe s., où apparaît aussi, sous la plume du philosophe anglais Henry More, le mot “monothéisme”, mais en un sens très différent, voire opposé au sens reçu depuis le XIXe s. Pour More, il s’agit d’affirmer que le christianisme, étant trinitaire, n’est donc pas monothéiste, mais est universaliste contrairement au judaïsme, “monothéiste”, c’est-à-dire pour lui tenant de ce qu’on appelle aujourd'hui “monolâtrie”. More entendait donner un vis-à-vis au terme “polythéisme”, qui remonte, lui, à haute époque, forgé par Philon d’Alexandrie (Ier s. ap. JC) pour dire la différence entre monde gréco-romain, adorant plusieurs dieux, et monde juif en adorant un seul, monolâtre, donc — ce Dieu des juifs, seul adoré, correspondant pour l’hellénisme à la divinité universelle des philosophes.

Le tournant du XVIIe s., débouchant sur la vision du monde dont nous héritons, mise en place pour l’essentiel au XIXe siècle, est consécutif au moment Galilée, Galilée qui, bénéficiant le premier de la lunette astronomique, va voir bouleverser la vision séculaire de l’univers. La lunette de Galilée lui fait constater, début XVIIe s., en 1609, la disparition de “l’éther”, qui était réputé jusque là être la matière lumineuse des planètes visibles à l’oeil nu, comme cinquième essence — quintessence —, au delà des quatre autres que sont la terre, l’eau, l’air et le feu qui composent le monde sublunaire (en dessous de la Lune). La lunette astronomique fait apparaître au regard de Galilée que la matière des planètes n’est pas l’éther, mais quelque chose de similaire à la matière sublunaire. Radical bouleversement du monde, qui va obliger la philosophie à repenser l’univers. Le premier à poser systématiquement cette refondation est Descartes, qui emprunte la formule par laquelle saint Augustin répondait à ses doutes : “je pense donc je suis” (cogito ergo sum). Mais de facto, au sens où la reprend Descartes, cette formule ancienne date pourtant du XVIIe s. Jamais auparavant elle n’avait servi à fonder le monde, comme c’est le cas depuis Descartes. Le sujet devient le fondement alternatif de l'univers dont la structure, classique depuis au moins Aristote (IVe s. av. JC), vient de s’effondrer sous le regard de Galilée. Dorénavant, le sujet rationnel est au fondement de la lecture du monde, bientôt en vis-à-vis de son expérience de la nature (i.e. l’”empirisme” proposé par l’anglais Francis Bacon — XVIe-XVIIe s.). La synthèse entre le rationalisme de Descartes et l’empirisme trouve son point d’orgue au XIXe s., avec les philosophes Kant et Hegel. En théologie ce tournant philosophique trouve son équivalent entre le cartésien critique Spinoza (critique de ce que le philosophe Wolff appellera le ”dualisme” de Descartes, dualisme de l'âme et du corps, que refuse Spinoza) et la critique du XIXe s. Spinoza donne le premier temps, avec son Traité théologico-politique (XVIIe s.), d’une proposition de relecture de la Bible, relecture post-galiléenne. Sur cette base, apparaît au XIXe s., dans l’héritage de Hegel, le développement d’une critique biblique voyant dans la Bible un processus évolutif débouchant sur le “monothéisme”, mot qui en ce sens précis remonte à ce même XIXe s., à savoir le concept d'un Dieu unique universel. Le XXe s. et le XXIe s. s'inscrivent dans cette tradition, donnant la naissance du “monothéisme” (en ce sens récent) entre le Ve s. av. JC (Römer) et le IIe s. av. JC (Barc).

Rappelons que la Bible hébraique telle qu’elle se donne elle-même, date de bien avant le XIXe s. (et d’avant le XVIIe s.) ! L’a priori derrière le livre de l’Exode tel qu’il se donne dans la Bible hébraïque est proposé dans la Révélation du Nom en Exode 3, c’est-à-dire donné comme remontant, selon les chiffres bibliques, au XIIIe s. av. JC environ. Alors, dans la Révélation du Nom comme imprononçable, est donnée la transcendance absolue de ce Nom libérateur. Une libération qui ne se fait pas sans son refus, porté dans le texte biblique par le Pharaon, refus source de violence contre l'avènement d’un monde fondé sur des préceptes qui n’ont pas d’auteur humain, violence à laquelle les opprimés répondent dans un premier temps par la violence, présente dans le temps et l’histoire, mais refusée dans l'au-delà du temps.

Dans la même Tora qui révèle le Nom divin comme inaccessible à nos concepts, les origines de la violence sont données dès les débuts de son premier livre, le livre des commencements, la Genèse (traduction grecque de l’hébreu “au commencement”) — en l’occurrence en son ch. 4, dans le récit du meurtre d’Abel par Caïn. Selon Philon d’Alexandrie, suivi par l'Épître aux Hébreux (11, 4), la frustration de Caïn vient de sa perception de sa non-spontanéité dans son offrande donnée seulement “après quelques jours” (v. 3). La remarque n'intervient pas pour l’offrande d’Abel, marque de spontanéité (“par la foi” dit l'Épître aux Hébreux). Perception donc d’un non-agrément de son offrande par Caïn, commencement d’un processus de frustration qui débouchera sur le meurtre d’Abel — qui passe par une oblitération de la Parole originée dans l’oblitération de la subjectivité de sa mère Ève par Adam, qui débouche sur un vis-à-vis exclusif de celle-ci avec Caïn, possédé par elle, selon le sens du nom Caïn. (Cf. Les développements de Marie Balmary et ceux de René Girard.) Origine d’une violence liée à une oblitération de la parole et un sentiment de devoir être privilégié, propriétaire des bénéfices reçus…

Cela vaut dans le même livre de la Genèse pour les femmes, perçues, dans un cadre patriarcal, comme à disposition, comme vouées à être propriétés. A priori dramatique, qui trouve un moment culminant dans le viol de Dina, fille de Jacob, par le fils d’un roi local, Sichem. Revendiquant ensuite sa passion amoureuse, Sichem entend voir confirmer son désir via un mariage… Dina n’a pas la parole. On ne peut que penser à la sidération de celle que l’on n’entend pas, et qui devient simple objet de négociation pour une alliance qui s’avère impossible et qui, avant même d’avoir lieu, est rompue dans la violence… Débouché inéluctable, compensation et fruit de l'empathie de ses frères (même père-même mère) pour Dina.

Violence qui sera plus tard celle par laquelle passera la sortie de l’esclavage, de tout esclavage, avant de se poursuivre dans d’autres épidodes, des prophètes de la Bible hébraïque (cf. janvier à mars) au Nouveau Testament (avril à juin), et aux libérations modernes (au fur et à mesure)… Révolutions, puritaines puis française, avec Déclaration de Droits universels, “sous les auspices de l’Être suprême” (1789), au nom de la dignité inaliénable de tout être humain (Déclaration de 1948), le tout ayant passé, ou devant encore passer, par l'abolition de l’esclavage et la reconnaissance de l’égalité des femmes et des hommes…


RP, 12.12.22 (format imprimable)


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Étude biblique / catéchisme adultes 2022-2023

Violence et guerres : la Bible, l’Histoire et nous



Église protestante unie de France / 2022-2023
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Poitiers : à 14h 30 et à 18h 30 le 2e mardi du mois (sauf décembre et février et/ou indications autres)
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jeudi 17 novembre 2022

Exode / esclavage et libération




Exode / esclavage et libération (cf. Exode 15) / Châtellerault : 22 novembre ; Poitiers : 6 décembre

Exode 15
1 Alors, avec les fils d’Israël, Moïse chanta ce cantique au SEIGNEUR. Ils dirent‭ : «‭ Je veux chanter le SEIGNEUR, il a fait un coup d’éclat. Cheval et cavalier, en mer il les jeta.
2 Ma force et mon chant, c’est le SEIGNEUR. Il a été pour moi le salut. C’est lui mon Dieu, je le louerai‭ ; le Dieu de mon père, je l’exalterai.
3 Le SEIGNEUR est un guerrier. Le SEIGNEUR, c’est son nom.‭ »
(TOB) — Cf. la suite du ch. 15…

«‭ Le Saint béni soit-Il, ne se réjouit pas de la chute du méchant. […] Les anges de Service voulurent entonner un chant (au passage de la mer Rouge) mais le Saint béni soit-Il leur dit‭ : “Mes créatures se noient dans la mer et vous voulez chanter devant Moi ?”‭ » (Meguila 10b)

*

Raphaël Draï, La Sortie d'Egypte‭ : L'invention de la liberté, Fayard 1986. 4e de couv. extrait‭ :

« Il y a près de trente-cinq siècles, les Bnei Israël, sous la conduite de Moïse, sortaient d'Egypte.

On s'accorde, depuis lors, à faire de cette sortie un des événements fondateurs de l'histoire de l'humanité. Mais a-t-on jamais, au-delà des interprétations avancées (apparition d'un peuple dans l'histoire, invention du monothéisme, etc.), véritablement perçu la dimension essentielle de l'événement : l'invention de la liberté ?

Contraignant Pharaon à leur ouvrir les portes pour qu'ils quittent l'Egypte, les Juifs, par ce mouvement sans précédent, rejettent pour la première fois l'ordre esclavagiste qui semblait pourtant inscrit dans la nature des choses ; ils proclament la primauté de l'Etat de droit sur l'arbitraire idolatrique ; ils récusent, en offrant une alternative politique et religieuse, la cosmocratie pharaonique dans son principe et ses mythologies extrémistes ; ils dénoncent la folie de l'exercice absolu du pouvoir qui peut se porter jusqu'au génocide. […] »


(Cf. ici : R. Draï, Sortir - complètement - d'Egypte ; et ici : extraits de : R. Draï, La Sortie d'Egypte‭ : L'invention de la liberté ; proposés par Jean-Paul Sanfourche. Voir aussi l'article de Sonia Sarah Lipsyc, Des femmes de l'Exode à l’éveil féministe au regard de la tradition juive.)

*

Liliane Crété, Les puritains, Quel héritage aujourd'hui ? Olivétan 2012. 4e de couv. extrait :

« En France, le terme puritain est employé régulièrement pour dénigrer tout ce qui est anglo-saxon, anglophone ou américain. Au début du XXe siècle aussi, il était de bon ton d’associer le puritanisme à tout ce qui n’allait pas en Amérique. Les Français ont suivi le mouvement en confondant le puritain d’hier avec le capitaliste avide et le moraliste évangélique d’aujourd’hui.

Mais qui connaît la véritable identité des puritains ? Hérauts de la démocratie ? Rabat-joie ? Assoiffés de vérité évangélique ? Un modèle social voué au seul travail, bannissant les plaisirs, accompagné d’un projet politique théocratique ? […]

Le puritanisme est fortement marqué par son époque. Parce que les puritains se sont assigné la tâche de purifier non seulement l'Église, mais tous les rouages de la société […]. C’est seulement en les replaçant dans le temps et l’espace qui furent les leurs, que l’on peut comprendre leur mentalité, leur comportement et leurs motivations. […] »


*

Dans l'Angleterre du XVIIe siècle, où les puritains remettent en question un système où une Église et un pouvoir qui y est lié font clef de voûte de la Cité et posent comme alternative la supériorité de la loi, et sur les princes et sur les Églises. De façon équivalente, en France, sous l'Ancien Régime, une religion majoritaire faisait clef de voûte de la cité : le protestantisme minoritaire y a connu plus d'un siècle de clandestinité (de la révocation, en 1685, de l’Édit de tolérance dit Édit de Nantes, à un nouvel Édit de tolérance en 1687). Le judaïsme était toléré, au prix de vexations diverses. Le protestantisme et le judaïsme portent en France l'héritage historique de minorités persécutées ou ghettoïsées.

Les choses changent lors de la Révolution française, où les représentants de la minorité protestante vont réclamer pour le protestantisme et pour le judaïsme, plus que la tolérance, la liberté.

Député à l'Assemblée constituante de 1789, le pasteur Rabaut Saint-Étienne sera le porte-parole de cette revendication. Rabaut Saint-Étienne a joué un rôle significatif dans l'adoption de l'article X de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (qui est en arrière-plan de l'article XVIII de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948) dans la forme qui est la sienne : « nul de doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». L'incise « même religieuses » est due au pasteur Rabaut Saint-Étienne : nous voulons la liberté et pas seulement la tolérance.

L’articulation entre tolérance et liberté, qui ne relève pas d'une majorité qui octroierait cette tolérance à des minorités, apparaît dans la la fin de l'article X : « pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ».

La minorité protestante, sortant alors de la clandestinité et de la persécution, se reconnaît ainsi dans une revendication de liberté, et pas seulement de tolérance, qui vaut pour toutes les autres minorités (comme en 1789 pour les juifs) – selon la lecture que les protestants persécutés faisaient des textes de la Bible hébraïque rappelant l'exigence de respect de la dignité de quiconque : « car toi aussi tu as été étranger au pays de l'esclavage » (texte classique – Deutéronome 10, 19).

*

Une question de vocabulaire

La visée ouverte par la Tora va au-delà d'un simple déplacement géographique, elle libère de l'esclavage, de tous les esclavages, faisant sortir de Mitsraïm (l'exiguïté) celui, celle, qui reçoit la libération. La Tora de la sortie de la captivité fait de l'humain un célébrant du Nom au-delà de tout nom, le Nom qui le rachète comme il rachète toute la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création… Égypte incluse. Car le mot Égypte n'est pas le mot Mitsraïm, exiguïté, mais est la transcription, à l'époque hellénistique, soit à partir du IIIe s. av. JC, du mot égyptien pour Memphis : "tabernacle / demeure de l'âme (le ka) de Ptah" (à savoir le Créateur). Ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est donc positif), mais de Mitsraïm (exiguïté), que sort le peuple captif.

À l'époque que donne la Bible pour l’Exode, l’Égypte ne s'appelle pas non plus elle-même Mitsraïm, mais (entre autres) Kemet, ici aussi un nom positif, qui désigne la noirceur de sa terre fertile et/ou de la peau de ses habitants comme peuple solaire. Quel pays s’auto-désignerait comme pays de l’exiguïté, ou de l’esclavage ? C’est bien de Mitsraïm, de l’enfermement, de l’exiguïté, qu’est libéré le peuple réduit en esclavage et pas d’une zone géopolitique qui s’appelera plus tard Égypte. Sans compter qu’à l’époque donnée par la Bible pour l’Exode, la terre de Canaan, où demeureront les Hébreux, est elle-même dans la zone géopolitique des Pharaons. En ce sens aussi, le peuple ne sort pas d’Égypte, mais de Mitsraïm, de l’esclavage.

Or, grecque, la Bible des LXX a traduit Mitsraïm par Égypte, mot conservé ensuite par toutes les traductions, oubliant le sens respectif de chacun de ces mots, tabernacle de l’âme du Créateur dans un cas, pays de l’esclavage, de l’enfermement, dans l’autre. Où l’Égypte, belle expression, devient terme négatif. Sachant qu’une grande partie des juifs de l'époque hellénistique sont des Égyptiens, participant de la vocation universaliste hellénistique, et y trouvant son fondement dans la Révélation de l’Exode, se glisse une ambivalence avec l’ambivalence que reçoit le terme Égypte. Ambivalence qui a pu être notée par les autres Égyptiens, non-juifs, jusqu’à ceux qui ont pu y trouver un prétexte pour le premier pogrom anti-juif connu des historiens, fait d’une population égyptienne d’avant le christianisme, dans la première moitié du Ier siècle de l'ère chrétienne.

À la même époque, un Philon d'Alexandrie travaille à une philosophie universaliste, selon une exégèse biblique nourrie de la pensée des grands philosophes grecs, exégèse qui nourrira ensuite l’exégèse chrétienne, de l'Antiquité au Moyen ge. Cela n'est peut-être pas non plus sans lien avec la perception positive de l'Égypte à l'occasion de la redécouverte depuis la Renaissance de textes comme ceux de la tradition hermétiste, perception positive s'appuyant sur Actes 7, 22 (‭"Moïse instruit dans toute la sagesse des Égyptiens").

Importance d'être conscient de tout cela, quand on utilise invariablement le beau mot d’Égypte pour évoquer les situations d’enfermement dont libère le Nom dont personne n’est maître. Pourquoi ne pas faire l’effort de traduire le Mitsraïm biblique par “pays de l’esclavage”, ou, mieux peut-être, “lieux de l’esclavage” ? Sachant que le mot de Mitsraïm a vocation de signifier la libération universelle promise par le Dieu libérateur de toute sa Création… Où l’ambivalence d’un mot reçoit le côté positif de l’ambivalence : « L’Éternel, le maître de l’univers, les bénira en disant : “Bénis soient l’Égypte [Mitsraïm], mon peuple, l’Assyrie, que j’ai créée de mes mains, et Israël, mon héritage !” » (Ésaïe 19, 25)


Roland Poupin, Étude biblique / catéchisme adultes 2022-2023

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lundi 24 octobre 2022

Genèse 34 / Dina, ses frères et Sichem




Genèse 34 / Dina, ses frères et Sichem / Châtellerault : 25 octobre / Poitiers 8 novembre 2022


Genèse 34
1 Dina, la fille que Léa avait donnée à Jacob, sortait pour retrouver les filles du pays. 2 Sichem, fils de Hamor le Hivvite, chef du pays, la vit, l’enleva, coucha avec elle et la viola. 3 Il s’attacha de tout son être à Dina, la fille de Jacob, il se prit d’amour pour la jeune fille et regagna sa confiance. 4 Sichem s’adressa à son père Hamor et lui dit : « Prends-moi cette enfant pour femme. » (TOB) — Voir la suite du ch. 34…


Manon Garcia, La conversation des sexes, philosophie du consentement, Climats Flammarion 2021, p. 74-75 : « Agir moralement implique ainsi deux devoirs différents : un devoir négatif de ne pas utiliser les autres comme des moyens et un devoir positif de les traiter comme des fins, c'est-à-dire de les reconnaître comme étant ce que Kant appelle des fins en soi [“Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais seulement comme un moyen." - Kant]. Dans le cadre d'une réflexion sur la sexualité, comme l'ont montré divers articles de philosophie féministe, ce devoir négatif peut être compris comme un devoir de ne pas traiter les autres seulement comme des objets servant à la satisfaction de notre désir ou de notre plaisir. […] l'aspect positif de la formule d'humanité demande non seulement d'agir en fonction de maximes que les autres peuvent partager, mais aussi selon des maximes dont le but est de poursuivre les fins des autres. La formule d'humanité requiert d'avoir pour les autres du respect et de l'amour. Il faut à la fois respecter leurs fins propres et les aimer pour les aider à poursuivre ces fins. Ce devoir positif est donc très exigeant [Suite…]

Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, 2020, p. 167 : « Une violence physique laisse un souvenir contre lequel se révolter. C’est atroce, mais solide. L'abus sexuel, au contraire, se présente de façon insidieuse et détournée, sans qu'on en ait clairement conscience. On ne parle d'ailleurs jamais d' "abus sexuel" entre adultes. D'abus de "faiblesse", oui, envers une personne âgée, par exemple, un personne dite vulnérable. La vulnérabilité, c'est précisément cet infime interstice par lequel des profils psychologiques tels que celui de G. peuvent s'immiscer. C'est l'élément qui rend la notion de consentement si tangente. Très souvent, dans les cas d'abus sexuels ou d'abus de faiblesse, on retrouve un même déni de la réalité : le refus de se considérer comme une victime. [Suite…]

Manon Garcia, op. cit, p. 106-107, citant Muriel Fabre-Magnan : « "Une vision bien éthérée de l'être humain, considéré comme omniscient et surtout transparent à lui-même, c'est-à-dire bien sûr sans inconscient" : le consentement, comme le principe d'autonomie de la volonté sur lequel il se fonde, implique un sujet rationnel, volontaire et non vulnérable, un sujet conscient à chaque instant de sa volonté et de ce qui la fonde. Or la psychanalyse, par exemple (mais plus largement les sciences sociales dans leur ensemble), met en doute la validité d'une telle représentation de la personne en agent libre, rationnel et volontaire. » [Suite…]

Cf. aussi…


Roland Poupin, Étude biblique / catéchisme adultes 2022-2023

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samedi 22 octobre 2022

"Enseigne-nous à prier"




Emil Cioran, De l'Inconvénient d'être né :
« De quel droit vous mettez-vous à prier pour moi‭ ? Je n'ai pas besoin d'intercesseur, je me débrouillerai seul. De la part d'un misérable, j'accepterais peut-être, mais de personne d'autre, fût-ce d'un saint.‭ » [Suite…]

Charles Finney‭ :
«‭ Désirez-vous que nous priions pour vous‭ ? Non, car je vois que vos prières ne sont pas exaucées.‭ »

Albert Schweitzer‭ :
«‭ Lorsque nous pardonnons à nos ennemis, nous nous glorifions de notre grandeur d'âme‭ ; quand nous rendons service à celui qui a besoin de nous, nous admirons notre générosité.‭ » (Vivre, Albin Michel, 1995, p. 162)
«‭ Une chrétienté prêchant l'amour du prochain n'a pourtant pas protesté immédiatement contre l'esclavage, la torture, les procès en sorcellerie, toutes sortes d'atrocités qu'elle a non seulement cautionnées, mais commises. […] "Ce souvenir devrait […] défendre à jamais [le christianisme] de toute arrogance […]".‭ » (Laurent Gagnebin, Albert Schweitzer, DDB, 1999, p. 113 - cit. Schweitzer, Ma vie et ma pensée, Albin Michel, 1966, p. 261)
Schweitzer parle de faillite de la civilisation. « Quelle est la cause d'une telle situation ? Schweitzer ne se lasse pas de le démontrer et de le répéter : il s'agit d'un vide, d'un refus, d'une perte, d'une chute de… l'esprit. » (Gagnebin, op. cit., p. 70) [Suite…]

Marc 11, 24 :
«‭ Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et vous le verrez s’accomplir.‭ »

Jacques 4, 1-2 :
« ‭Vous […] avez des querelles et des luttes, et vous ne possédez pas, parce que vous ne demandez pas.‭ ‭Vous demandez, et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, dans le but de satisfaire vos passions.‭‭ »

Calvin :
« les Psaumes du prophète David, comme l’écrivait Tertullien, [sont] plus sûrs que les improvisations. »

Luc 11, 1-4 :
‭« Jésus priait un jour en un certain lieu. Lorsqu’il eut achevé, un de ses disciples lui dit‭ : Seigneur, enseigne-nous à prier, comme Jean l’a enseigné à ses disciples.‭
‭Il leur dit : Quand vous priez, dites‭ : Père‭ ! Que ton nom soit sanctifié‭ ; que ton règne vienne.‭
‭Donne-nous chaque jour notre pain de ce jour‭ ;‭
‭pardonne-nous nos péchés, car nous aussi nous pardonnons à quiconque nous offense‭ ; et ne nous induis pas en tentation.‭‭ »

Matthieu 6, 6-13 :
Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret‭ ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.‭
‭En priant, ne multipliez pas de vaines paroles, comme les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés.‭
‭Ne leur ressemblez pas‭ ; car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.‭
‭Voici donc comment vous devez prier‭ : Notre Père qui es aux cieux‭ ! Que ton nom soit sanctifié‭ ;‭
‭que ton règne vienne‭ ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.‭
‭Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour‭ ;‭
‭pardonne-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ;‭
‭ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du malin. [Car c’est à toi qu’appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen‭ !‭]


R. Poupin, Poitiers, 22.10.22
Rencontre des cp / consistoire du Poitou — Église priante
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mardi 13 septembre 2022

Genèse 3-6 / fratricide et corruption




Genèse 3-6 / fratricide et corruption (Gn 4 – Caïn et Abel) / Châtellerault : 20 septembre / Poitiers 11 octobre 2022


Hébreux 11, 4 : “‭C’est par la foi qu’Abel offrit à Dieu un sacrifice plus excellent que celui de Caïn ; c’est par elle qu’il fut déclaré juste, Dieu approuvant ses offrandes ; et c’est par elle qu’il parle encore, quoique mort.‭”

Philon d'Alexandrie Cinzia Arruzza : « [On trouve chez Philon d'Alexandrie] l'élaboration de la notion du péché de superbe [orgueil] en tant qu'amour de soi, opposé à l'amour de Dieu, par exemple dans De Sacrificiis Abelis et Caini, 52, 2-57 et dans Quod deterius potiori insidiari soleat, 32, 4-6, où le péché de superbe explique la conduite de Caïn. Celui-ci représente en fait l'amour de soi, la paresse et la négligence dans la reconnaissance envers Dieu : en remerciant Dieu pour les fruits de son travail seulement “après quelques jours” [v. 3] et non pas “tout de suite”, il refuse de reconnaître le rapport de dépendance qui le lie à Dieu, il ne reconnaît pas les fruits de son travail en tant que don du Créateur. Cette forme de superbe, qui, comme le refus de l'invitation au banquet de noces, consiste dans le fait de privilégier sa propre individualité et son autosuffisance par rapport à la dépendance envers le Créateur, peut être associée aussi à la nature de la chute des créatures rationnelles chez Origène. Pourtant, c'est dans la négligence qu'il faut chercher la source de cette superbe, qui en est de quelque façon l'effet. »
(Cinzia Arruzza, “Le refus du bonheur : négligence et chute dans la pensée d'Origène”, p. 268, in Revue de Théologie et de Philosophie, 141 (2009), p. 261-272)


René Girard

Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, René Girard révèle que son point d’arrivée, la lecture des textes bibliques, les premiers textes religieux où les victimes émissaires sont innocentées, est la source de la théorie mimétique. [...] il suffit de lire la Bible, livre plein de bruit et de fureur, où la violence est omniprésente, mais qui prend ses distances avec les sacrifices et, surtout, révèle le mécanisme du bouc émissaire.
Il suffit de comparer deux mythes semblables, celui du meurtre d’Abel par Caïn et celui de Remus par Romulus : dans les deux cas, le meurtre est « fondateur ». Dans le mythe romain, Remus est coupable, il est tué parce qu’il a été transgresseur en dépassant la limite inscrite par son frère sur le sol. [...] Dans la légende biblique, Dieu s’adresse à Caïn et l’accuse d’avoir tué Abel : « Le sang de ton frère crie du sol vers moi. » Le dieu ne naît donc pas ici du lynchage fondateur. A la différence du mythe, la Bible accuse la violence des hommes et révèle l'innocence de la victime.
[…] Le véritable sujet des mythes n’est pas un héros, mais des frères ennemis (la réciprocité violente des doubles) provoquant le phénomène du bouc émissaire, qui résout la crise. Or, la vérité biblique, en révélant l’innocence des victimes émissaires, dérègle le « mécanisme victimaire » et l’empêche de fonctionner. On ne peut avoir des « boucs émissaires » et s’en servir que si l’on ignore qu’on les a.


Marie Balmary

Extrait de : Marie Balmary, “La GPA devant la Bible”, in Martine Segalen, Nicole Athea, dir., Les marchés de la maternité, Odile Jacob 2021 :

Dans bien des traductions de la Bible [on lit] (Genèse 3, 16) : « Tu enfanteras dans la douleur ». Phrase lourde de conséquences pour d'innombrables générations de femmes. Un mot essentiel a tout simplement disparu dans plusieurs traductions tant juives que chrétiennes, et dans toutes les langues que j'ai pu examiner. D'autres versions ont du moins gardé le même nombre de mots : « Tu enfanteras dans la douleur des fils. » Même quand le mot « fils » n'a pas été purement et simplement supprimé, il n'est pas certain qu'il soit entendu à la hauteur de l'importance qu'il a ici. La phrase mérite qu'on s'y arrête. Elle apparaît comme une des conséquences de la transgression de l'interdit divin, au jardin d'Éden. […] Mot à mot, je lis dans le texte hébreu : Dans la peine et le chagrin, tu enfanteras des fils. La traduction « douleur » est contestable. Car le mot etsev (« chagrin », « peine ») et ses dérivés sont employés aussi pour l'homme. Il ne peut donc s'agir des souffrances de l'accouchement… [Suite…]
[…]
Et l'homme connut Ève sa femme ; et elle conçut, et enfanta Caïn ; et elle dit : J'ai acquis (qaniti) un homme avec l'Éternel (YHWH).
Pas besoin d'être psychanalyste pour entendre les erreurs d'Ève. Sa parole inverse la mise au monde, annule la naissance ; par la parole, elle reprend l'enfant en elle : « J'ai acquis un homme ». Pas un enfant, non : un homme. Pas avec le père de l'enfant - Adam n'est pas nommé -, mais avec Dieu. Le mot « fils » n'apparaît pas. L'enfant est inclus dans le verbe de sa mère à la première personne (qaniti, j'ai acquis »). Et cette possession est son nom même : Caïn (qayin). Comment pourrait-il un jour parler en son propre nom pour signer son offrande, par exemple, ce qu'effectivement il ne pourra faire ? Que fait Dieu dans la phrase d'Ève ? Il n'est pas le sujet d'un verbe, il n'est pas reconnu, il est utilisé. Il a servi à ce qu'elle forme/possède/acquière cet « homme ». Le seul sujet, c'est elle. Dieu : un donneur, un père porteur ?
[64] Le mot fils n'apparaît ni pour Caïn ni pour Abel. Qu'ils ne soient pas « fils » fera qu'ils ne pourront être frères. Ni filiation ni fraternité : reste un meurtrier et un mort. Chagrin. [Suite…]

(Marie Balmary, “La GPA devant la Bible” (extrait), in Les marchés de la maternité, p. 62-65) [Suite…]


Roland Poupin, Étude biblique / catéchisme adultes 2022-2023

Violence et guerres : la Bible, l’Histoire et nous



Église protestante unie de France / 2022-2023
(Poitiers, 5 rue des Écossais / Châtellerault, 1 rue Adrienne Duchemin)
Poitiers : à 14h 30 et à 18h 30 le 2e mardi du mois (sauf décembre et février et/ou indications autres)
Châtellerault : à 17h 00 le 4e mardi du mois (sauf indications autres)
1) Genèse 3-6 / fratricide et corruption (Gn 4 – Caïn et Abel) / Châtellerault : 20 septembre / Poitiers 11 octobre 2022 - version imprimable


vendredi 5 août 2022

Malentendu universel




« Le monde ne marche que par le malentendu » (Baudelaire)
« Le mieux est peut-être de ne pas s'expliquer » (Cioran)

samedi 9 juillet 2022

Des portes de la mort...




1 Rois 22, 29-37
‭Le roi d’Israël [Achab] et Josaphat, roi de Juda, montèrent à Ramoth en Galaad.‭
‭Le roi d’Israël dit à Josaphat : Je veux me déguiser pour aller au combat ; mais toi, revêts-toi de tes habits. Et le roi d’Israël se déguisa, et alla au combat.‭
‭Le roi de Syrie avait donné cet ordre aux trente-deux chefs de ses chars : Vous n’attaquerez ni petits ni grands, mais vous attaquerez seulement le roi d’Israël.‭
‭Quand les chefs des chars aperçurent Josaphat, ils dirent : Certainement, c’est le roi d’Israël. Et ils s’approchèrent de lui pour l’attaquer. Josaphat poussa un cri.‭
‭Les chefs des chars, voyant que ce n’était pas le roi d’Israël, s’éloignèrent de lui.‭
‭Alors un homme tira de son arc au hasard, et frappa le roi d’Israël au défaut de la cuirasse. Le roi dit à celui qui dirigeait son char : Tourne, et fais-moi sortir du champ de bataille, car je suis blessé.‭
‭Le combat devint acharné ce jour-là. Le roi fut retenu dans son char en face des Syriens, et il mourut le soir. Le sang de la blessure coula dans l’intérieur du char.‭
‭Au coucher du soleil, on cria par tout le camp : Chacun à sa ville et chacun dans son pays !‭
‭Ainsi mourut le roi, qui fut ramené à Samarie ; et on enterra le roi à Samarie.‭

Auparavant…

1 Rois 22, 19-23 & 28
‭Michée [avait] dit : Écoute donc la parole de l'Éternel ! J’ai vu l'Éternel assis sur son trône, et toute l’armée des cieux se tenant auprès de lui, à sa droite et à sa gauche.‭
‭Et l'Éternel dit : Qui séduira Achab, pour qu’il monte à Ramoth en Galaad et qu’il y périsse ? Ils répondirent l’un d’une manière, l’autre d’une autre.‭
‭Et un esprit vint se présenter devant l'Éternel, et dit : Moi, je le séduirai.‭
‭L’Éternel lui dit : Comment ?‭ Je sortirai, répondit-il, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes. L’Éternel dit : Tu le séduiras, et tu en viendras à bout ; sors, et fais ainsi !‭
‭Et maintenant, voici, l’Éternel a mis un esprit de mensonge dans la bouche de tous tes prophètes qui sont là. Et l'Éternel a prononcé du mal contre toi.‭ […]
‭Et Michée dit : Si tu reviens en paix, l'Éternel n’a point parlé par moi. Il dit encore : Vous tous, peuples, entendez !‭

Farid ud-Dîn Attar - 1140-1230 -, Ce soir à Samarcande :
Il y avait une fois, dans Bagdad, un Calife et son Vizir. Un jour, le Vizir arriva devant le Calife, pâle et tremblant :
« Pardonne mon épouvante, Lumière des Croyants, mais devant le Palais une femme m’a heurté dans la foule. Je me suis retourné : et cette femme au teint pâle, aux cheveux sombres, à la gorge voilée par une écharpe rouge était la Mort. En me voyant, elle a fait un geste vers moi. Puisque la mort me cherche ici, Seigneur, permets-moi de fuir me cacher loin d’ici, à Samarcande. En me hâtant, j’y serai avant ce soir. »
Sur quoi il s’éloigna au grand galop de son cheval et disparut dans un nuage de poussière vers Samarcande. Le Calife sortit alors de son Palais et lui aussi rencontra la Mort. Il lui demanda :
« Pourquoi avoir effrayé mon Vizir qui est jeune et bien-portant ? »
- Et la Mort répondit :
« Je n’ai pas voulu l’effrayer, mais en le voyant dans Bagdad, j’ai eu un geste de surprise, car je l’attends ce soir à Samarcande. »

Ésaïe 38, 1-6
‭En ce temps-là, Ézéchias fut malade à la mort. Le prophète Ésaïe, fils d’Amots, vint auprès de lui, et lui dit : Ainsi parle l'Éternel : Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus.‭
‭Ézéchias tourna son visage contre le mur, et fit cette prière à l'Éternel :‭
‭Ô Éternel ! souviens-toi que j’ai marché devant ta face avec fidélité et intégrité de cœur, et que j’ai fait ce qui est bien à tes yeux ! Et Ézéchias répandit d’abondantes larmes.‭
‭Puis la parole de l'Éternel fut adressée à Ésaïe, en ces mots :‭
‭Va, et dis à Ézéchias : Ainsi parle l'Éternel, le Dieu de David, ton père : J’ai entendu ta prière, j’ai vu tes larmes. Voici, j’ajouterai à tes jours quinze années.‭

Luc 22, 42
« Père, si tu voulais éloigner de moi cette coupe ! Toutefois, que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne.‭ »

RP, Méditation cp Châtellerault, 9.07.2022

samedi 7 mai 2022

Cantique des Cantiques



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Chapitre 1


(1) Cantique des Cantiques qui est pour Salomon
שִׁיר הַשִּׁירִים, אֲשֶׁר לִשְׁלֹמֹה


[La Shoulamite]

(2) Il m'embrassera des baisers de sa bouche...


Car ta tendresse est meilleure que le vin !

(3) Pour le parfum d'excellence de tes onctions
répandant ton Nom sur le "oui" des jeunes filles qui t'aiment,

(4) enlève-moi auprès de toi, courons.


(Le roi m’ayant emmenée dans ses appartements.)


Nous nous égayerons et nous réjouirons en toi ;
nous nous souviendrons de ta tendresse plus que du vin.
Il est juste que l'on t'aime.



(5) Noire je suis, et belle, filles de Jérusalem,
comme les tentes de Kédar, comme les tentures de Salomon.

(6) Ne pensez pas que je sois sombre, c'est le soleil qui m’a regardée.


Les fils de ma mère, irrités contre moi, m'ont fait travailler dans leurs vignes.
Ma vigne à moi je ne pouvais pas m'en occuper !


(7) Dis-moi, toi qu’aime mon âme,
où tu pais ton troupeau, où tu le fais reposer à midi ;
car pourquoi serais-je voilée
auprès des troupeaux de tes compagnons ?


(8) Si tu ne le sais pas, toi la plus belle des femmes,
suis les traces des troupeaux,
et mène paître tes chevreaux près des cabanes de bergers.


*


(9) ‭Ô mon amie, pouliche des chars de Pharaon,

(10) ‭La beauté de tes joues entre les pendentifs,
Ton cou en ses colliers de perles !

(11) ‭Nous te ferons des colliers d’or, Avec des points d’argent. —‭


(12) (‭Tandis que le roi est dans son entourage,)


*



Mon nard exhale son parfum.‭

(12) ‭Mon bien-aimé est un bouquet de myrrhe,
Qui repose entre mes seins.‭

(12) ‭Mon bien-aimé est une grappe de troëne
Des vignes d’En-Guédi. —‭


(15) ‭Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes. —‭


(16) ‭Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es plaisant !
Notre lit, c’est la verdure. —‭

(17) ‭Les poutres de nos maisons sont des cèdres,
Nos lambris sont des cyprès. —




Chapitre 2


(1) Je suis un narcisse de Saron, Un lys des vallées. —‭


‭(2) Comme un lys au milieu des épines, Telle est mon amie parmi les jeunes filles. —‭


(3) ‭Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt,
Tel est mon bien-aimé parmi les jeunes hommes.
J’ai désiré m’asseoir à son ombre,
Et son fruit est doux à mon goût.‭

(4) ‭Il m’a fait entrer dans la maison du vin ;
Et la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour.‭

‭(5) Soutenez-moi avec des gâteaux de raisins,
Fortifiez-moi avec des pommes ;
Car je suis malade d’amour.‭

(6) ‭Que sa main gauche soit sous ma tête,
Et que sa droite m’embrasse ! —‭


*


[Aux filles de Jérusalem]

(7) Je vous en conjure, filles de Jérusalem,
Par les gazelles et les biches des champs,
Ne réveillez pas, ne réveillez pas l’amour, Avant son bon vouloir. —‭


*


[La Shoulamite]

(8) C’est la voix de mon bien-aimé !
Le voici, il vient, Sautant sur les montagnes,
Bondissant sur les collines.‭

(9) ‭Mon bien-aimé est semblable à la gazelle Ou au faon des biches.
Le voici, il est derrière notre mur,
Il regarde par la fenêtre, Il regarde par le treillis.‭

(10) ‭Mon bien-aimé parle et me dit :


Lève-toi, mon amie, ma belle, et va pour toi !‭

(11) ‭Car voici, l’hiver est passé ; La pluie a cessé, elle s’en est allée.‭

(12) Les fleurs paraissent sur la terre, Le temps de chanter est arrivé, Et la voix de la tourterelle se fait entendre dans nos campagnes.‭

(13) Le figuier embaume ses fruits,
Et les vignes en fleur exhalent leur parfum.
Lève-toi, mon amie, ma belle, et va pour toi !‭

(14) Ma colombe, qui te tiens dans les fentes du rocher,
Qui te caches dans les parois escarpées,
Fais-moi voir ton visage, Fais-moi entendre ta voix ;
Car ta voix est douceur, ton visage est harmonie.‭


*


(15) ‭Prenez-nous les renards, Les petits renards qui ravagent les vignes ;
Car nos vignes sont en fleur.‭


*


[La Shoulamite]

(16) Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ;
Il paît parmi les lys.‭

(17) ‭Avant que le jour se rafraîchisse, et que les ombres fuient,
Retourne !… sois semblable, mon bien-aimé,
A la gazelle ou au faon des biches,
sur les montagnes qui nous séparent.




Chapitre 3 ‭


(1) Sur ma couche, pendant les nuits,
J’ai cherché celui que mon cœur aime ;
Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé…‭

(2) ‭Je me lèverai, et je ferai le tour de la ville,
Dans les rues et sur les places ;
Je chercherai celui que mon cœur aime…
Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé.‭

(3) ‭Les gardes qui font la ronde dans la ville m’ont rencontrée :
Avez-vous vu celui que mon cœur aime ?‭

‭(4) A peine les avais-je passés, Que j’ai trouvé celui que mon cœur aime ;
Je l’ai saisi, et je ne le lâcherai point
Jusqu’à ce que je l’aie amené dans la maison de ma mère,
Dans la chambre de celle qui m’a conçue. — ‭


*


[Aux filles de Jérusalem]‭

‭(5) Je vous en conjure, filles de Jérusalem, Par les gazelles et les biches des champs, Ne réveillez pas, ne réveillez pas l’amour, Avant son bon vouloir. —‭


*


[Les filles de Jérusalem]

(6) ‭Qui est celle qui monte du désert, Comme des colonnes de fumée,
Au milieu des vapeurs de myrrhe, d’encens,
de tous les aromates des marchands ? —‭


(7) ‭Voici la litière de Salomon,
Et autour d’elle soixante vaillants hommes, Des plus vaillants d’Israël.‭

(8) ‭Tous sont armés de l’épée, Sont exercés au combat ;
Chacun porte l’épée sur sa hanche, En vue des alarmes nocturnes.‭

(9) ‭Le roi Salomon s’est fait une litière De bois du Liban.‭

(10) ‭Il en a fait les colonnes d’argent,
Le dossier d’or, Le siège de pourpre ;
Au milieu est une broderie, œuvre d’amour Des filles de Jérusalem.‭

‭(11) Sortez, filles de Sion, regardez Le roi Salomon,
Avec la couronne dont sa mère l’a couronné
Le jour de ses fiançailles, Le jour de la joie de son cœur. —



Chapitre 4 ‭


 

(1) Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes, Derrière ton voile.
Tes cheveux, un troupeau de chèvres,
Suspendues aux flancs de la montagne de Galaad.‭

(2) ‭L'éclat de ton sourire, un troupeau de brebis, 
remontant de l’abreuvoir ;
Toutes portent des jumeaux, Aucune n’est stérile.‭

‭(3) Tes lèvres, un fil cramoisi, ta bouche est harmonie ;
Ta joue, une moitié de grenade, Derrière ton voile.‭

(4) ‭Ton cou est comme la tour de David, Bâtie pour être un arsenal ;
Mille boucliers y sont suspendus, Tous les boucliers des héros.‭

‭(5) Tes deux seins sont deux faons,
jumeaux d’une gazelle, Qui paissent au milieu des lys.‭
‭Avant que le jour se rafraîchisse, Et que les ombres fuient,
J’irai à la montagne de la myrrhe, à la colline de l’encens.‭

‭(7) Ma toute belle, mon amie, Et il n’y a point en toi de défaut.‭

(8) ‭Viens avec moi du Liban, ma fiancée, Viens avec moi du Liban !
Regarde du sommet de l’Amana, Du sommet du Senir et de l’Hermon, Des tanières des lions, Des montagnes des léopards.‭

‭(9) Tu me ravis le cœur, ma sœur, ma fiancée,
Tu me ravis le cœur par chacun de tes regards,
Par chaque collier de ton cou.‭ ‭


‭(10) Que de charmes dans ta tendresse, ma sœur, ma fiancée !
Ta tendresse vaut mieux que le vin,
Tes parfums sont plus suaves que tous les aromates !‭

‭(11) Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ;
Il y a sous ta langue du miel et du lait,
La senteur de tes vêtements est comme celle du Liban.‭

(12) ‭Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée,
Une source fermée, une fontaine scellée.‭

(12) ‭Tes effluves, un paradis de grenades,
les fruits les plus excellents, Les troënes et le nard ;‭

(12) ‭Le nard et le safran, le roseau aromatique et le cinnamome,
tous les arbres à encens ;
La myrrhe et l’aloès, les meilleurs aromates.


*


[La Shoulamite]

(15) ‭C'est une fontaine des jardins, 

 Une source d’eaux vives, Des ruisseaux du Liban.‭


(16) Lève-toi, Boréas ! viens, brise du Midi !
Soufflant sur mon jardin, et que les parfums s’en exhalent ! —
Que mon bien-aimé entre dans son jardin,
Et qu’il mange de ses fruits excellents ! —



Chapitre 5 ‭


(1) J’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée ;
Je cueille ma myrrhe avec mes aromates,
Je mange le rayon de douceur de mon miel,
Je bois mon vin avec mon lait… —
Mangez, amis, buvez, enivrez-vous de tendresse ! —‭


(2) ‭Je dors, mais mon cœur veille…
C’est la voix de mon bien-aimé, qui frappe :
— Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, Ma colombe, ma parfaite !
Car ma tête est couverte de rosée,
Mes boucles sont pleines des gouttes de la nuit. 

‭(3) J’ai ôté ma tunique ; comment la remettrais-je ?
J’ai lavé mes pieds ; comment les salirais-je ?‭ —‭


(4) ‭Mon bien-aimé a passé la main dans la fente,
Et mes entrailles se sont émues pour lui.‭

(5) ‭Je me suis réveillée pour ouvrir pour mon bien-aimé ;
mes mains ruisselant de myrrhe,
mes doigts répandant la myrrhe
Sur le loquet du verrou.‭


‭(6) Je me suis ouverte pour mon bien-aimé ;
Et mon bien-aimé s’en était allé, il avait disparu,
Mon âme sortie de moi à sa parole.
Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé ;
Je l’ai appelé, et il ne m’a point répondu.‭


‭(7) Les gardes qui font la ronde dans la ville m’ont rencontrée ;
Ils m’ont frappée, ils m’ont blessée ;
Ils m’ont enlevé mon voile, les gardes des murs.‭


*



[Aux filles de Jérusalem]

(8) ‭Je vous en conjure, filles de Jérusalem,
Si vous trouvez mon bien-aimé,
Que lui direz-vous ?… Que je suis malade d’amour. —‭


*


[Les filles de Jérusalem]

(9) ‭Qu’a ton bien-aimé de plus qu’un autre, Ô la plus belle des femmes ?
Qu’a ton bien-aimé de plus qu’un autre,
Pour que tu nous conjures ainsi ? —


*


[La Shoulamite]

‭(10) Mon bien-aimé est transparent et vermeil ; Il se distingue entre dix mille.‭

‭(11) Sa tête est de l’or pur ;
Ses boucles sont flottantes, Noires comme le corbeau.‭

‭(12) Ses yeux sont comme des colombes au bord des ruisseaux,
Se baignant dans le lait, Reposant au sein de l’abondance.‭

‭(12) Ses joues sont comme un parterre d’aromates, Une couche de plantes odorantes ; Ses lèvres sont des lys, D’où découle la myrrhe.‭

(12) ‭Ses mains sont des sphères d’or, Garnies de chrysolithes ;
Son corps est de l’ivoire poli, Couvert de saphirs ;‭

(15) ‭Ses jambes sont des colonnes de marbre blanc,
Posées sur des bases d’or pur.
Son aspect est comme le Liban, Distingué comme les cèdres.‭

(16) ‭Sa saveur n’est que douceur,
Et toute sa personne est pleine de charme.
Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami, Filles de Jérusalem ! —


*


Chapitre 6

(1) ‭Où est allé ton bien-aimé, Ô la plus belle des femmes         
        De quel côté ton bien-aimé s’est-il dirigé ?
        
        Nous le chercherons avec toi.‭


‭(2) Mon bien-aimé est descendu à son jardin, Au parterre d’aromates,
Pour paître dans les jardins, Et pour cueillir des lys.‭

(3) ‭Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi ;
Il paît parmi les lys. —‭


*



‭(4) Tu es belle, mon amie, comme Thirtsa,
harmonieuse comme Jérusalem,
Mais terrible comme des troupes sous leurs bannières.‭

‭(5) Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent.
Tes cheveux, un troupeau de chèvres,
Suspendues aux flancs de Galaad.‭

(6) ‭L'éclat de ton sourire, un troupeau de brebis,
remontant de l’abreuvoir ;
Toutes portent des jumeaux, Aucune n’est stérile.‭

‭(7) Ta joue, une moitié de grenade, Derrière ton voile…‭


‭(8) Il y a soixante reines, quatre-vingts concubines,
Et des jeunes filles sans nombre.‭

(9) ‭Une seule est ma colombe, ma parfaite ;
Elle est l’unique de sa mère,
La préférée de celle qui lui donna le jour.
Les jeunes filles la voient, et la disent heureuse ;
Les reines et les concubines aussi, et elles la louent. —‭


(10) ‭Qui est celle qui apparaît comme l’aurore,
Belle comme la lune, pure comme le soleil,
Mais terrible comme des troupes sous leurs bannières ? —‭


*


[La Shoulamite]

(11) ‭Je suis descendue au jardin des noyers,
pour voir la verdure de la vallée,
Pour voir si la vigne pousse, si les grenadiers fleurissent.‭

‭(12) Je ne sais, mais mon âme m’a rendue semblable aux chars d’Aminadab. —‭


*


Chapitre 7

(1) Tourne-toi, tourne-toi, Shoulamite !
        Tourne-toi, laisse-toi contempler !
        Laisse-toi contempler, royale Shoulamite,
        rythmant en contredanse
(2) la beauté de tes pas en chausses de princesse !


*


Aux courbes de tes cuisses
est un joyau façonné au doigté d'un orfèvre :

(3) c'est au bas de ton ventre
une coupe en croissant de lune
où le vin parfumé ne saurait pas manquer !

— ton ventre est mont de blé que parsèment des lys

(4) et tes seins sont deux faons, jumeaux d’une gazelle,

(5) et le port de ton cou, une tour en ivoire !

Tes yeux, aussi profonds que les lacs de Heshbon, portes de Bath-Rabbim, luisent en ton visage, une tour du Liban qui guette vers Damas.

(6) Couronne de ta tête — altière : un mont Carmel ! —, tes nattes empourprées ont capturé un roi, enchaîné à leurs flots !


(7) Splendeur, ma toute belle, mon amour, mes délices !

(8) Dressée comme un palmier ! tes seins en sont les fruits.

(9) J'ai rêvé
        mes mains remontant le palmier pour en saisir les fruits,
        tes seins, "ces grappes de ma vigne" ;
        le parfum de tes effluves, leur arôme de pommes
(10) m'enivrant de ta saveur comme du meilleur vin...


*


[La Shoulamite / la Pacifiée]

... Il se répand pour mon bien-aimé,
coulant suavement entre ses lèvres ensommeillées.


(11) Je suis à mon bien-aimé et c'est moi qu'il désire.


(12) Viens, mon bien-aimé, sortons,
allons passer la nuit dans les fleurs de henné.

(13) Au petit matin nous irons dans les vignes,
voir si le fruit bourgeonne, si la fleur s'ouvre,
si les grenadiers fleurissent.
Là je te donnerai ma tendresse.

(14) Les pommes d'amour libèrent leur senteur.
À notre porte sont tant de fruits exquis, des nouveaux, des anciens !
Mon bien-aimé, je les ai réservés pour toi.




Chapitre 8 ‭

(1) Oh ! Que n’es-tu mon frère, Allaité des seins de ma mère !

Je te rencontrerais dehors, je t’embrasserais,
Et l’on ne me mépriserait pas.‭

‭(2) Je veux te conduire, t’amener à la maison de ma mère ;
Tu me donneras tes instructions,
Et je te ferai boire du vin parfumé,
Du moût de mes grenades.‭

‭(3) Que sa main gauche soit sous ma tête,
Et que sa droite m’embrasse ! —‭


*


‭ [Aux filles de Jérusalem]‭

(4) Je vous en conjure, filles de Jérusalem,
Ne réveillez pas, ne réveillez pas l’amour, Avant son bon vouloir. —‭


*


‭(5) Qui est celle qui monte du désert, Appuyée sur son bien-aimé ? —
Je t’ai réveillée sous le pommier ;
Là ta mère t’a enfantée,
C’est là qu’elle t’a enfantée, qu’elle t’a donné le jour. —‭


*


[La Shoulamite]

(6) ‭Mets-moi comme un sceau sur ton cœur,
Comme un sceau sur ton bras ; 

          Car l’amour est fort comme la mort,
La passion est inflexible comme le séjour des morts ;
Ses ardeurs sont des ardeurs de feu, Une flamme de l’Éternel.‭

‭(7) Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour,
Et les fleuves ne le submergeraient pas ;


Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison contre l’amour,
Il ne s’attirerait que le mépris.‭


(8) ‭Nous avons une petite sœur, Qui n’a point encore de seins ;
Que ferons-nous de notre sœur, Le jour où on la recherchera ?‭

(9) ‭Si elle est un mur, Nous bâtirons sur elle des créneaux d’argent ;
Si elle est une porte, Nous la fermerons avec une planche de cèdre. —‭

‭(10) Je suis un mur, Et mes seins sont comme des tours ;
J’ai été à ses yeux comme celle qui trouve la paix [pacifiée — Shoulamite].‭


(11) ‭Salomon avait une vigne à Baal-Hamon ;
Il remit la vigne à des gardiens ;
Chacun apportait pour son fruit mille sicles d’argent.‭


(12) ‭Ma vigne, qui est à moi, je la garde.


A toi, Salomon, les mille,
Et deux cents à ceux qui gardent le fruit ! —‭


‭(12) Habitante des jardins ! Des amis prêtent l’oreille à ta voix. Daigne me la faire entendre ! —‭


(12) ‭Fuis, mon bien-aimé !
Sois semblable à la gazelle ou au faon des biches,
Sur les montagnes des aromates !



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Traduction revue RP