lundi 26 décembre 2022

Fin'amor




Si l’œuvre de Denis de Rougemont sur l’amour provençal, amour courtois, ou fin’amor, selon l’expression occitane pour “amour pur”, est grevée par la méconnaissance des cathares qui prévalait en son temps (sans compter que les troubadours n'étaient pas tous liés aux cercles cathares !), l’essentiel de sa thèse, développée à travers l’analyse du mythe de Tristan et Iseult, demeure pertinent — cf. le titre de son livre : L’amour et l’Occident — : l’Occident est marqué par le mythe médiéval de la passion amoureuse, qui a transformé en Occident l’amour/éros et le mariage en tendant de plus en plus à les confondre. En ignorant ce que sont les deux.

Sa connaissance insuffisante des cathares (celle de son époque), qui en fait des “manichéens”, ce qu’ils ne sont pas, vient sans doute nourrir le tiraillement de Rougemont (marié) entre une passion qui l’attire et un vécu qui ne s’y confond pas, contrairement au vécu de Søren Kierkegaard — dont il nourrit sa pensée —, du fait que Kierkegaard n’a pas épousé sa bien-aimée, Régine.

En France, jusqu’à tout récemment — je cite la figure clé du droit français, le doyen Jean Carbonnier : “ce qui fait le mariage, ce n’est pas le couple, c’est la présomption de paternité”. Autrement dit, l’institution n’a rien à savoir de l'amour, a fortiori de l’amour passion. Dans cette perspective, le mariage est en rapport avec la procréation potentielle.

Le mythe courtois a permis de dénoncer, au nom de la passion amoureuse, les mariages arrangés, en général par les parents (cf. Molière, Beaumarchais, les romantiques), appelés, donc, mariages de raison.

On s’est mis à se marier “parce qu’on est amoureux”, ce qui n’est pas une raison !

Dans les années 1960-1970, après la séparation théorique entre sexualité et procréation : la contraception orale (postulant une sexualité coïtale, que voulaient éviter les troubadours et parmi eux les adeptes de l’assag, cette épreuve de la chasteté coïtale) — la pilule, donc, ouvre une époque où, de ce fait, le mariage connaît par conséquent une désaffection : “à quoi bon si on s’aime” — i. e. “si on est amoureux”.

D’étape en étape, on en est venu à considérer que le couple repose sur l’état amoureux / passionnel. Et puisqu’un tel état peut concerner deux hommes ou deux femmes, pourquoi pas aussi ces couples, concernant le mariage, qui devient donc la consécration de l’état amoureux / passionnel, ignorant que celui-ci, consommé, dure au mieux deux ou trois ans — d’où la non-consommation pour la perpétuation du désir dans la fin’amor.

Aujourd’hui, depuis le “mariage pour tous”, la formule du doyen Carbonnier est “dépassée”, puisque la “présomption de paternité” n’a plus grand sens (en plus on a les tests adn). Ce qui fait que le mariage est devenu ce qu’il n’était pas : le climax de l’état amoureux. C’est le dernier effet, qu’il n’a pas connu à son époque, de ce qu’analyse Rougemont. Or, dit-il, le mariage n’est ni une affaire arrangée (mariage de raison), ni une affaire passionnelle (ce qu’il est devenu), mais un “saut”, un engagement “en vertu de l’absurde” (citant Kierkegaard).

L’engagement, “sauter” pour l’autre, est une contrainte que l’on s’impose, par exemple (avant le tournant récent sur la conception du mariage) en vue d’élever des enfants avant de se séparer, séparation qui, si elle a(vait) lieu, les obligera(it) à des déménagements hebdomadaires par exemple, ceci dit dans le cas où l’on opte pour avoir des enfants. Ce qui n’est évidemment pas le cas de tous, ni obligatoire !, et qui, si ce n’est pas le cas, interroge aussi sur le pourquoi du mariage (quid de la présomption de paternité si on ne veut pas d’enfants ?).

À notre époque, tout ça est devenu et reste encore flou. Bref, héritage courtois selon Rougemont : on confond mariage (en vertu de l’absurde / Kierkegaard) et amour passion qui ne parle pas de mariage ! L’amour passion heureux s’arrête dans les contes à “ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants” (c’était avant)… Parce qu’après la fin du conte ce n’est plus la passion, mais les couches-culottes (en tout cas pour Blanche-Neige, le Prince charmant, lui, continuant à faire le chevalier : c’est son métier). Ou bien, si pas d’enfants, juste l’entretien d’une passion qui est passée, puisque la passion passe…

Sauf à vivre “en vertu de l’absurde”, où ce n’est pas la passion, mais la décision de s’engager qui joue. Ici, l’amour (agapè) n’est pas les effluves passionnels, mais l’engagement. Si l’Occident a marqué le monde entier, l’empreinte n’est pas toujours aussi forte. Dans des civilisations moins marquées par le mythe courtois, la preuve d’amour, c’est l’engagement.

Au fond Kierkegaard et Rougemont rejoignent des conceptions assez classiques et répandues ailleurs que dans la sphère occidentale post-courtoise.

Or tout ça n’empêche personne d’être ce qu’il est, avec ses désirs, ses fantasmes, etc., qui ne fondent pas un mariage… D’où les trois vies (formule de Gabriel Garcia Marquez) : vie publique, chevalier, ou aujourd’hui (heureusement) chevalière ; vie privée, par ex. en couple, engagé ; vie secrète, fantasmes, désirs de passion, etc., que l’on ne fera pas disparaître parce qu’on déciderait que ce n’est pas éthiquement correct…

Fantasmes, désirs, etc., une vie secrète, psychologie des profondeurs, ombre intérieure de l’anima (i. e. cette notion jungienne d’un manque enfoui à l’intérieur de soi), réalité ancrée dans le temps au gré d’expériences, dont certaines remontent à l’enfance — réactivées dans la passion, culminant en une quête de l’expérience de la fin’amor, et de la douleur qui va avec ! C’est là que, malgré sa méconnaissance de la théologie cathare, l’intuition de Rougemont rencontre cette théologie dans sa préfiguration des théories de l’anima/animus : ce n’est pas une femme extérieure (ou homme pour les femmes) qui est quêtée au bout du compte, mais l’ombre cachée de soi-même, l’anima/animus.

Les cathares parlaient du mariage spirituel de l’âme (anima), déchue dans la chair, et de l’esprit, resté au ciel de son origine. Deux corollaires à cela : le mythe de la préexistence (nous existons avant de naître) et en parallèle l’enfouissement dans la chair de l’anima (cf. son équivalent en psychologie des profondeurs). La venue dans le temps (la naissance) nous laisse un manque, le manque de la partie de nous-mêmes dont nous perdons la mémoire en naissant (reflétée dans l’anima).

Sachant cela, nous naissons nostalgiques de la partie manquante, signifiée dans l’ombre — en général féminine pour les hommes, masculine pour les femmes. Quête de la trace manquante… Jusqu’à acquérir enfin la certitude qu’elle n’existe pas en dehors de moi-même — en psychologie des profondeurs, la trace manquante est mon anima. Nous restons des êtres de manque. Le paradoxe est que ça donne un certain sens à la vie : un exil depuis la préexistence, mais du coup aussi, une mission : qu’est-ce que je suis censé apporter avant de tirer ma révérence et de réintégrer ce que je suis avant de naître, qu’est-ce que je suis censé apporter du fait que je suis bel et bien né. Pourquoi suis-je né là plutôt qu’ailleurs, quel est le sens de mes rencontres ? Quels sont les symboles de cette quête ? Etc.



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