dimanche 5 novembre 2023

Promesse...




« Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne pour les troubler ; car la bouche de l’Éternel des armées a parlé. » (Michée 4, 4)

Jusque là… 

« L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

*

« Quand Dieu prend un cœur, écrit al-Hallâj, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ». (Akhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon, “Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas Hallâj, martyr mystique de l’islam”, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 389). 

« Hallâj […] l’exhorte à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divin jusqu’à en mourir, comme le papillon mystique, et à se “consommer en son Objet” » (Massignon, ibid., p. 394).

Voilà qui rejoint l’affirmation biblique parlant d’un Dieu jaloux !

Louis Massignon rapporte ce témoignage :
« Un homme était allé se poster devant al-Hallâj, qui était sur le gibet et avait crié : “Louange à Dieu ! Qui t’a fait exposer là — en exemple aux hommes et aux anges, — en avertissement pour ceux qui regardent !” — Mais voici qu’il sentit par-derrière lui al-Hallâj lui-même, dont la main s’était posée sur son omoplate, — et qui lui récitait (le verset du Qorân sur Jésus) : […]
“Non ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais il leur a paru qu’il en avait été ainsi… et ils ne l’ont pas tué véritablement ; mais Dieu l’a enlevé à Lui, car Dieu est puissant et juste…” […]
Et c’est là le sens de ce qu’une ancienne légende dit d’al-Hallâj en croix : “Il tourna sa face vers la foule et déclara : “celui qui est visible (ici) a sa profession de foi rejetée : celui qui est (ici) invisible a sa profession de foi agréée (par Dieu) !” [Le mot des anciens : ceci est la moitié d’un homme (…) ]. » (Louis Massignon, “Al-Hallâj le phantasme crucifié des Docètes et Satan selon les Yezidis”, Revue de l’histoire des religions, 1911, in Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009, p. 505-506.)

Massignon réfère aussi à Manès :
« Inimicus quippe, qui eumdem salvatorem judicum patrem crucifixisse se speravit, – ipse est crucifixus , quo tempora aliud ostensum actum est, atque aliud ostensum. » [Trad. : Pour l’ennemi, qui espérait avoir crucifié le même sauveur, le père des juges, — il fut lui-même crucifié, et à cette époque l’acte montré fut accompli, et un autre fut montré.] (Manès, Epistola fundamenti, extrait ap. S. Augustini, De fide contra Manichaeos, XXVIII, PL t. XLIII, 1147 […], in Louis Massignon, ibid., p. 507.)

La proximité d’avec Dieu, terrible en ce monde, est en cela-même signe d’élection, de vie indestructible auprès de Dieu. Témoin à travers les temps, Israël : l’islamologue Christian Jambet note : “Le peuple juif, Israël, dépositaire incontestable de l’élection” (Christian Jambet, Préface à : Louis Massignon, Écrits mémorables, I, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2009. p. viii).

« Non, Massignon n’a point milité contre Israël, mais contre la partition de la Terre sainte […]. Israël et Ismaël, les chrétiens, les juifs, les musulmans sont aussi responsables les uns que les autres d’une partition voulue par les grandes puissances, embarrassées des juifs qu’elles ont abandonnés à leurs bourreaux, et rejetant sur les Arabes de Palestine le legs de leurs politiques criminelles. » (Christian Jambet, ibid. p. xiv)

… Regard lucide, repris encore en 2009, ancré en un temps hélas révolu, quand à la cause palestinienne qui en est née se substitue un antisémitisme assumé, n’ayant plus rien à voir avec la cause palestienienne, et désormais dévoilé, au détour d’un immense pogrom, aux yeux de qui ne refuse pas de voir…

7 octobre 2023… 

Un pogrom inouï (peut-être est-ce cet inouï qui fait que quelques jours après, on préfère le passer sous silence !) un affreux massacre, viols de masse, tortures, œuvre de fanatiques, qui, à l’instar d’autres fanatiques, sévissent contre leur peuple, comme partout où ils sont au pouvoir, quelle que soit leur secte. Actuellement, Afghanistan, Iran, Gaza. Aucune difficulté pour eux dans le génocide des Ouighours ou dans les massacres de musulmans dans le Sahel. Un seul problème, obsessionnel, celui qui heurte leur antisémitisme et leur vaut l’approbation des obsessionnels d’Occident et les actes aveugles des fanatisés (qui ne sont pas à l’abri où leurs chefs se cachent). Ce problème, leur obsession : Israël, les juifs (ainsi que, en perspective, les chrétiens non antisémites, “traîtres” ou “croisés”).

Cioran, qui s’y connait en matière de fanatisme pour y avoir succombé lui-même dans sa jeunesse grevée d’adhésions fascistes qu’il hait par la suite, écrit :
“Il me suffit d’entendre quelqu’un […] dire ‘nous’ avec une inflexion d’assurance, d’invoquer les ‘autres’, et s’en estimer l’interprète, — pour que je le considère mon ennemi. J’y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif […].
Le fanatique, lui, est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c’est un monstre. Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. Loin de diminuer l’appétit de puissance, la souffrance l’exaspère […]. Excédé du sublime et du carnage, il rêve d’un ennui de province à l’échelle de l’univers, d’une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s’y dessinerait comme un événement et l’espoir comme une calamité…” (Emil Cioran, “Généalogie du fanatisme”, Précis de décomposition, Œuvres, p. 583.)

Si on avait opposé autant de « oui, mais » aux exactions des nazis qu’a côtoyés Cioran qu’aux assassins d’aujourd’hui, la Shoah aurait peut-être été menée à son terme, le révisionnisme l’aurait emporté et Hitler serait peut-être resté au pouvoir !

*

Juillet 1209… 

“— Besièrs est tombée voilà trois ou quatre jours. Nul n’y a survécu.”
Alaïs tituba vers un banc.
“Ils ont tous… trépassé ? bégaya-t-elle, horrifiée. Femmes et enfants ?
— Nous touchons là aux confins de la perdition, déclara Pelletier. Si l’on peut perpétrer de telles atrocités sur des innocents…” (Kate Mosse, Labyrinthe, LdP p. 490 — à propos du sac de Béziers, 22 juillet 1209)

“Le diable, l’ayant élevé, montra à Jésus en un instant tous les royaumes de la terre,‭ ‭et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux.‭ ‭Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi.” ‭ (Luc 4, 5-7)

“Le monde entier gît sous le pouvoir du Mauvais.” (1 Jean 5, 19)

“Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge.” (Jean 8, 44)

*

Il y eut un temps où le mensonge “argumentait”, où le révisionnisme tentait de la sorte de cacher les crimes qu’il voulait nier, ou ce qui gênait sa conception du monde et de l’histoire. Vient le temps où le mensonge ne se donne même plus cette peine !
Dix jours après l’innommable massacre antisémite perpétré par les terroristes du Hamas, apparaissent, comble du révisionnisme, des propos tentant, devant la peur de la menace qui pèse sur les assassins cachés derrière les civils et les otages, de passer sous silence les atrocités du 7 octobre dont ils se sont ignoblement vantés ! De sorte que la victime passe pour le coupable quand elle essaye de se défendre !
Surprenante inaccessibilité à la compassion pour les victimes de ce pogrom de la part de ceux qui n’en ont pas manqué pour les victimes du Bataclan et qui n’ont alors rien trouvé à redire à la volonté équivalente d’en finir avec Daech. Aucune opposition alors contre les attaques de Mossoul et Raqqa avec leurs victimes civiles. Pour ne rien dire des bombardements indiscriminés au Yémen, des millions d’assassinés au Congo, ou du nettoyage ethnique contre les Arméniens, etc., pas plus qu’en 1970 contre la Jordanie s’en prenant… aux Palestiniens. À croire que les survivants de la Shoah, comme ces grand-mères prises en otage, sont restés quantité négligeable ! (Ignominie supplémentaire des geôliers, “libérant” le 24 octobre pour les entendre dire qu’elles ont été “traitées humainement”, quelques-unes de leurs proies enlevées dans la violence qui massacrait leurs proches !)

*

Entrer dans l’Histoire c’est entrer dans le malheur (“car la gloire de ces royaumes m’a été donnée”, dit le diable en Luc 4, 6), d’autant plus sûrement qu’on est proche de la Source de l’Être — redoutable élection ! Avoir été contaminé par la présence de la Source de l’Être au Sinaï, en avoir contaminé une terre. “Je ferai de Jérusalem une pierre pesante pour tous les peuples ; tous ceux qui la soulèveront seront meurtris” (Zacharie 12, 3). Voir qui s’est approché de la Source de l’Être, ou y aspire, entrer en contradiction avec l’Histoire, au près ou au loin, de Hallâj aux cathares. “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l’inspiration occitanienne ?, 1942)

Être sorti de l’Histoire, en avoir été chassé, appauvri — ainsi Israël (Ro 11, 12 & 15) — par les empires, Rome et les nations enrichies en l’attente de la plénitude d’au-delà de l’Histoire… jusques à quand ?

*

Psaume 130

Du fond de ma détresse
Dans l’abîme où je suis,
À toi seul je m’adresse
Et les jours et les nuits ;
Mon Dieu, prête l’oreille
Au cri de ma douleur
Et que ma plainte éveille
Ta pitié, Dieu sauveur.

Si tu comptes nos fautes,
Qui pourra subsister ?
Ta justice est trop haute,
Qui pourra résister ?
Mais le pardon se trouve,
Seigneur, auprès de toi
Pour que nos cœurs éprouvent
La crainte de leur Roi.

J’espère en ta parole,
Je compte, ô mon Sauveur,
Qu’elle éclaire et console
Mon âme en sa frayeur.
J’attends plus que la garde
N’attend l’aube du jour ;
Mon cœur vers toi regarde
Et cherche ton secours.

Qu’Israël sur Dieu fonde
En tout temps son appui ;
En lui la grâce abonde
Et jamais ne tarit.
De toutes nos offenses
Il nous rachètera,
De toutes nos souffrances
Il nous délivrera.

Clément Marot 1496-1544 / Roger Chapal 1912-1997


RP


jeudi 19 octobre 2023

À qui profite le crime ?


Carcassonne - photo Jean-Louis Gasc


L’assassinat de Pierre de Castelnau et le déclenchement de la Croisade

Actualité immédiate – écrivant depuis quelques jours sur les “Albigeois” et ce qu’ils ont subi il y a huit siècles – je ne peux m'empêcher de penser aux morts de l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, me demandant comme beaucoup : à qui profite le crime ?… En 1209, la croisade déclenchée contre les Albigeois est dans les papiers depuis au moins 30 ans, à savoir depuis le concile de Latran III (convoqué en 1179 par le pape Alexandre III). Il suffit d’en lire le canon 27, visant les “cathares” infestant “la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse”, pour n'en avoir aucun doute.

L'idée de Croisade interne à la chrétienté n’a alors plus rien de tabou : même l'Angleterre fut un temps visée, sans oublier la IVe Croisade orientale, celle de 1204, qui débouche sur le sac de Constantinople, présenté comme un “dérapage des Vénitiens”, dérapage regretté par le pape Innocent III, qui n'en crée pas moins un patriarche latin de Constantinople – ce qui ne dénote pas dans un projet de domination romaine universelle et temporelle. Le dérapage des Vénitiens n’en dit pas moins beaucoup sur l’état d’esprit des Latins d’alors. Aussi, quand on entend que la IVe Croisade serait un échec de Rome qui le compenserait en s’en prenant à Toulouse, on reste songeur. Ne manquait qu’un déclencheur pour que le “bâton” s’abatte… Je cite Michel Roquebert :

« Pour que ce “bâton” qu'Innocent III réclamait en vain depuis bientôt dix ans finît par s'abattre sur le pays cathare, il fallut un événement hors du commun. A l'aube du 14 janvier 1208, Pierre de Castelnau [légat du pape], qui venait de Saint-Gilles, s'apprêtait à franchir le Rhône, quand il fut assassiné d'un coup de lance dans le dos. Arnaud Amaury [abbé de Citeau et successeur de Pierre de Castelnau dans la légation pontificale] dénonça immédiatement Raymond VI au Saint-Siège, comme étant l'instigateur du crime le comte, en effet, aurait eu une entrevue houleuse, à Saint-Gilles même, avec Pierre. Ce dernier refusant de lever l'excommunication et l'interdit qu'il avait fulminés en avril précédent, Raymond aurait proféré en public, à son encontre, des menaces de mort. Il avait donc armé le bras de l'assassin... Or tout ce qu'on sait du tempérament du comte de Toulouse incite à penser qu'il n'était pas homme à se livrer à des provocations ni à jeter de l'huile sur le feu – on ne peut pas en dire autant d'Arnaud Amaury, l'avenir va vite le prouver. Les efforts que Raymond va déployer pour éviter la guerre contredisent par ailleurs qu'il ait commandité un acte qui ne pouvait que la déclencher. Au pire, on peut penser au geste quelque peu irresponsable d'un familier trop zélé, voire d'un de ces Occitans qui haïssaient tant le légat qu'il lui avait fallu, on le sait, se cacher plusieurs mois durant pour échapper à la vindicte des foules. Il reste que l'assassinat de Pierre de Castelnau sera, avec la complicité d'hérésie, le grand chef d'accusation retenu contre le comte lors de ses procès successifs » (M. Roquebert, Histoire des cathares, Perrin 1999, p. 121).


Parallèles historiques :


L’attentat contre l’amiral de Coligny et le massacre de la Saint-Barthélémy

L’historien Jean-Louis Bourgeon a sérieusement mis en question l'accusation, devenue vulgate, mettant en cause Charles IX et Catherine de Médicis pour le massacre de la Saint-Barthélémy. Ce faisant, il nous confronte à la même question : à qui profite le crime ?

Un résumé du travail de l'historien, donné par Éric Deheunynck :

« Jean-Louis Bourgeon internationalise la Saint-Barthélemy. Le commanditaire de l’attentat manqué est le roi Philippe II d’Espagne. Coligny est devenu l’homme à abattre. Non seulement il est revenu en grâce à la cour et reste incontournable dans un royaume réconcilié, mais plus grave il pousse à intervenir aux Pays-Bas espagnols du côté des insurgés. Des huguenots ont déjà franchi la frontière et participent à la révolte de Mons. Éliminer Coligny, c’est non seulement mettre à mal le processus de paix en France mais aussi stopper net toute ingérence française dans la révolte des Pays-Bas. Dans ce scénario l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Diego de Zuniga, devient un personnage-clé, le duc de Guise son bras armé. L’échec de l’attentat pousse l’Espagne à organiser le coup de force du 24 août. À côté du duc de Guise, le royaume ibérique peut aussi compter sur le soutien de la ville de Paris. La milice bourgeoise est l’autre acteur du massacre. Dans ce scénario le roi de France a perdu tout contrôle sur sa capitale, ce qui se renouvela en 1588 lors de la journée des barricades. En assumant le massacre Charles IX rétablit néanmoins son autorité, du moins en apparence. »

Précisions données par Joël Cornette dans L’Histoire mensuel 408, février 2015 :

« Il faut tenir compte, en effet, de l'accusation d'hérésie portée contre Charles IX et Catherine de Médicis, accusés par les prédicateurs d'avoir fomenté “l'union exécrable”, ce “mariage contre nature” d'Henri de Navarre (un huguenot) avec Marguerite de Valois, soeur de Charles IX, fille d'Henri II et de Catherine. Nous savons en effet que la politique de concorde, consacrée par l'édit de pacification de Saint-Germain en 1570, a déchaîné une haine générale contre les personnes royales.
A lire cette lettre, il est impossible de penser que la royauté ait pu vouloir la Saint-Barthélemy. Il semble bien, au contraire, qu'elle l'a subie frontalement et qu'elle a tout fait pour l'éviter, comme le prouve la mobilisation tardive, par Charles IX, de la milice bourgeoise, arguant de la menace “de ceulx de la Nouvelle Religion” : un prétexte, écrit Jean-Louis Bourgeon, car il s'agissait avant tout de se protéger.
La Saint-Barthélemy a révélé l'ampleur du danger encouru et l'effort pour échapper au pire, c'est-à-dire à “ceulx qui vouldroient gouverner le Roy et le roiaulme à leur fantesye”. Cette accusation sans nom vise les Guises, champions d'un catholicisme intransigeant, dont on sait qu'ils gouvernèrent la France au temps de François II (en 1559-1560) avant d'être écartés du Conseil du roi par Charles IX et qui ne cessèrent alors, notamment avec l'appui de Philippe II d'Espagne, de s'opposer à la politique religieuse de Catherine et de ses fils.
Nous savons déjà, avec certitude, que les Guises furent à l'origine de l'attentat du 22 août 1572 contre l'amiral de Coligny – ce qui déclencha la Saint-Barthélemy. Le Discours du duc de Nevers nous aide à comprendre que Charles IX a craint d'être assailli en son Louvre par toute une population excitée par les Guises et leurs fidèles, liguée contre sa politique fiscale et religieuse. Un an plus tard, la crainte est toujours là. »



L’assassinat de 10 hommes lors du bombardement de Bouaké et suites

Parallèle plus récent, le “bombardement de Bouaké” (Côte d’Ivoire) de 2004. Ici, quelque lumière a pu percer un peu plus rapidement, du fait de la facilité contemporaine de la communication, ce qui permet de reconsidérer, au-delà du massacre de la Saint-Barthélémy, mieux fourni en document que le XIIIe siècle, la question du déclenchement de la Croisade contre les Albigeois à l’aune de la même question : à qui profite de le crime ?
Pour mémoire, il s'agit, parlant dudit bombardement de Bouaké, de l’histoire des avions “Sukhoï” sous couleur ivoirienne bombardant en 2004 le camp français de Bouaké et tuant 9 soldats français et un humanitaire américain : l’avocat des familles des soldats tués à Bouaké, Me Jean Balan, clame haut et fort, après enquêtes approfondies, que Laurent Gbagbo n’y est pour rien ! L’avocat rappelle : dès la mort des soldats français et l’atterrissage des avions à Yamoussoukro, les co-pilotes biélorusses ont été appréhendés par les autorités françaises… et exfiltrés vers le Togo. Arrêtés au Togo par les autorités, ils ont été remis aux autorités françaises qui les ont re-exfiltrés vers… (on ne sait où…). Les soldats tués, eux, ont été enterrés avec une précipitation telle que leurs effets (jusqu’aux paquets de cigarettes) étaient encore sur eux, non lavés, et qu’on avait interverti deux corps ! On sait cela parce que la juge aux armées Brigitte Raynaud avait fini par obtenir, à force de pressions, que, comme le demandaient les familles, les cercueils soient ouverts.
À l’époque, immédiatement après le bombardement, le Président Chirac accusait publiquement son homologue Gbagbo d’avoir commandité l’attaque, et présidait devant les cercueils des victimes une solennelle cérémonie aux Invalides, prélude à une tentative de renverser le Président Gbagbo, accusé de tous les maux, plus tard emprisonné dix ans à la CPI qui, ne trouvant rien contre lui après moult reports des délais pour enquêter, l’a lavé, en l’acquittant, des accusations qui le visaient.

*

Autant d’événements “hors du commun” (expression de Michel Roquebert parlant de l'assassinat de Pierre de Castelnau). La seule question est : à qui profite le crime ?, d'autant plus qu'il est énorme et ruine tous les efforts que faisaient ceux qui ont été accusés sans preuve !

Retour à l’actualité : le carnage à l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, dont on pourrait savoir le fin mot plus rapidement encore que pour le bombardement de Bouaké. En attendant, l'événement atroce, hors du commun, ruine tous les efforts d’Israël (même si les jours qui passent voient s’accumuler les preuves que le carnage à l’hôpital n’est pas de son fait) ; l’effet immédiat et sans enquête est de lui aliéner une opinion déjà a priori défavorable tant elle a été travaillée – jusqu’à négliger l’horreur du pogrom du 7 octobre, empreint d’une haine antisémite qui concrétise le projet, nuisible aux Palestiniens, écrit dans la Charte du Hamas.

Comme pour l'événement déclencheur de la Croisade de 1209, une question : à qui profite le crime – de 1572, de 2004, de 2023 ? Pas aux accusés sans enquête en tout cas ! Il leur nuit ! Et les accusateurs savaient qu’il leur nuirait ! À qui a profité le crime de 1208 ? À qui a-t-il nui ? Il a été le motif déclencheur de la destruction d’un pays, avant la disparition de sa langue, la langue d’Oc, véhicule de la culture européenne d’alors…

“L'Histoire est écrite par les vainqueurs, les menteurs, les plus forts et les plus résolus. La vérité se découvre souvent dans le silence et les lieux tranquilles”, écrit la romancière Kate Mosse (Labyrinthe, Livre de poche, p 814).


RP, 19 octobre 2023


jeudi 12 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (1)




“Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942)

“Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes […]. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” (Raffaello Morghen, Hérésies et société, Colloque de Royaumont, 1962)


*

1) De quelques inventeurs des cathares,
et de quelques pétitions de principe répétées et jamais questionnées…



Années 1960 - Stellio Lorenzi

On nous donne comme moment du lancement du mot “cathares” l'émission télévisée de Stellio Lorenzi, “Les cathares” (série La caméra explore le temps) de 1966 (époque où la télévision encore en noir et blanc entrait dans bien peu de foyers). On nous concède certes que quelques groupes ésotériques utilisaient le mot depuis quelques décennies. Mais au fond, au-delà de ces groupes ultra-minoritaires, Stellio Lorenzi serait un des inventeurs des cathares.

Simone Weil eût été étonnée de le savoir, elle qui écrivait en 1942, dans En quoi consiste l'inspiration occitanienne ? (Œuvres, Quarto p. 679) : “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur”. Tiens, elle connaissait donc le mot “cathares” pour désigner un mouvement occitanien médiéval 25 ans env. avant l'émission de Stellio Lorenzi ! Dans une Lettre à Déodat Roché, datée du 23 janvier 1941, elle lui confiait : “Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur l’amour spirituel chez les cathares. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression […]”. La brochure en question date de 1937, et à y regarder de près, Déodat Roché ne vient pas d’inventer le mot, prisé, certes, dans les milieux ésotériques d'alors… qui l’ont repris aux historiens !

Ce qui nous conduit au second postulat sans cesse répété en dépit des textes : l’historien Charles Schmidt aurait inventé le mot concernant le Midi, en 1849…


Années 1840 — Charles Schmidt

À lire son livre, Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois (1849), on découvre vite que Charles Schmidt est bien informé. Il sait que les polémistes catholiques modernes attaquent les protestants sur leur volonté de considérer les “albigeois” (pris comme titre religieux, avec minuscule, donc) comme des pré-réformateurs, sorte de vaudois… D’où la préférence des protestants d'alors pour ce nom, “albigeois”, non-connoté péjorativement comme le mot “cathares”. Protestant, Schmidt sait, et regrette, que la polémique catholique mette à mal le discours protestant. Parmi les nombreux auteurs qu’il cite, l’évêque Bossuet qui, polémiquant avec le protestant Jurieu, soutient en 1688 que le catholicisme est invariable dans sa vérité contrairement au protestantisme qui compte même des “ancêtres” “manichéens”, “cathares”, notamment en Languedoc médiéval…

Citons Bossuet :
“LV. […] Caractères du manichéisme dans les cathares.
[…] Ces hérétiques, outre les cathares et les purs, qui étaient les parfaits de la secte, avaient un autre ordre qu’ils appelaient leurs croyants, composé de toutes sortes de gens. […] Renier [Sacconi] raconte que le nombre des parfaits cathares de son temps où la secte était affaiblie, “ne passait quatre mille dans toute la chrétienté ; mais que les croyants étaient innombrables : compte, dit-il, qui a été fait plusieurs fois.”
LVI. Dénombrement mémorable des églises manichéennes. Les albigeois y sont compris. Tout est venu de Bulgarie. […] On comptait seize [Églises] dans tout le monde, […] “l’Église de France, l’Église de Toulouse, l’Église de Cahors, l’Église d’Albi ; et enfin l’Église de Bulgarie et l'Église de Dugranicie, d’où, dit [Renier], sont venues toutes les autres”. Après cela, je ne vois pas comment on pourrait douter du manichéisme des albigeois, ni qu’ils ne soient descendus des manichéens de la Bulgarie. […]
Nous voyons, dans le même auteur et ailleurs, tant de divers noms de ces hérétiques […].” (Histoire des variations des Églises protestantes, II, Œuvres, t. XXXIV, § LV & LVI, 1688, p. 248-250.)

Charles Schmidt (qui ne sait pas encore qu'avec l'apologétique catholique moderne, la scientificité de Bossuet est elle aussi à nuancer !) se rend à regret, dans son Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, aux arguments catholiques : “Quelque heureux que nous eussions été de trouver les cathares en accord avec notre foi et de les défendre contre les accusations de leurs adversaires, nous avons dû nous soumettre avant tout à la vérité” (vol. II, p. 270). D’où le titre de son livre, façon de dire : “hélas les albigeois étaient bien cathares”.


Années 1990 — Monique Zerner & alii

Inventer l’hérésie ? Tel est le titre des Actes d’un colloque de 1998, tenu à Nice, dont on nous assène qu’il aurait découvert (enfin !) la vérité sur les “cathares”, cette invention des inquisiteurs médiévaux (qui ne les appelaient même pas ainsi) que tous les historiens, avant 1998, à commencer par Schmidt, auraient pris au pied de la lettre, sans distance critique. Désormais, quiconque ne se plie pas aux affirmations du colloque de Nice est jugé crédule voire, pire, insultant, les insultes se résumant en un crime de lèse-majesté : ne pas adhérer sans réserve à des conclusions… qui n’ont jamais été avérées ! (Ainsi le colloque qui tenait à ce que la Charte de Niquinta soit un faux s’est vu contredit par les experts qu’il avait désignés et qui ont reconnu l’authenticité de ladite Charte ! — document d’ailleurs sans autre importance que celle d’un découpage de zones épiscopales.)

Le colloque et ses défenseurs se réclament régulièrement de l’historien italien Raffaello Morghen, qui écrivait en 1953, judicieusement en effet, dans son livre Medioevo cristiano, que l’hérésie cathare était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors. Beaucoup mentionné, Morghen semble, hélas, peu lu. Pour lui, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal, comme il l’admet lors de sa controverse avec Antoine Dondaine — à l’époque, on ne connaît pas la “cancel culture”, on n’efface pas les autres chercheurs, on s’écoute, on se cite, on s’influence réciproquement. Ainsi, Morghen corrige ses éditions ultérieures de son livre, tenant compte des autres recherches que les siennes, comme il l’a déjà fait au colloque de Royaumont de 1962, Hérésies et société, présidé par Jacques Le Goff.

Je cite Morghen (qui distingue morale et dogme comme le faisait déjà Schmidt !) : “La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union, entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” ("Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge", Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962 p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen, prenant acte de l'intensification des rapports bogomilo-cathares au XIIe s., s’accorde sur le fond avec Arno Borst (cf. son livre Die Katharer) !, présent au colloque — ce qui est loin de faire de l’historien italien un tenant des thèses “déconstructivistes” qui se réclament de lui…

Jean Duvernoy remarquait, avec ironie (ce qui fait peut-être partie des fameuses “insultes”), que les thèses les plus critiques existaient bien avant le colloque de Nice : « “Il n'y a jamais eu de bûcher à Montségur” : c'est ce qu'on pouvait lire sous la plume du Pr. Étienne Delaruelle dans la revue Archeologia de décembre 1967. Celui-ci reprenait sans précaution une thèse plus prudente d'Yves Dossat qui, ayant trouvé la mention d'une femme prise à Montségur et brûlée à Bram, s'était borné à dire en 1944 que “beaucoup de doutes pesaient sur ce bûcher”. Les deux érudits qu'étaient Yves Dossat et Étienne Delaruelle ne faisaient que céder à l'agacement devant une littérature de vulgarisation qui […] parait […] le catharisme de toutes les vertus […]. Mais ils restaient confiants dans les documents provenant de l'Inquisition, du moins de celle du Midi […].
Pour les adeptes extrêmes de [la] thèse
[de Robert Moore, qui, dans un premier temps, soulignait simplement les dérives persécutrices de la société post-grégorienne], l'hérésie médiévale est une pure création des cisterciens. En France le Pr. Monique Zerner convoqua à Nice des colloques et publia un premier recueil dont le titre était : Inventer l'hérésie ? (1998). Les thèses de Morghen furent reprises en Italie par le professeur Zanella qui en vint à nier le contenu de l'hérésie. Il n'y aurait eu qu'un malaise, un malessere, d'origine évidemment sociale. En France, l'agacement suscité par la prolifération des œuvres de grande diffusion a amené des historiens, particulièrement Jean-Louis Biget et Julien Théry, à se rallier à cette théorie du mal-être, et à “dé-construire” entièrement, en se réclamant de Foucault, la vision traditionnelle du catharisme. Il n'y aurait pas eu de “parfaits”, engagés dans des ordres, mais seulement des Bons hommes, c'est-à-dire des sapiteurs. Il n'y aurait pas eu de hiérarchie, car un Australien nommé Pegg a écrit une thèse dans laquelle il affirme qu'il n'y en a pas dans le manuscrit 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse — on y trouve en fait plus de quarante mentions d'évêques ou diacres. » Histoire et images médiévales n° 05, mai, juin, juillet 2006 (p. 4 et 7).

Les quelques historiens “déconstructivistes” que mentionne ici Duvernoy représentent, à deux ou trois autres près, le tout des représentants de ce courant, parmi les quelques dizaines d’historiens mondiaux du catharisme et des hérésies médiévales, jamais cités par lesdits “déconstructivistes”.

C’est ainsi, nous assure-t-on d'autorité, et quoi que disent les sources et les autres chercheurs, que furent inventés les “cathares” — lesquels en Languedoc n’auraient été que des Albigeois arbitrairement décrétés hérétiques…


RP, octobre 2023


À suivre : 2) Sur le vocable “Albigeois”…

mercredi 11 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (2)




2) Sur le vocable “Albigeois” (voir 1ère partie ICI)


On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables… mais suspects quand même aux yeux de Rome ! Pourquoi cette suspicion ?

Pourquoi le Concile de Latran III (1179), canon 27, texte important s’il en est, étant à portée “œcuménique”, omet-il, au sujet de l'hérésie, le Carcassonnais ? : “puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux.”

Pourquoi après la Croisade, qui atteindra Carcassonne, le Contra manichaeos, contrairement à Latran III, ne comporte plus cet “oubli” ? : “ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”.

L’explication rejoint la raison de l’emploi du vocable “Albigeois” pour désigner le cœur de la terre hérétique. Un peu d’histoire politique pour répondre à ces questions…

Notons en passant que de Latran III au Contra manichaeos (et ils ne sont pas les seuls documents), quant à la désignation de leur hérésie, les hérétiques du Midi sont appelés (entre autres) “cathares” (alors qu’on nous serine, autre pétition de principe contredite par les textes, que le terme ne concerne jamais le Midi). Ce terme qui apparaît dès la décennie 1160 (en Rhénanie — cf. Duvernoy 1976) (voire avant — fin XIe Yves de Chartres) est bien appliqué quelques années après aux hérétiques du Midi par les polémistes et les textes théologiques de leurs adversaires médiévaux.


Toulouse, Aragon, Montfort et l’Albigeois

Décidément suspects, les comtes de Toulouse sont pourtant apparemment insoupçonnables (cf. R. Poupin, "À propos des tuniques d'oubli", Colloque de Mazamet 2009, Loubatières 2010) : ils sont partis en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais on les y trouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Runciman, dans son livre sur Les Croisades : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise […]. » (Steven Runciman, Les Croisades, Cambridge 1951, Paris, Tallandier, 2006, p. 333.)

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la Première Croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur les terres, censées être les siennes, que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun depuis la Donation de Constantin (IXe s.), entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII ( XIe s.). Dans la logique de Grégoire et de la réforme, grégorienne, qui porte son nom, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là, c’est ce qui a valu à la dynastie normande de Sicile (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) — c’est ce qui lui a valu son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines. Et c’est ce qui vaudra à Simon de Montfort ses acquis en terres d’Oc.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire comme théologie de la substitution, qui est derrière.

Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae :
Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)


À l'inverse de cela, si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En étant loyal au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est ce que l’on va retrouver lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la quatrième Croisade (1204), Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, Providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des comtes de Toulouse, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

On sait par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade. Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Un catharisme qui, avec ses tuniques d’oubli, veut l’histoire comme chute et oubli, est la négation radicale du projet historial grégorien que manifestement la dynastie toulousaine n’a pas compris…

Pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat de Pierre de Castelnau est le signal total de la chute, signal devenant pour Rome celui de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal. Hérétiques, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui, humiliée en 1209 à St-Gilles sous Raymond VI, sera finalement défaite sous Raymond VII, avec sa reddition au traité de Meaux-Paris de 1229.

D’autant que s’est mêlé à tout cela une — au moins relative — tolérance d’une hérésie dont la conviction est que ces corps de temps et de boue ne sont que tuniques d’oubli, qui font de l’histoire une chute, et non pas le lieu d’une rédemption gérée par Rome.

En 1209, c’est cette Histoire qui est en marche, les Toulouse ont déjà basculé dans un passé révolu. Pour cette dynastie qui, pour Rome, n’était dès lors pas si fiable qu’elle le prétendait, l’Histoire avait-elle lieu d’être pacifiée ?

Dès 1179 à Latran III, ce sont les seules terres de suzeraineté toulousaine qui sont visées, dont une, l’Albigeois, est aux mains du vicomte Trencavel, lequel est aussi vicomte de la terre carcassonnaise, revendiquée, elle, par le comté de Barcelone, et donc le roi d'Aragon Pierre II le Catholique, vassal direct du pape, en aucun cas suspect d’hérésie. Comment mettre en cible canonique la terre de Carcassonne dont il est souverain ?

Or, on le sait, le comte de Toulouse Raymond VI s’est croisé pour rejoindre l’armée qui déferle sur ses terres, qui dès lors, sont censées se trouver à l’abri.

C’est ici que le terme Albigeois va rendre un service important, alors que ce n’est pas le comté de Toulouse qui est visé, mais sa partie régie par le vicomte Trencavel, l'Albigeois : et à travers l’Albigeois c’est la dynastie vicomtale Trencavel qui est ciblée… emportant aussi Carcassonne, qui va échoir avec toutes les terres Trencavel à Simon de Montfort, champion de la papauté dans la Croisade. D’où un problème, qui transparaît nettement dans la Canso, la Chanson de Croisade.

Texte en vers occitans, la Canso est considérée par la critique unanime comme étant due à la plume de deux auteurs, Guillaume de Tudèle pour la première partie, un anonyme pour la seconde. Cette dualité d’auteurs sur laquelle la critique est unanime ne doit pas masquer pour autant la réelle unité de l'œuvre, à savoir la fidélité au comte de Toulouse, comme croisé pour la première partie, comme croisé trahi pour la seconde.

La Canso, comme les autres chroniques de la Croisade (Pierre des Vaux de Cernay et Guillaume de Puylaurens), parle d’Albigeois. C’est bien cette terre-là qui est visée dans la Croisade contre l’hérésie. C'est bien Trencavel qui est dans le collimateur. Mais il l'est comme vassal du comte de Toulouse — qui est resté suspect.

Ce qui n’empêche pas qu’en attaquant les terres Trencavel, Simon de Montfort a porté atteinte à une terre, le Carcassonnais, relevant du catholique insoupçonnable qu’est le roi d’Aragon — qui dès lors va vouloir reprendre ses droits, en s'alliant au comte de Toulouse, qui, dans la perspective croisée, est illégitimement pris en cible par la Croisade, puisqu'il est lui-même croisé ! C’est ce dont témoigne la deuxième partie de la Canso, sans que cela rompe l’unité du texte, qui se fait autour de la loyauté au comte de Toulouse — croisé loyal dans la première partie, croisé trahi dans la seconde.

En tout cela, on assiste au choc titanesque de deux catholiques insoupçonnables et concurrents, deux champions du pape : Pierre II d’Aragon et Simon de Montfort. Les chroniques catholiques et cisterciennes soutiennent Simon, la Canso pro-toulousaine (et tout aussi catholique, mais se percevant comme trahie) soutient Raymond de Toulouse et son nouvel allié, Pierre II d’Aragon.

Point commun quant au vocabulaire : le statut hérétique (la Canso parle de "ceux de Bulgarie") de l'Albigeois, seul incontestablement hérétique. La mise en cible de l’Albigeois est indubitablement antérieure. Dès lors, à l’unanimité, il devient pour les chroniqueurs unanimes, synonyme d'hérésie cathare en Languedoc.

*

On retrouve donc trois termes voués à devenir synonymes : hérétiques, terme vague dans la définition de ce qu’est ladite hérésie, terme retenu par les inquisiteurs, manichéens (i.e. “dualistes”) ou “cathares”, retenu par les théologiens et polémistes catholiques (y compris pour les terres d’Oc), et Albigeois, retenu par les chroniques, et, en soi, bien plus neutre quant à la qualification de l’hérésie, ce pourquoi il sera préféré par les apologistes protestants, les seuls à s'intéresser à ce qu’ils considèrent comme une pré-réforme… Jusqu’à ce que leurs adversaires catholiques s'attachent montrer par les textes que lesdits Albigeois étaient bien manichéens, i.e. cathares. Schmidt sera le premier protestant à se ranger, à regret, à ce qu'il tient comme irréfutable, d'où son titre, parlant de cathares ou albigeois. De Bossuet, fin XVIIe s., au XXe s., les historiens (y compris, depuis Schmidt, les protestants minoritaires), s’accordent à voir dans le catharisme une hérésie manichéenne. La deuxième moitié du XXe siècle (en accord en cela avec Schmidt qui, déjà, distinguait dans le mouvement dogme et morale) va s’attacher à considérer l'aspect protestation morale. C’est l'insistance de Morghen (1953), qui, dans un second temps (années 1960) (en accord avec Schmidt), reçoit l'apport de Dondaine et ne nie donc pas qu’il y ait bien autre chose que cette essentielle protestation. C’est dans cette ligne que se développent les recherches depuis les années 1970 (1990, contrairement à ce qu’on postule souvent, n’apporte rien de nouveau) : Nelli, Duvernoy, Roquebert, Brenon, etc. C’est sur leurs livres qu’il faut se pencher si l’on veut comprendre quelque chose à l’hérésie cathare connue dans l’Albigeois, mais aussi bien au-delà.


RP, octobre 2023


Cf. articles sur les cathares ici, ici, et .


dimanche 24 septembre 2023

Hérétiques, manichéens et cathares




Le terme “hérétiques” désigne invariablement,
aux XIIe et XIIIe s., des “manichéens”, des “cathares”.


De la deuxième moitié du XIIe siècle au XIIIe siècle, des théologiens ont pris la plume pour des sommes apologétiques visant les adversaires divers de la catholicité romaine.

Ainsi Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, théologien français, aussi connu comme poète. Il assista au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habita ensuite Montpellier, vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à Cîteaux, où il mourut en 1202. Il écrit une Somme de la foi catholique (de fide catholica), somme quadripartie, contre les hérétiques (i.e. les cathares — cf. infra), contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens (i.e. les musulmans), vers 1200 (1198-1202). Elle est dédicacée à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier. Somme savante, universitaire, ne manquant pas d’user de l’argument d'autorité, ou de jugements comme : « Et c'est pourquoi ils condamnent le mariage, qui déclenche le cours de la luxure. D'où vient, à ce qu'on dit, que dans leurs conciliabules ils font des choses très immondes. Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat, etc. » (P.L., t. 210, c. 366 ; cité par Jean Duvernoy, « "Cathares" ou "Ketter", Une controverse sur l'origine du mot "cathares" », in Annales du Midi, t. 87, n° 123, 1975).

Présent au concile de Latran III, qui reprend le vocable présent quinze ans avant en Rhénanie, Alain sait que le terme joue sur l’analogie Ketzer / Katze, i.e. hérétiques / chat.

Alain, en tout cela, emboîte le pas à l'abbé bénédictin rhénan Eckbert de Schönau, renvoyant à l’analogie entre les hérétiques qu’il confronte en Rhénanie et ceux que décrivait saint Augustin. Comme l’a montré Jean Duvernoy depuis les années 1970, c’est sous la plume d’Eckbert qu’apparaît pour la première fois pour les hérétiques du XIIe siècle l’usage savant du terme antique « cathares » (1163). On peut considérer le vocable comme un intermédiaire entre « hérétiques », vocable le plus fréquent pour désigner le type d’hérétiques visés, mais décidément bien vague, et « manichéens », terme que l’on trouve bien sûr aussi, visant une hérésie désignée invariablement comme « dualiste », à l’instar du manichéisme — car les « hérétiques » des inquisiteurs sont invariablement présentés comme « dualistes » (nonobstant le fait que le terme, “dualistes”, n'existe pas avant la fin du XVIIe siècle, sous la plume de Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique (1697), à propos de… la religion manichéenne, précisément. Au Moyen Âge, pour notre moderne “dualistes”, on dit “manichéens”, ou… “cathares” (ainsi le Contra Manicheos “les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares [latin : moderni kathari] qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”).

Mais, à l’inverse d’“hérétiques”, retenu par les traités inquisitoriaux, trop imprécis pour les théologiens, le vocable “manichéens” est trop précis : théologiens et polémistes ont perçu que le référent n’est pas Mani. « Cathares » (i.e. “hérétiques” / ketzer-ketter), référé à l’Antiquité est le terme qui a séduit jusqu’au sommet de la hiérarchie romaine, mentionné dès le Concile de Latran III avec donc une signification supra-locale. Cependant, les sphères théologiques ne perdent pas de vue, par exemple en oscillant entre “cathares” et “patares”, que l’acception première en Rhénanie n’est pas son développement savant, mais le vocable “hérétiques” i.e. Ketzer, évoquant Katze (le chat) — avec bientôt son écho en Occitanie chez Alain de Lille/Montpellier.

(Pour la lignée des développements savants, cf. aussi Julien Théry, « L’hérésie des bonshommes, Comment nommer la dissidence religieuse non vaudoise ni béguine en Languedoc (XIIe-début du XIVe siècle) ? », Heresis n°36-37, 2002, p. 80 : « Le mot “cathare” est utilisé par le canoniste Yves de Chartres dans son Prologue, texte de très large diffusion parmi les clercs à partir de l'extrême fin du XI siècle, bien avant les Sermones contra catharos d'Eckbert de Schönau, datés de 1163 (on doit à J. Chiffoleau cette trouvaille importante). Yves de Chartres reprenait alors un passage d'une lettre d'Innocent I (pape [sic] de 401 à 417) aux évêques de Macédoine au sujet de “his qui nominant seipsos catharos, id est mundos” (“ceux qui se nomment eux-mêmes cathares, c'est-à-dire purs”) ; C'est cette formule que l'on retrouve, mot pour mot, chez Eckbert de Schönau - qui l'avait très vraisemblablement empruntée au Prologue d'Yves de Chartres ».)

La précision de l’analyse historique de Duvernoy lui a permis de repérer chez Eckbert une volonté de donner une racine patristique à un vocable utilisé auparavant, vocable référant ceux qui sont stigmatisés comme hérétiques… au chat, animal diabolique, cela de la Rhénanie d’Eckert à, bientôt, l’Occitanie d’Alain. L’analyse de Duvernoy est aujourd’hui confirmée à nouveau par Laurence Moulinier (« Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle », Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 699-709). Dans les années 1970, son discernement valait à Duvernoy les insultes de l’institution historienne officielle. Ainsi la chercheuse Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978), qui nous permet de noter en passant que le terme est déjà utilisé avant qu'Eckbert lui donne sa signification savante : « Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 (p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les 'chatistes' dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. » (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348).

Christine Thouzellier n’en a pas moins repéré que le terme “cathares” apparaît en Rhénanie avant l’explication savante d’Eckbert. Elle fait remonter le terme une dizaine d’années avant : « En l'état actuel de la documentation et jusqu'à preuve du contraire, un jugement tenu à Cologne par l'évêque Arnoul vers 1151/52-1156 et dont fait état une charte rédigée par Nicolas de Cambrai (1164/65-1167) condamne sous le nom de "Cathares" les tenants de l'erreur dualiste. Ainsi attribuée pour la première fois, l'expression réapparaît dans les actes conciliaires du Latran (1179) et sera souvent confondue avec le terme Pathare. » (In Annales du Midi, art. cit., p. 347-348.)

Alain de Lille/Montpellier, au fait des controverses théologiques et de leur relai universel conciliaire (Latran III étant pour Rome un concile œcuménique), sait aussi que le vocable est connu auparavant, sans le sens savant qu’il a revêtu. « Au livre III de son Liber Pœnitentialis (1184-1200) paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais, Gascons et Brabançons, formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).

Dans tous les cas, apparaissent sous la plume des controversistes les mêmes non-catholiques à combattre : pour Alain de Lille et sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, distinguant les cathares, comme hérétiques, des dissidents notamment vaudois, les païens désignant les musulmans. Juifs, musulmans et vaudois sont fortement caricaturés, lus à travers la grille de compréhension d’Alain. Nul ne doute pour autant de leur existence réelle. Il en est évidemment de même des hérétiques (qu’Alain appelle aussi, entre autres, « cathares »).

*

Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils, vise les mêmes (sauf les vaudois. On va voir pourquoi). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, pas des figures théoriques d’un temps jadis.

Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant par Dominique de Guzman pour lutter contre l’hérésie languedocienne, l'Ordre des Prêcheurs, qui deviendra les "dominicains"), Thomas les combat par ce dont il pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament — et on a retrouvé un Nouveau Testament occitan, traduction cathare, accompagné d’un Rituel occitan, équivalent du Rituel latin de Florence accompagnant le Livre des deux Principes, et du Rituel occitan de Dublin, accompagnant des traités cathares au dualisme moins prononcé que celui du Livre des deux Principes ou du traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos — communément attribué à l’ex-vaudois Durand de Huesca ; mais Annie Cazenave a sérieusement remis en question cette attribution. Notons en passant que quoiqu’il en soit, le cas de Durand, ex-vaudois, réconcilié avec Rome, permet de comprendre pourquoi Thomas, dominicain, n’attaque pas, contrairement au cistercien Alain, les vaudois : chez ces derniers, la rupture avec l’Église romaine n’est pas nette comme elle l’est chez les cathares : ils sont plus aisément réconciliables (cela sachant que depuis la Réforme grégorienne au moins, la soumission à Rome devient le critère de ce qui est hérétique et de ce qui ne l’est pas — d'où l'extension ultérieure du terme, dès le XIVe s., aux vaudois, aux franciscains spirituels, etc.). Chez les vaudois de fin-XIIe et XIIIe s., l’acte de soumission à l’Église détentrice de l’Incarnatio continua n’est pas rare. Et les passages sont souvent l’œuvre des frères prêcheurs, les dominicains.

Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.

La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « Prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.

Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.

Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des “hérétiques”, terme qui, invariablement aux XIIe et XIIIe s., désigne des “manichéens”, des “cathares”.


RP


Cf. articles sur les cathares ici, ici, et .


vendredi 22 septembre 2023

Mentions médiévales du terme "cathares"




Hier (21.09.23) sur France culture, L'invention des "cathares", avec pour seuls invités deux historiens célèbres dans les milieux de la recherche sur les hérésies médiévales pour le choix qu'ils ont fait de rejeter nombre de sources dont on dispose et de traiter les seules qu'ils prennent en compte de façon hypercritique (postulat de base : les "cathares" ne sont qu'une protestation "laïque" érigée en "hérésie" par Rome. Postulat affirmé en dépit des sources, dès lors soit rejetées soit "décontruites")… Étrange choix de France culture !

Étrange attitude tout au long de l'émission. Exemple parmi tant d'autres : Alessia Trivellone vient de dire qu'au Moyen-Âge personne dans le midi ne parle de cathares, puis elle cite Alain de Lille donnant son explication du terme "cathares"… en omettant de dire que (malgré son titre, "de Lille", qui fait illusion), c'est comme Alain de Montpellier (son autre titre) qu'il écrit depuis le midi pour le midi, nommant "cathares" les hérétiques du midi (cela dans un traité dédicacé à Guilhem VIII de Montpellier)… Et personne ne la reprend. Mauvaise foi ou gober sans aucune distance critique ?"

Outre cet exemple, il convient de rappeler quelques mentions médiévales du terme « cathares » désignant les hérétiques du midi curieusement omises au cours de l'émission.


Quelques mentions médiévales du terme "cathares"
(Ordre de « préséance », non-chronologique : 1 - concile ; 2 - pape ; 3 - consultant conciliaire ; 4 - abbé ; 5 - polémiste ; 6 - on mentionnera les sources cathares, qui, si elles, certes, n'usent pas de ce terme polémique adverse, auraient valu d'être signalées) :

1) Concile de Latran III. Il réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (c. 27) nomme, entre autres, « cathare ».

Canon 27 :
« Comme dit saint Léon, bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […]. »

Mentionnant des termes privilégiés dans d'autres régions (patarins en Italie ; publicains dans le Nord ; voire cathares d'abord en Rhénanie), le concile, à vocation universelle mais visant les terres d'Oc, laisse percevoir que l'hérésie, si elle infeste particulièrement les régions d'Oc, a bien une dimension plus large.

2) Le 21 avril 1198, le pape Innocent III écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : « Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins… ». Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens’III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138. (Cit. Roquebert)
(L’historienne anglaise Rebecca Rist, relevant que les papes dénoncent en conciles et synodes clairement les cathares comme infestant la région de Toulouse, Carcassonne et Albi sans instrumentaliser cette menace dans leurs autres courriers, note que s'ils avaient inventé ce groupe comme une menace, ils auraient utilisé plus fréquemment et plus grossièrement la peur de cette hérésie.)

3) Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, est un théologien français, aussi connu comme poète.
Il assista au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habita ensuite Montpellier, vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à Cîteaux, où il mourut en 1202.

De fide catholica contra hereticos (1198-1202) et Liber Pœnitentialis (1184-1200)
« Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et «autres lieux ». Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. » (Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).

Cf. sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques [i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares, distingués des vaudois], contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – in Patrologie latine t. 195. Cathares = « chatistes » (Jean Duvernoy) – Alain : « on les dit "cathares" de "catus", parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». (P. L., t. 210, c. 366).

4) En Rhénanie où le terme apparait en premier (Rhénanie mentionnée par l'émission pour nous dire que le terme n'a existé que là et s'est étendu tout au plus à l'Italie) l’on parle aussi d’ « hérétiques » = Ketter // Ketzer / Katze = chat (Duvernoy). Rhénanie où l’abbé bénédictin Eckbert de Schönau écrit ses Sermones contra catharos (1163) — in Patrologie latine, 195, col. 13-106. « Ce sont ceux qu'en langue vulgaire on appelle cathares »… écrit Eckbert, qui est le premier connu à mentionner le vocable « cathares ».
(Tout cela a été mis en lumière par Jean Duvernoy dès 1976. Jean Duvernoy n'est jamais mentionné dans l'émission !)
Christine Thouzellier faisait remonter le terme une dizaine d’années avant : « En l'état actuel de la documentation et jusqu'à preuve du contraire, un jugement tenu à Cologne par l'évêque Arnoul vers 1151/52-1156 et dont fait état une charte rédigée par Nicolas de Cambrai (1164/65-1167) condamne sous le nom de "Cathares" les tenants de l'erreur dualiste. Ainsi attribuée pour la première fois, l'expression réapparaît dans les actes conciliaires du Latran (1179) et sera souvent confondue avec le terme Pathare. » (In Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 347-348.)

Eckbert rattache le vocable aux « catharistes » de saint Augustin polémiquant en employant ce nom là contre une des mouvances du manichéisme (plutôt qu’aux « cathares » de l’époque du même Augustin qui renvoient plutôt aux « novatianistes »). Cathares i.e. ici, donc, « manichéens ». Selon Eckbert, ils ont « eux-mêmes assumé cette appellation de purs », selon le sens grec de catharos. Mais peut-être est-ce là aussi une reprise d’Augustin écrivant : « cathari, qui se ipsos isto nomine nominant » (De haeresibus, XXXVIII). Mais, avant Eckbert, en Rhénanie, le terme (ketzer) signifie d'abord "hérétiques", comme dans le Midi, et comme le note pour le Midi Alain de Lille/Montpellier (cf. supra).

Apparaît ainsi au milieu du XIIe siècle, un terme qui revient à classer l’hérésie dans le « manichéisme » / « catharisme » – où l’on peut noter que des hérétiques sont remarqués sous ce nom, « manichéens », dès l’an mil (chroniqueurs Raoul Glaber, Adhémar de Chabannes, Albéric des Trois Fontaines…). Depuis Arno Borst, on parle le plus souvent pour les hérétiques de l’an mil de pré-catharisme, et l’on fait débuter le catharisme proprement dit au milieu du XIIe siècle.

5) Dans un « traité anonyme », reproduit pour réfutation (traité latin attribué à Barthélémy de Carcassonne, daté du début XIIIe ; redécouvert par A. Dondaine et édité en 1961 par Christine Thouzellier) cité en vue de cette réfutation dans un texte, le Liber contra Manicheos, attribué à Durand de Huesca (le « traité anonyme » y est cité avant d'être réfuté : cela se pratique depuis haute époque – pour ne donner qu'un seul autre exemple : on ne connaît Celse que par ses citations par Origène. Je précise que l’attribution à Durand de Huesca du Contra Manicheos a été contestée par Annie Cazenave lors du Colloque de Foix, en 2002).

Michel Roquebert : « le Liber contra Manicheos, le "Livre contre les Manichéens" attribué à Durand de Huesca. Chef de file des disciples de Valdès qui étaient venus en Languedoc y répandre l’hérésie des "Pauvres de Lyon", Durand revint au catholicisme romain à la faveur de la conférence contradictoire tenue à Pamiers en 1207 et se mit, dès lors, à écrire contre les autres hérétiques languedociens. Son ouvrage est peu ordinaire : c’est la réfutation d’un ouvrage hérétique que l’auteur du Liber prend soin de recopier et de réfuter chapitre après chapitre ; l’exposé, point par point, de la thèse hérétique est donc présenté, et immédiatement suivi de la responsio de Durand. Or le treizième chapitre du Liber est tout entier consacré à la façon dont les hérétiques traduisent, dans les Écritures, le mot latin nichil (nihil en latin classique) ; les catholiques y voient une simple négation : rien ne… Ainsi le prologue de l’évangile de Jean : Sine ipso factum est nichil, "sans lui [le Verbe], rien n’a été fait". Les hérétiques, en revanche, en font un substantif et traduisent : "Sans lui a été fait le néant", c’est-à-dire la création visible, matérielle et donc périssable. Preuve, au passage, de leur dualisme. Mais ce n’est pas ce qui nous importe ici. Laissons la parole à Durand : "Certains estiment que ce mot ‘nichil’ signifie quelque chose, à savoir quelque substance corporelle et incorporelle et toutes les créatures visibles ; ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… [Quidam estimant hoc nomen ‘nichil’ aliquid significare, scilicet aliquam substantiam corpoream et incorpoream et omnes visiblies creaturas, ut manichei, id est moderni kathari qui in albiensi et tolosanensi et carcassonensi diocesibus commorantur.]" Texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p. 217. »

Voilà un document, le Liber contra Manicheos, où se croisent les cathares, ou manichéens, des polémistes qui les nomment ainsi, et les hérétiques du traité anonyme que le Liber contra Manicheos présente comme traité cathare à réfuter, et dont la théologie correspond à celle d'un autre texte hérétique connu comme le Livre des deux Principes ! Où le Liber contra Manicheos devient comme un pont entre leurs ennemis, qui seuls les nomment cathares, et les hérétiques, cathares, qui eux ne se nomment jamais ainsi mais développement dans le Livre des deux Principes, la même théologie que les polémistes catholiques nomment donc « cathare », ou (c’est ce que signifie pour eux « cathare ») « manichéenne ».

On pourrait ajouter aussi, entre autres, la Summa de Catharis de Rainier Sacconi, ancien dignitaire cathare repenti entré chez les Frères Prêcheurs, contenant un paragraphe intitulé « Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais ».

6) Last but not least des sources omises par l'émission, les sources cathares (qui elles, n'utilisent pas le terme "cathares" dont se servent leurs ennemis pour les stigmatiser) :

Une traduction en langue d’Oc du Nouveau Testament (conservée à Lyon — début XIVe ; redécouverte en 1883 et éditée en 1887 par Léon Clédat - auparavant, en 1785, l'abbé Sauvage d'Alès connaissait déjà le manuscrit appartenant à Jean-Julien Trélis - cf. Michel Jas, in Cathares et protestants) ; texte si évidemment chrétien qu’on pourrait hésiter à le considérer comme cathare, si ce n’était le Rituel occitan (dit de Lyon) qui l’accompagne, lui-même semblant si peu « dualiste » qu’on pourrait aussi s’interroger, si son équivalent liturgique en latin (dit de Florence, où il a été redécouvert) n’accompagnait un traité intitulé éloquemment Livre des deux Principes.

Deux traités de théologie :

- Le Livre des deux Principes (XIIIe s. ; redécouvert et édité en 1939 par Antoine Dondaine, o.p., à Florence ; publié et traduit en Sources chrétiennes) (texte en latin, accompagné d’un rituel) ;
- Le « traité anonyme », reproduit pour réfutation.

Trois Rituels, dits :

- de Lyon (occitan), annexé au Nouveau Testament occitan ;
- de Florence (latin), annexé au Livre des deux Principes ;
- de Dublin (conservé à Dublin, redécouvert et édité en 1960 par Théo Vanckeler) — avec éléments d’accompagnement, ou de préparation, en l’occurrence une glose du Pater, outre notamment une Apologie de la vraie Église de Dieu.
(Trois rituels auxquels on pourrait ajouter cet équivalent bogomile qu'est le Rituel bosniaque de Radoslav.)

Ces textes émanent, depuis différents lieux, de ceux que les sources catholiques appellent cathares : des rituels équivalents suite à un Nouveau Testament et suite à un traité soutenant le dualisme ontologique, tout comme le soutient aussi le traité cathare anonyme donné dans un texte catholique contre les cathares !… Textes suffisamment éloignés dans leur provenance (Occitanie, Italie), et dont la profondeur de l’élaboration implique un débat déjà nourri antécédemment au début XIIIe où apparaît le « traité anonyme ».

À quoi on pourrait ajouter :

Deux versions latines de l’Interrogatio Iohannis, (XIIIe s.) texte bogomile présent dans les registres occidentaux de l’inquisition concernant les "hérétiques" / i.e. invariablement les cathares (avec fragments bulgares du XIIe s.),
- une conservée à Vienne (témoin le plus ancien, édité depuis 1890) annexée à un Nouveau Testament en latin,
- l’autre trouvée à Carcassonne (éditée dès 1691).

Ces textes sont édités (outre plusieurs éditions savantes, notamment aux Sources chrétiennes ou dans Archivum Fratrum Praedicatorum) en français in René Nelli – Anne Brenon, Écritures cathares, éd. du Rocher.
Voir aussi, dans le dernier livre d'Anne Brenon, Les cathares, éd. Ampelos, 2022, en traduction plus récente, p. 241 sq., "Les textes cathares originaux".

*


Le colloque de Carcassonne-Mazamet (2018) Aux sources du catharisme (jamais mentionné par l'émission) présidé par l’historien Peter Biller, qui marque une volonté de retour aux sources (au-delà de la phase hypercritique), débouche sur un accord pour considérer qu’un "catharisme" existe bien, au moins au XIIIe siècle pour l’Occitanie.

Cela dit, il convient de noter l’évolution terminologique : l’apologétique protestante, à partir du XVIe siècle, préfère le terme régional « albigeois », pour éviter la connotation manichéenne de « cathares » ; puis contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (Bossuet, 1688) reprend le médiéval « cathares » en synonyme de l’équivalent « manichéens » ; puis l’historien protestant strasbourgeois Charles Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849) – le fait qu’il enseigne à Strasbourg (à la faculté de théologie protestante) a induit depuis quelques années, de façon un peu rapide, l’idée que le terme « cathares » aurait été au Moyen Âge exclusivement rhénan. Le pasteur Napoléon Peyrat reprend le terme « albigeois » (1870).

Au XXe siècle, alors que la norme universitaire incontestée jusqu'à Nelli et Duvernoy (années 1960-1970) est que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme, via une généalogie précise, passant par les pauliciens d'Arménie, etc., s’imposent, pour désigner ces chrétiens médiévaux-là, les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (par ex. Runciman) (ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares) ; cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares au Moyen Âge : « hérésie », qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ». Les deux dernières décennies renouent avec le mot médiéval cathares, fût-ce, usant de guillemets, en mettant en cause leur existence en ignorant nombre de sources, en "déconstruisant" d'autres de façon hypercritique, attitude correspondant au choix de l'émission de France culture.


RP, 22.09.23


vendredi 1 septembre 2023

Ne reste que la gratitude




« Nous sommes tous au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle. » (Cioran, Le mauvais démiurge - aphorisme final -, Œuvres p. 1259.)
Éblouissement de l’existant (il y a quelque chose et non pas rien !) — mais un existant miraculeux atrocement griffé par le mal ; du mal métaphysique au mal moral. Vocation de l’humain : réparer le monde, faire apparaître le bien comme transfiguration — « vous aviez pensé me faire du mal, Dieu l’a pensé en bien » (Gn 50, 20), terme du récit de la Création / Genèse.

RP

mardi 22 août 2023

Bonté et création




“La bonté ne crée pas : elle manque d’imagination ; or, il en faut pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il. C’est, à la rigueur, du mélange de la bonté et de la méchanceté que peut surgir un acte ou une œuvre. Ou un univers.” (Cioran, Le mauvais démiurge)

La réflexion de Cioran dans cet essai, Le mauvais démiurge, reprend, comme son titre l’indique, un questionnement très ancien, resté incontournable, remontant aux jours où il se lisait en regard du livre biblique de la création : bereshit en hébreu, genesis en grec.
Ce livre, la Genèse, se termine par cette formule : “vous aviez pensé me faire du mal, Dieu l’a pensé en bien” (Gn 50, 20). Terme du récit de la création, passant par la souffrance portée ici par Joseph vendu par ses frères. Méchanceté inhérente au devenir, d’où est sorti un monde dont la bonté est cachée dans la pensée de Dieu… Révélation de la formule que relit 1 Jn 4, 8 et 16, voyant dans la souffrance de Jésus quelque chose de l’ordre de celle de Joseph: “Dieu est (mystérieusement) amour”.
Passage par le Cantique des Cantiques : “Le monde n’avait ni valeur ni sens avant que le Cantique des Cantiques fût donné à Israël” (Rabbi Aquiba), mystérieux chant d’amour qui transfigure le désir créateur (procréateur) en rêve de gratuité, désir physique éventuellement destructeur (eros) transfiguré en agapè (selon la traduction par la Bible grecque d'amour, hahaba en hébreu).

RP

lundi 10 juillet 2023

Fin de partie




« Si je ne m’en vais pas le Consolateur ne viendra pas » (Jean 16, 7).

« Quelques-uns verront le Règne de Dieu avant même leur mort » (Luc 9, 27) avait dit Jésus parlant de sa Transfiguration. Et voilà que, plus tard, la venue du Règne semble différée…

Voilà que dans l’Ascension, comme dans la Crucifixion, celui en qui vient le Règne de Dieu est « enlevé » (Actes 1, 2). « Vous ne me verrez plus », disait Jésus de sa mort, puis « encore un peu de temps et vous me verrez », disait-il de sa résurrection (Jean 16, 16). « Vous ne me verrez plus » — ce que confirme à nouveau l’Ascension : « une nuée le déroba aux yeux des disciples » (Actes 1, 9). « Puis vous me verrez encore » : bientôt, plus tard, la venue en gloire — dont l’espérance hors de ce temps dit qu’en ce temps, étant « au milieu de vous », « le Royaume de Dieu ne vient pas de façon à frapper les regards ». Aucune légitimité, donc, d’un règne d’une religion ou Église — Église de celui dont le Règne n’est pas de ce temps…

La Crucifixion et l’Ascension, le départ par la mort et par l’élévation, sont tout d’abord la marque d’une absence : son élévation à la droite de Dieu n’est pas comme un déplacement qui conduirait le Christ à une droite de Dieu « géographique » ! Dieu est dans un au-delà infini : une élévation comme déplacement d’ici à ailleurs durerait indéfiniment ! Et puis Dieu est universellement présent : la « droite de Dieu » est partout, comme les cieux des cieux ne peuvent pas le contenir ! Et le Christ ressuscité emplit lui-même corporellement toutes choses.

L’Ascension est un départ, déjà signifié par la Croix.

Dans le départ du Christ, c’est une réalité essentielle de la vie de Dieu avec le monde qui est exprimée : son retrait, son absence. Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même corporellement présent, il est aussi comme le Père, radicalement absent, caché.

Et nous le sommes aussi, en lui : « votre vie est cachée avec Christ en Dieu » (Colossiens 3, 3).

Pour lui, cette absence est aussi signe de son règne — de ce que l’on n’a point de mainmise sur lui —, et de quel genre est son règne. Le Christ entre dans son règne et se retire, voilé dans une nuée.

Et voilà qu’ici-même, en tous ces signes apparemment négatifs, s’est inscrite cette promesse : « il vous est avantageux que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, l’Esprit promis, le consolateur, ne viendra pas » (Jean 16, 7)…


RP


jeudi 1 juin 2023

Apocalypse / violences, fléaux, quelle espérance finale ?…




« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commen­tateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. »
(Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)


Apocalypse 6
‭Je regardai, quand l’agneau ouvrit un des sept sceaux, et j’entendis l’un des quatre êtres vivants qui disait comme d’une voix de tonnerre : Viens.‭
‭Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc ; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre.‭
‭Quand il ouvrit le second sceau, j’entendis le second être vivant qui disait : Viens.‭
‭Et il sortit un autre cheval, roux. Celui qui le montait reçut le pouvoir d’enlever la paix de la terre, afin que les hommes s’égorgeassent les uns les autres ; et une grande épée lui fut donnée.‭
‭Quand il ouvrit le troisième sceau, j’entendis le troisième être vivant qui disait : Viens. Je regardai, et voici, parut un cheval noir. Celui qui le montait tenait une balance dans sa main.‭
‭Et j’entendis au milieu des quatre êtres vivants une voix qui disait : Une mesure de blé pour un denier, et trois mesures d’orge pour un denier ; mais ne fais point de mal à l’huile et au vin.‭
‭Quand il ouvrit le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième être vivant qui disait : Viens.‭
‭Je regardai, et voici, parut un cheval d’une couleur pâle. Celui qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l’accompagnait. Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre.‭
‭Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils avaient rendu.‭
‭Ils crièrent d’une voix forte, en disant : Jusques à quand, Maître saint et véritable, tardes-tu à juger, et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre ?‭
‭Une robe blanche fut donnée à chacun d’eux ; et il leur fut dit de se tenir en repos quelque temps encore, jusqu’à ce que fût complet le nombre de leurs compagnons de service et de leurs frères qui devaient être mis à mort comme eux.‭
‭Je regardai, quand il ouvrit le sixième sceau ; et il y eut un grand tremblement de terre, le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière devint comme du sang,‭
‭et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme lorsqu’un figuier secoué par un vent violent jette ses figues vertes.‭
‭Le ciel se retira comme un livre qu’on roule ; et toutes les montagnes et les îles furent remuées de leurs places.‭
‭Les rois de la terre, les grands, les chefs militaires, les riches, les puissants, tous les esclaves et les hommes libres, se cachèrent dans les cavernes et dans les rochers des montagnes.‭
‭Et ils disaient aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous, et cachez-nous devant la face de celui qui est assis sur le trône, et devant la colère de l’agneau ;‭
‭car le grand jour de sa colère est venu, et qui peut subsister ?

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Dies Irae (en français : Jour de colère), célèbre poème apocalyptique écrit en langue latine (XIIe - XIIIe s.) sur le thème du Jugement Dernier — rattaché au texte liturgique de la messe de Requiem :


Jour de colère, ce jour-là
réduira le monde en poussière,
David l’atteste, et la Sibylle.
Quelle terreur nous saisira,
lorsque le juge apparaîtra
pour tout scruter avec rigueur !
L’étrange son de la trompette,
se répandant sur les tombeaux,
nous jettera au pied du trône.
La Mort, surprise, et la nature,
verront se lever tous les hommes,
pour comparaître face au Juge.
Le livre alors sera produit,
où tous nos actes seront inscrits ;
tout d’après lui sera jugé.
Lorsque le Juge siégera,
tous les secrets apparaîtront,
rien ne restera impuni.
Dans ma misère, alors, que dire ?
Quel protecteur vais-je implorer,
quand le juste est à peine sûr ?
Roi de majesté redoutable,
qui sauves les élus par grâce,
sauve-moi donc, source d’amour.
Rappelle-toi, Jésus très bon,
c’est pour moi que tu es venu,
ne me perds pas en ce jour-là.
À me chercher tu as peiné,
Par ta Passion tu m’as sauvé,

qu’un tel labeur ne soit pas vain !
Tu serais juste en condamnant,
mais accorde-moi ton pardon
avant que j’aie à rendre compte.
Vois, je gémis comme un coupable
et le péché rougit mon front ;
mon Dieu, pardonne à qui t’implore.
Tu as absout Marie de Magdala
et exaucé le malfaiteur sur sa croix ;
tu m’as aussi donné espoir.
Mes prières ne sont pas dignes,
mais toi, si bon, fais par pitié,
que j’évite le tourment.
Parmi tes brebis place-moi,
me gardant des boucs
et m’élevant à ta droite.
Si les méchants, couverts de honte,
sont voués au tourment,
appelle-moi en bénédiction.
En m’inclinant je te supplie,
le cœur broyé comme la cendre :
prends soin de mes derniers moments.
Jour de larmes que ce jour là,
où surgira de la poussière
le pécheur, pour être jugé !
Daigne, mon Dieu, lui pardonner.
Bon Jésus, notre Seigneur,
accorde-leur le repos.
Amen.





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Étude biblique / catéchisme adultes 2022-2023

Violence et guerres : la Bible, l’Histoire et nous



Église protestante unie de France / 2022-2023
(Poitiers, 5 rue des Écossais / Châtellerault, 1 rue Adrienne Duchemin)
Poitiers : à 14h 30 et à 18h 30 le 2e mardi du mois (sauf décembre et février et/ou indications autres)
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Apocalypse / temps des nations, violences, fléaux (Apocalypse 6), quelle espérance finale ?…
Poitiers : 6 juin ; Châtellerault : 27 juin