lundi 10 juillet 2023

Fin de partie




« Si je ne m’en vais pas le Consolateur ne viendra pas » (Jean 16, 7).

« Quelques-uns verront le Règne de Dieu avant même leur mort » (Luc 9, 27) avait dit Jésus parlant de sa Transfiguration. Et voilà que, plus tard, la venue du Règne semble différée…

Voilà que dans l’Ascension, comme dans la Crucifixion, celui en qui vient le Règne de Dieu est « enlevé » (Actes 1, 2). « Vous ne me verrez plus », disait Jésus de sa mort, puis « encore un peu de temps et vous me verrez », disait-il de sa résurrection (Jean 16, 16). « Vous ne me verrez plus » — ce que confirme à nouveau l’Ascension : « une nuée le déroba aux yeux des disciples » (Actes 1, 9). « Puis vous me verrez encore » : bientôt, plus tard, la venue en gloire — dont l’espérance hors de ce temps dit qu’en ce temps, étant « au milieu de vous », « le Royaume de Dieu ne vient pas de façon à frapper les regards ». Aucune légitimité, donc, d’un règne d’une religion ou Église — Église de celui dont le Règne n’est pas de ce temps…

La Crucifixion et l’Ascension, le départ par la mort et par l’élévation, sont tout d’abord la marque d’une absence : son élévation à la droite de Dieu n’est pas comme un déplacement qui conduirait le Christ à une droite de Dieu « géographique » ! Dieu est dans un au-delà infini : une élévation comme déplacement d’ici à ailleurs durerait indéfiniment ! Et puis Dieu est universellement présent : la « droite de Dieu » est partout, comme les cieux des cieux ne peuvent pas le contenir ! Et le Christ ressuscité emplit lui-même corporellement toutes choses.

L’Ascension est un départ, déjà signifié par la Croix.

Dans le départ du Christ, c’est une réalité essentielle de la vie de Dieu avec le monde qui est exprimée : son retrait, son absence. Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même corporellement présent, il est aussi comme le Père, radicalement absent, caché.

Et nous le sommes aussi, en lui : « votre vie est cachée avec Christ en Dieu » (Colossiens 3, 3).

Pour lui, cette absence est aussi signe de son règne — de ce que l’on n’a point de mainmise sur lui —, et de quel genre est son règne. Le Christ entre dans son règne et se retire, voilé dans une nuée.

Et voilà qu’ici-même, en tous ces signes apparemment négatifs, s’est inscrite cette promesse : « il vous est avantageux que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, l’Esprit promis, le consolateur, ne viendra pas » (Jean 16, 7)…


RP


4 commentaires:

  1. Jean-Paul Sanfourche25 juillet 2023 à 18:18

    « Fin de partie ». Notes.

    Le titre de cette méditation peut apparaître étrange, voire paradoxal, puisqu’il convoque presqu’implicitement Beckett (aucune allusion à l’auteur dans le corps du texte) à l’occasion d’une réflexion profonde qui, à mon sens, introduit à ce qu’on pourrait appeler la « mystique ».
    S’agit-il de nous rappeler le substrat théologique – assez régulièrement ignoré – de la pièce « Fin de partie » comme de presque toute l’œuvre du dramaturge ? Est-ce une invitation à la relire sous un angle différent, un peu comme il est traité de Cioran dans ce blog ? Peut-être. Car Nicolas de Cues ou Maître Eckhart n’étaient pas étrangers à Beckett. Ni la pensée de l’infini du temps et de l’espace selon Giordano Bruno (1548-1600) pour qui le divin est partout présent, penseur des contraires dans le sillage d’Héraclite, que Beckett avait également lu.

    Dieu « universellement présent » et « radicalement absent ».
    Démystification d’une géographie imaginaire et naïve (« la ‘droite de Dieu’ est partout »), où l’ici laisse entrevoir un inconcevable « au-delà infini » (infini au-delà de l’infini, comme Dieu au-dessus de Dieu ?).
    Dieu caché et en même temps Dieu révélé, « caché en se révélant et révélé en se cachant » (Ellul, L’Espérance oubliée).
    L’Espérance qui ne peut s’inscrire que dans le « départ », le « retrait », « l’absence ». L’attente.
    « Encore un peu de temps, et le monde ne me verra plus ; mais vous, vous me verrez, car je vis, et vous vivrez aussi. » …Saisie d’une présence dans l’absence. Encore un peu de temps…Bientôt, plus tard…
    « Le temps est à Dieu et à moi. » dit Winnie (Oh ! Les beaux jours !)
    « Encore un peu de temps et vous me reverrez. »
    Godot est en retard, « Mais il viendra demain » dit Vladimir.
    Eternité au sein d’une durée profane, temporalité humaine au creux d’un temps eschatologique :
    « Peut-on encore parler de temps ? » interroge Winnie.
    Coïncidence des contraires. Osons citer le mystique hérétique Bruno : « Le principe (minimum) d’un contraire prend son mouvement au principe (maxima) de l’autre. »

    L’ombre et la lumière.
    Le bruit et le silence.
    Relire 1 Rois 19,12.
    L’expérience mystique d’Elie, fuyant Jézabel, au mont Horeb.
    « Qol DeMama Daqqa ».

    Calvin traduit : « Un son quoy et subtil. » Traduction de la Segond (1910) : « Après le feu, il y eut un murmure doux et léger. » Chouraqui traduit par « Le murmure d’un silence qui s’évanouit. » ou « Une voix, un silence subtil. » Neher évoque « La voix subtile du silence ». Et l’on connaît la si poétique (mais si fidèle au texte du Targoum) traduction de Lévinas : « Une voix de fin silence » proche de celle de John Gray, fidèle à l’hébreu : « A sound of still silence ». Il y a là une série de paraphrases qui contournent le sens littéral, lissent l’oxymore : « le bruit du silence » en araméen. ( Voir Michel Masson, https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1991_num_208_3_1659).
    Lire Beckett.

    « « J’entendais la voix, mais à peine […] Je ne l’entendais pas, puis je l’entendais, je dus donc commencer à l’entendre, à un moment donné, et pourtant non, il n’y eut pas de commencement, tellement elle était sortie du silence, et tellement elle lui ressemblait. » Premier amour, nouvelle écrite par Beckett en 1946, publiée en 1970 (Editions de minuit).

    Troublant.
    L’oxymore ou l’abolition des contraires ? Fusion de l’essence et de l’existence : « votre vie est cachée avec Christ en Dieu. »
    Contraction, conjonction, juxtaposition, cohabitation ou fusion sublimes des opposés ?
    De l’ordre du mystique. Chemin de l’Absolu, si ce n’est l’Absolu ?
    « La transcendance immanente » pour reprendre le titre de M. Maffessoli.

    Et si la rhétorique mystique était rhétorique de l’oxymore ? Parce que cette coincidentia oppositorum est de l’ordre du divin.

    Merci, cher Pasteur, de nous faire toujours partager ces "propos de toile...cirée"

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  2. Merci Jean-Paul pour ces riches réflexions, qui font un bel écho au mot d'ordre "entre-lire des ponts entre les mots…" revendiqué en exergue de "En outre" (https://rolpoup1.wordpress.com), comme écho à la notion, si prisée par Calvin, d'analogie de la foi.
    En effet, il y a, par cette allusion à Beckett, invitation à un décalage, en vue de l'entre-lecture de ponts, comme pour Cioran. Tous deux qui se connaissaient. Dans les "Cahiers" de Cioran, p. 413 : "Rencontré ce soir vers 23 heures Beckett. Nous sommes entrés dans un bar. Nous avons parlé de choses et d'autres, de théâtre puis de nos familles respectives [...]. " Et, p. 613 : "L'autre jour j'ai aperçu dans une allée secondaire du Luxembourg Beckett, qui lisait un journal à peu près comme le ferait un de ses personnages. Il était là sur une chaise, l'air absorbé et absent, comme il l'est d'habitude [...].

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  3. Jean-Paul Sanfourche27 juillet 2023 à 11:42

    Merci pour ce commentaire. Les effets d'inter-textualité ne sont que très rarement l'effet du hasard. J'ignorais que Cioran avait rencontré Beckett!

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  4. "Fin de partie" comme réponse au "Zarathoustra" de Nietzsche, selon Cioran : "De toutes les chimères, la plus saugrenue est celle du surhomme. En annonçant, dans la partie fâcheusement “constructive” de son oeuvre, un nouveau type d'humanité, Nietzsche a versé dans la naïveté et le ridicule, alors qu'il n'est nul besoin d'être prophète pour discerner que l'homme a épuisé le meilleur de soi-même, qu'il est en train de perdre sa figure, s'il ne l'a perdue déjà. L'univers entier pue le cadavre, dit Clov dans 'Fin de partie', cette réponse à 'Zarathoustra'." (Emil Cioran, "Sur une double corvée" — in Cahier de L’Herne Cioran)

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