dimanche 26 décembre 2021

mardi 21 décembre 2021

Car un enfant nous est né


« C’est la voix de mon bien-aimé ! » (Cantique des Cantiques 2, 8)




« Le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière ;
sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort une lumière resplendit.
Car un enfant nous est né, un fils nous est donné. »
(Ésaïe 9, 1 & 5)

« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.‭
Elle était au commencement avec Dieu.‭
‭En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.‭
La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. »
(Jean 1, 1-2 & 4-5)

Origène d'Alexandrie (185 env. - 253 env.) explique, dans son Commentaire du Cantique des Cantiques : « Dieu est Amour absolu et celui qui est de Dieu est Amour absolu. Or qui est "de Dieu", sinon celui qui dit : "Moi, je suis sorti de Dieu et je suis venu en ce monde" ? Si Dieu le Père est Amour absolu, le Fils aussi est Amour absolu. Or Amour absolu et Amour absolu ne font qu'un et ne diffèrent en rien. Il s'ensuit donc que le Père et le Fils sont un et ne diffèrent en rien ». (Com. Cant. Prol 26)

Un siècle avant le Concile de Nicée (325), Origène, fidèle lecteur de l'Évangile de Jean, s’avère ainsi déjà confesser une essence unique du Père, du Fils et de l'Esprit saint, selon sa lecture du Prologue de Jean qu’il commente : « La noble origine du Fils est manifestée par ces paroles : "Tu es mon Fils, aujourd'hui, je t'ai engendré", prononcées par Dieu pour qui cet aujourd'hui demeure toujours : car en Dieu, il n'y a, je pense, ni soir, ni matin. Mais le temps, si j'ose dire ; coextensif à sa vie sans principe et éternelle, est pour lui cet "aujourd'hui" où le Fils a été engendré : on ne peut donc découvrir ni le début ni le jour de sa génération ». (Com. Jean 1, 204)

Origène est ainsi même une des références de cette figure clé du Concile de Nicée qu'est Athanase&nbsp;! Sur le site du patriarcat copte d'Alexandrie : <br /><br /> L'orthodoxie, au Concile de Nicée, appuyée de même sur Jean 1, ne dira pas autre chose : « Origène forge un mot qui devait devenir célèbre dans les controverses théologiques et au concile de Nicée : omoousios, de même nature, d'une substance identique. » (Extrait d'un article publié sur le site du patriarcat copte d'Alexandrie)

Arius, postérieur, posera une hiérarchie des essences là où Origène parlait d'un ordre des trois personnes dans la même essence (l'orthodoxie nicéenne, appuyée sur Jean 1, ne dira pas autre chose qu'Origène). <br /><br /> La fréquente compréhension d&#8217;Origène comme pré-arien est bien <a href="https://docs.google.com/document/d/1aYhA6DciDOyIopVrAAONmBORxN8As8waIS6aoJnXXdg/edit?usp=sharing" target="_blank">caricaturale</a>. Ainsi, de même, aucune raison de comprendre ces héritiers lointains d&#8217;Origène, les cathares, comme ariens, malgré cette (relativement rare) accusation des polémistes : le discours catholique du Moyen Âge occidental connaît des glissements tendant à confondre ordre dans la Trinité et hiérarchie de substances, regardant <i>ipso facto</i> l'héritage post-origénien des cathares comme arien, soit par ignorance, éventuellement par malveillance. Mais rien n'oblige à recevoir une déformation polémique comme une description juste. <br /><br /> Aussi les quelques accusations d'arianisme contre les cathares relèvent sans doute d'une volonté de les discréditer, l'arianisme étant très mal vu au Moyen Âge. La rareté relative de cette accusation (loin d'être aussi fréquente que l'accusation de manichéisme), son absence chez des théologiens comme Bernard de Clairvaux ou Thomas d'Aquin confirme que c'est pour eux une impasse. Bernard de Clairvaux est un connaisseur d&#8217;Origène, pour s'en être inspiré dans son exégèse, notamment du Cantique des Cantiques. <br /><br /> « Engendré et non créé, il possède toutes les propriétés du Père. Tout ce qu'il y a de qualités en Dieu (Père), c'est le Christ. La Sagesse de Dieu, c'est lui ; la puissance de Dieu, c'est lui ; la justice de Dieu, c'est lui ; la sainteté, c'est lui ; la Rédemption, c'est lui. Toutes ces propriétés, il me semble, sont devenues subsistantes dans le Logos Unique Engendré. » (Fragm Éphés)

« Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père.‭ » (Jean 1, 14)


RP


lundi 11 octobre 2021

Éléments pour méditer le Cantique des Cantiques





Jean de la Croix, La nuit obscure :

Par une nuit obscure,
Ardente d’un amour plein d’angoisses,
Oh ! l’heureuse fortune ! […]

Pendant une nuit obscure,
Enflammée d'un amour inquiet,
Ô l'heureuse fortune
Je suis sortie sans être aperçue,
Lorsque ma maison était tranquille.

Pendant cette heureuse nuit, je suis sortie en ce lieu secret, où personne ne me voyait, et où je ne voyais rien, sans autre guide et sans autre lumière que celle qui luisait dans mon cœur.

*

Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio p. 279-281 :

Ibn Dâwûd [d'Ispahan] (mort en 297/909, à l'âge de 42 ans), [adversaire du chantre de l’amour de Dieu, Hallâj, exécuté en 309/922 à l’âge de 65 ans], est par ailleurs l'auteur d'un livre qui est à la fois le chef-d'œuvre et la somme de la théorie platonicienne de l'amour en langue arabe (le Kitâb al-Zohra, le Livre de Vénus, titre qu'on lit aussi Kitâb al-Zahra, le Livre de la Fleur). C'est une ample rhapsodie mêlée de vers et de prose qui célèbre l'idéal d'amour platonique […]. Au cours de [cette] rhapsodie, [Ibn Dâwûd] résume le mythe platonicien du Banquet, pour conclure : « L'on rapporte aussi de Platon qu'il a dit : Je ne comprends pas ce qu'est l'amour, mais je sais que c'est une folie divine (jonûn ilâhi) qui n'est ni à louer ni à blâmer. »

Hallâj lui aussi prêchait la doctrine de l'amour. Pourtant Ibn Dâwûd l'a condamné [fatwâ en 294/908]. Pour comprendre la tragédie, il faut méditer toute une situation d'ensemble qui se précise chez les mystiques post-hallâjiens, nommément chez Ahmad Ghazâlî et chez Rûzbehân Bâqlî de Shîrâz (ob. 606/1209), lequel fut à la fois un « platonicien » et l'interprète, l'amplificateur plutôt, de Hallâj. On peut alors parler d'une ambivalence ou d'une ambiguïté de ce platonisme en Islam, de sa double situation possible à l'égard de la religion prophétique, parce qu'il y a une double manière de le comprendre et de le vivre. Ce que l'on peut appeler le « théophanisme » d'un Rûzbehân est une herméneutique du sens prophétique de la Beauté, un ta'wîl opérant ici encore la conjonction du zâhîr (l'apparent) et du bâtin (le sens caché). Pour Ibn Dâwûd (qui est un zâhiri, un exotériste), ce sens caché reste clos. Pour Rûzbehân, le sens caché de la Forme humaine, c'est la théophanie primordiale : Dieu se révélant à soi-même dans la Forme adamique, l'Anthropos céleste évoqué dans la prééternité, et qui est sa propre Image. C'est pourquoi Rûzbehân goûtait particulièrement les célèbres vers de Hallâj : « Gloire à Celui qui manifesta son humanité comme mystère de gloire de sa divinité radieuse », et fondait sur ce mystère même le lien de l'amour humain et de l'amour divin. Ibn Dâwûd ne pouvait l'admettre, et devait prendre parti contre Hallâj.

[… L]es dernières paroles d'Ibn Dâwûd [et] les lignes finales du Jasmin des Fidèles d'amour de Rûzbehân […] typifient parfaitement l'attitude et le destin respectifs de ces deux « platoniciens » de l'Islam, au cœur de la religion prophétique. Ce que redoutaient le platonicien Ibn Dâwûd aussi bien que les théologiens (néo-hanbalites et autres), c'est le tashbîh, une assimilation de Dieu à l'homme qui compromette radicalement la transcendance du monothéisme abstrait, c'est-à-dire la conception purement exotérique du Tawhîd. Aussi bien, certains soufis ont-ils eux-mêmes refusé toute possibilité de rapporter l’eros à Dieu. D'autres ont considéré l'amant 'odhrite [du peuple légendaire des Banû 'Odhra (les « virginalistes »),] comme un modèle proposé à l'amant mystique dont l'amour s'adresse à Dieu. Dans ce cas, il y a un transfert de l'amour : tout se passe comme si l'on passait d'un objet humain à un objet divin. Pour le « platonicien » Rûzbehân, ce pieux transfert est lui-même un piège. Il n'est possible de passer entre les deux gouffres du tashbîh et du ta'tîl (abstractionnisme) que par la voie de l'amour humain. L'amour divin n'est pas le transfert de l'amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l'amour humain. La perception théophanique a conduit Rûzbehân à une prophétologie de la Beauté.

Ce qu'il faudrait évoquer ici donc, c'est la lignée de ces « Fidèles d'amour » qui trouvent en Rûzbehân leur modèle accompli. La tri-unité amour-amant-aimé devient le secret du Tawhîd ésotérique. La tragédie d'un Ibn Dâwûd Ispahânî fut d'avoir été dans l'impossibilité de pressentir ce secret, et de vivre cette tri-union. Ahmad Ghazâlî et Farîd 'Attâr sauront que si l'amant se contemple dans l'Aimé, réciproquement l'Aimé ne peut se contempler soi-même et sa propre beauté que dans le regard de l'amant qui le contemple. Dans la doctrine du pur amour d'Ahmad Ghazâlî, l'amant et l'aimé se transsubstantient dans l'unité de la pure substance de l'amour.

*

Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d'amour § 160, p. 176-177 / cit. Henry Corbin :

« Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. »


lundi 31 mai 2021

Un jour de Shabbat, une vie relevée




Luc 13, 10-17
10 Jésus était en train d’enseigner dans une synagogue un jour de shabbat.
11 Il y avait là une femme possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et ne pouvait pas se redresser complètement.
12 En la voyant, Jésus lui adressa la parole et lui dit : « Femme, te voilà libérée de ton infirmité. »
13 Il lui imposa les mains : aussitôt elle redevint droite et se mit à rendre gloire à Dieu.
14 Le chef de la Synagogue, indigné de ce que Jésus ait fait une guérison le jour du shabbat, prit la parole et dit à la foule : « Il y a six jours pour travailler. C’est donc ces jours-là qu’il faut venir pour vous faire guérir, et pas le jour du shabbat. »
15 Le Seigneur lui répondit : « Esprits pervertis, est-ce que le jour du shabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ?
16 Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du shabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ? »
17 À ces paroles, tous ses adversaires étaient couverts de honte, et toute la foule se réjouissait de toutes les merveilles qu’il faisait.

*

“L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable
à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle.
Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée”.

(Calvin, IC II, X, 2)


Parmi les quelques notions qui apparaissent dans ce texte, on a le Shabbat comme signe d’Alliance et promesse du Royaume ; et la libération par rapport à l’esprit qui rend infirme la femme de notre texte comme annonce du Royaume espéré : fin de la captivité et libération par rapport aux idoles.


1) Alliance et Livres de l'Alliance

Le livre appelé communément Nouveau Testament et la Bible hébraïque sont liés par la référence commune à la même Alliance unique, éternelle, éternellement nouvelle, dont le Shabbat est le signe dans le temps.

L’Alliance éternellement nouvelle est la part d’éternité commune aux alliances établies dans le temps, c’est-à-dire aux formes que l’Alliance éternelle et unique prend dans le temps - formes, en ce sens, “anciennes” par rapport à l’Alliance éternelle, parce tout ce qui relève du temps s’use avec le temps et laisse toujours place à sa dimension éternelle, qui apparaît ainsi comme nouvelle, et comme la source commune des formes successives qu’elle prend dans le temps.

Chaque forme de l’Alliance, qui évolue et s’use avec le temps, devient ainsi ancienne par rapport à sa réalité éternelle, qui elle, subsiste au-delà du temps. Ainsi, la forme de l'Alliance donnée à Noé dans le temps selon la Genèse porte aussi sa dimension éternelle et nouvelle, éternellement nouvelle par rapport à sa part qui s’use ; celle scellée avec Abraham de même a sa part qui devient “ancienne” dans le temps, et sa part éternelle. Il en est de même des formes de l'Alliance données au Sinaï, de l'Alliance en sa forme de promesse faite au roi David ou de l'Alliance présentée dans le temps en Jésus-Christ.

La partie “ancienne”, ce que le temps atteint, concerne les rites propres à chacune des formes de l'Alliance. La part nouvelle, éternelle, est commune à chacune. La part éternelle est ce dont parlent Jérémie 31, 31-33, ou Ézéchiel 36, 26-27, soulignant que la dimension nouvelle et éternelle de l’Alliance est appelée à s’inscrire dans les cœurs. Lorsque l'Alliance est rompue en sa dimension temporelle par les dirigeants royaux, successeurs de David, ce qui entraîne l’exil, Dieu promet que lui la renouvellera : il en dévoile alors la part nouvelle et éternelle, quand la part temporelle, “ancienne”, a buté contre la puissance de Babylone.

La nouvelle Alliance au sens biblique n’est donc pas le christianisme, qui est lui aussi du temps : ses rites, ses symboles, ses sacrements, etc., sont donnés dans le temps. Là aussi l'Alliance éternelle est la part qui ne relève pas du temps, la part inscrite dans les cœurs (Ézéchiel 36, 26-27).

Jésus ne pratique de rites que ceux donnés au Sinaï, qui valent jusqu’à la fin du temps (Matthieu 5, 18). Il n'est pas venu abolir la Loi, mais en observer pleinement les dispositions (Matthieu 5, 17). Après son départ, la mission vers les nations posera la question de leurs observances propres, sachant que selon le judaïsme, les nations ne sont pas tenues d’observer les rites prescrits au Sinaï, mais ceux qui relèvent de l'Alliance telle que donnée à Noé : c’est ce que rappellera Actes 15, 19-29.

Plus tard apparaîtra un nouveau rite, le rite chrétien, inconnu du temps de Jésus, rite qui relève lui aussi de l’ancien monde, monde du temps, aussi “ancien” (cf. Hébreux 8, 13) pour ce rite-là que pour les rites antécédents. En commun l’Alliance éternelle, reposant sur la seule fidélité de Dieu, et qui ne peut pas être rompue, n'étant pas du temps.

La tradition juive, fidèle au rite du Sinaï, attend la venue du Royaume promis par les prophètes. La fidélité juive souligne, avec l’espérance de voir le Royaume se réaliser pleinement, le constat que ce n'est pas encore le cas (la souffrance et la mort continuent leurs ravages) : nous ne sommes pas encore à la fin du temps. Le christianisme croit que Jésus est celui par qui se manifeste le Royaume. Le Nouveau Testament insiste sur le déjà là, en Jésus, d’un Royaume qui n’est pas encore pleinement advenu, le judaïsme note qu’il ne s’est pas encore concrétisé. Les Évangiles comprennent les guérisons opérées par Jésus les jours de Shabbat en regard du Shabbat comme annonce et signe du Royaume dont Jésus est perçu comme celui en qui il est manifesté.

L'alliance du Sinaï a pleinement sa place, comme le disait Jésus (Matthieu 5, 18), tandis que la forme chrétienne de l’alliance repose sur la foi que Jésus annonce la proximité de la promesse. Deux légitimités anciennes, deux rites, parfois nommés alliances, dont aucune n’est, en regard de l’Alliance nouvelle et éternelle, plus ancienne ou plus nouvelle que l’autre (si ce n’est à un plan purement temporel - la première remontant au livre de l’Exode, la seconde au temps des Apôtres). Toutes deux inscrites dans le temps, elles sont toutes deux porteuses, en signe, de l’unique Alliance éternelle, éternellement nouvelle, par rapport à laquelle nous sommes tous dans l’espérance. Deux légitimités et deux livres : la Bible hébraïque, que lisait Jésus, et la Bible chrétienne, incluant le Nouveau Testament, qui présente Jésus et que Jésus ne connaissait pas. Il suit celui qui s’appellera pour les chrétiens, en regard du Nouveau, Ancien Testament, que Jésus ne connaissait pas comme tel.

Entre ces deux livres, Bible juive et Ancien Testament chrétien, se place un troisième livre, la Bible grecque des LXX, dont catholiques et orthodoxes retiennent des livres, tandis que les protestants s’en tiennent pour l’Ancien Testament aux livres de la Bible hébraïque.


2) Maladie et esprits

Fille d’Abraham, la pleine participation de la femme de Luc 13 à l’Alliance est empêchée du fait d’un esprit (v. 11) qui la rend infirme : elle est courbée en permanence. Jésus, dans la suite du texte, précise que “Satan la rendait captive” (v. 16). L’esprit qui rend la femme infirme est donc présenté comme distinct du satan, qui lui, empêche sa libération.

Cela nous parle d’une conception de l’être humain, de sa santé et de ses maladies, qui n’est sans doute plus la nôtre. L’être humain biblique est basar, nefesh, rouah (la neshama des mystiques en étant le pôle radicalement transcendant). Cette conception de l’humain recoupe des conceptions philosophiques que l'on retrouve approximativement chez plusieurs philosophes grecs, à une époque où philosophie et médecine ne sont pas séparées comme elles le sont de nos jours. Ainsi Hippocrate, devenu père de la médecine, est considéré d’abord par ses contemporains comme philosophe, au même titre que Platon, Aristote ou Démocrite, écoles qui débattent sur la conception de l’humain.

Pas d'ordre des médecins comme de nos jours à l’époque. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autorité pour déclarer une guérison, ou un état de maladie qui vaille la quarantaine, par exemple. Dans le monde biblique cette autorité est celle des Cohanim, les desservants du Temple, comme cela se voit très bien dans la Torah concernant le lèpre : dans une autre épisode, Jésus renvoie le lépreux guéri à l’autorité des Cohanim, par respect de l'institution prévue dans la Torah. Bref, pas question pour lui d’exercice illégal de la médecine.

Mais une institution strictement et exclusivement médicale, comme celle que l’on connaît, est très ultérieure à ce temps. La philosophie de l’Antiquité est une philosophie en recherche dans différents domaines, aussi bien quant à la conception de l’être humain que sur la conception des dieux, branche de la philosophie qu'Aristote appelle théologie, ou “philosophie première”, de l'ordre de ce qui est après la physique, en grec “métaphysique” ; la physique étant, elle, ce qu’on appellerait la philosophie de la nature ou les sciences naturelles. L’être humain se trouve participer des deux domaines, la nature, et ce qui est au-delà de la nature, où l’esprit, pneuma en grec, rouah en hébreu, peut désigner à la fois l’esprit humain ou un esprit séparé, en grec un daïmon, pouvant inspirer positivement un homme. Par exemple le daïmon de Socrate.

La femme courbée est rendue captive par le satan, c’est-à-dire l’adversité, via ce qui se reçoit comme explication : l’action néfaste d’un esprit de daïmon, qui dans la tradition biblique renvoie à la question des idoles, puisque le mot daïmon désigne dans la tradition grecque des divinités, perçues parfois de façon positive, pas toujours ! Daïmon comme esprit de divinités, ou idoles, aujourd'hui cela pourrait être lu en termes d'inconscient collectif.

Un autre épisode des Évangiles peut éclairer celui de la femme courbée : celui où Jésus est accusé de faire des miracles par Béel Zébul (on le trouve peu avant : Luc 11, 14-23 — cf. Mt 12, 22-37 ; Mc 3, 20-30), Béel Zébul devenu par la suite Belzébuth. Un regard sur la Bible hébraïque nous renseigne : il s'agit du dieu d'Ekron, Baal Zebub (2 R 1, 2), idole dont Élie s'évertue à démontrer à ses contemporains la vanité.

Le Baal Zébub biblique ouvre une piste sur un “mystère” apparent : l'absence de “démons” dans la Bible hébraïque, face à leur présence dans la Bible des LXX comme dans le Nouveau Testament. C’est qu’ils correspondent pour l’essentiel aux Baals de la Bible hébraïque. L'épisode de Baal Zebul nous permet de percevoir le satan, l’adversité, comme manipulateur des Baals, daimons et autres esprits d’idoles, comme pour la femme courbée : Le satan (v. 16) est celui qui agit derrière l’esprit (v. 11) et qui, par le biais de cet esprit, la maintient captive, courbée perpétuellement. Blessée dans sa dignité d’humaine et de fille d’Abraham. La venue du règne de Dieu, dont le Shabbat est le signe et la promesse, est la venue d’un règne de dignité restituée, règne de liberté par rapport à tout ce qui rend captif.


3) Shabbat, signe d’Alliance

Le signe central de l’Alliance, en termes temporels, est donc, selon la Torah, les pharisiens et Jésus, le Shabbat. D’où l’importance de ce texte pour percevoir ce qu’il en est de la pratique de Jésus et du débat avec le chef de la Synagogue rapporté par Luc : quelle est l’observance de Jésus du Shabbat ? Le transgresse-t-il, le relativise-t-il ?

Ce serait contradictoire avec son propre enseignement, requérant l’observance jusqu'au plus petit précepte de la Torah. Or le Shabbat n’est pas un “petit précepte”, étant inscrit au cœur du Décalogue.

Il est signe dans le temps de l’Alliance promise à entrer dans le temps. C’est cette dimension de promesse de l’avènement du Shabbat comme entrée dans le Royaume espéré qui est signifié dans l’épisode de la guérison de la femme courbée sous le poids d’un esprit de captivité.

En opérant ce signe un jour de Shabbat, alors qu’il aurait pu le faire le lendemain, comme le rappelle à juste titre le chef de la Synagogue, Jésus ne transgresse cependant pas le Shabbat, si on situe son action dans la perspective de la promesse de la venue imminente du Royaume : il dit, par son geste et par la libération qu’il octroie à la femme, que le jour vient de la mise en place de ce que promet le Shabbat, il dit en signe qu’il est lui-même porteur de la manifestation du Royaume, dans l’Alliance éternelle (à ce point on entre dans le débat entre les disciples de Jésus et les autres juifs d’alors : le Royaume est-il venu en Jésus ou pas ?), il témoigne avec les anciens prophètes de l’Alliance nouvelle qui, n’est donc pas la religion chrétienne, mais l’Alliance du règne messianique, toujours futur, jusqu’à ce jour, pour les uns comme pour les autres.


R.Poupin, Amitié judéo-chrétienne Bordeaux, 31.05.21
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lundi 12 avril 2021

De Luther à Nietzsche - et vice-versa




La question du ressentiment, celle de sa dénonciation, est un élément incontournable de l'œuvre de Nietzsche. Une morale pervertie, masque d’amour d'une vraie haine cachée, est au cœur du ressentiment. En lieu et place de cette morale petite et triste, Nietzsche veut promouvoir un dépassement, une transvaluation des valeurs. Un autre type d’homme, qu’il nomme le Surhomme / littéralement le Surhumain, un homme nouveau et rayonnant qui succéderait à l’effondrement civilisationnel qu’il nomme nihilisme — et auquel un christianisme platonisant réfugié dans un ciel idéal niant la terre a à ses yeux contribué largement : un christianisme promoteur d’une morale d’abord conçue, écrit-il, par les juifs.

Nietzsche en veut à Paul, tout particulièrement, d’avoir universalisé la morale juive. Et pourtant, il hérite d’une lecture luthérienne de Paul, un Paul qui se serait posé en ennemi de la loi juive, pour espérer un homme nouveau (qui n’est peut-être pas sans avoir inspiré la notion nietzschéenne du surhomme !), débarrassé des mesquineries du vieil homme. Luther applique à l'accumulation des mérites, cérémonies, pèlerinages, indulgences du catholicisme en cours, la dénonciation paulinienne d’un usage auto-justifiant d’une loi dont ce n'est pas la fonction, mais que, pour un tout autre usage, Paul n’abandonne pas pour autant. Nietzsche a raison contre une certaine perception erronée qui verrait Luther comprendre Paul comme dénonçant la loi en soi. Nietzsche a raison : Paul est parfaitement juif quant à sa compréhension de la loi. Et sans le savoir Nietzsche rejoint Paul (et Luther), et l’héritage juif, quand il dénonce le ressentiment qui y voit un moyen de s'auto-justifier. On ne saurait se prévaloir de la morale biblique pour s’auto-justifier. Et à ce point il est héritier du cœur de l’enseignement luthérien (peut-être via son père, pasteur luthérien) : pas de (auto-)justification par la loi. Mais Paul n’a pas dit autre chose. Et l’exigence juive non plus ! Nietzsche dénonce un dévoiement, qu’en luthérien gauchi il attribue à un Paul dont il voit bien aussi, malgré un certain luthéranisme (suivant le Luther tardif, mais hélas conséquent !, ayant pété les plombs — peut-être littéralement après un avc ?! cf. le cas de Phineas Gage, étudié par Antonio Damasio, in L'erreur de Descartes), qu’il est resté juif — voir les affirmations de l'Apôtre sur la sainteté de la loi. Risque de glissement anti-loi faussement luthérien que Calvin a vu, et permis d'éviter.

Un dignostic nietzschéen d’une vraie complexité, peut-être un peu confus, à partir duquel Nietzsche dénoncera l’antisémitisme de Wagner ou de sa sœur Élisabeth, quand il déplorait aussi le rôle des juifs dans la décadence des « Aryens » — sic — (cf. sa Généalogie de la morale, 1ère dissertation). C’est qu’il en est venu à déceler chez les antisémites cette morale du ressentiment, d'origine juive, dit-il, devenue le fait de chrétiens antisémites, la retournant contre les juifs jalousés par eux. Antijudaïsme de Nietzsche tout de même, fondant dans le judaïsme cette morale d'esclaves, d’où sans doute la formule du poète juif provençal André Suarès, « je ne puis pardonner à Nietzsche » :

« Je ne puis pardonner à Nietzsche.
Il semble clair et il est plein de nuit. […] Ses éclairs brouillent l’esprit au lieu d’y faire la lumière : il confond tout. Jamais forme ne fut plus contraire au fond. Son Antéchrist est bien celui de l’Apocalypse : Nietzsche a ressuscité le Barbare, et il l’appelle Apollon. La Bête selon le voyant de Pathmos est la Culture selon Nietzsche. Il est affreux de donner à ce qu’il y a de plus brutal et de plus noir dans l’homme le nom et les apparences de ce qui est le plus solaire et le plus humain. Nietzsche est dans le sac de chaque soldat d’Hitler, qui part, ivre de rage, pour le meurtre, la rapine et l’invasion. Qu’on ne dise pas que le hasard est seul coupable, que Nietzsche n’a pas été compris, qu’il est le héros de la pensée trahi par la sottise de ses fidèles. Non : en dépit de ses meilleures intentions, tout ce qu’on en a tiré de pis est bien dans Nietzsche, et même y est plus essentiel que le reste. D’ailleurs, sa vie et sa fin sont les plus cruels témoins contre lui. Il ne faut pas qu’une maladie, qui frappe toujours aux yeux et à la tête [en fait, on ne sait pas vraiment la nature de la maladie de Nietzsche], domine de bout en bout l’œuvre d’un homme et que la folie la couronne. L’esprit, qui prétend avoir enveloppé le monde et le temps à venir d’un vaste et profond regard, ne doit pas être aveugle ; et il n’est pas permis d’être fou à celui qui porte une loi nouvelle et une neuve raison à tous les hommes.
Je ne puis pardonner à Nietzsche.
Dieu, qui pardonne tout, l’a puni en le condamnant à lui-même. Nabuchodonosor, cette fois, n’a pas été redressé sur ses deux pattes de derrière, fut-ce par la foudre. Il est resté sur les quatre, comme il a prétendu le vouloir ; et même il n’a pas cessé de se les sucer et il est mort en les léchant, tel Catoblépas docteur. Il ne fallait pas tant invoquer l’instinct. Nietzsche n’a pas voulu, certes, ni choisi sa misère ; mais il y a beaucoup aidé. Tant d’orgueil a eu sa récompense. Il valait bien la peine, en vérité, de se prendre pour le nouveau créateur du ciel et de la terre. » (André Suarès, Valeurs, 1936.)

Suarès et d’autres ont pu en effet être troublés, sachant ce qui a pu être fait de la méditation de certains textes de Nietzsche : « Nous avons exterminé une bactérie [les juifs] parce que nous ne voulions pas en fin de compte être infectés par la bactérie et en mourir. Je ne supporterai pas qu’apparaisse et que persiste la moindre zone d’infection ici. Partout où elle apparaîtra, nous la cautériserons. Dans l’ensemble, nous pouvons dire que nous avons accompli ce devoir des plus difficiles pour l’amour de notre peuple », écrit Heinrich Himmler, en 1943 (cité par Jeremy Noakes et Geoffrey Pridham, dir., Documents on Nazism l9l9-1945, New York, The Viking Press, 1975, p. 493). Or, pour les nazis, si la bactérie est juive, le moyen et la zone d’infection est le christianisme. La volonté revendiquée par les nazis d’éradiquer la bactérie vise à déboucher sur un assèchement de la zone d’infection, faisant du nazisme ipso facto une idéologie anti-chrétienne. Le « catholicisme » « baptismal » d’Hitler n’y change rien, quoiqu’en veuille par ex. un Onfray (et ceux qui le suivent), prélevant de Mein Kampf la célébration par Hitler de la « purification » du Temple par Jésus, dont il fait un acte antisémite ! (Sic !) Tentative pernicieuse de séduction des chrétiens qui ne percevraient pas que le christianisme ne peut qu’être étranger à cela. Cette opposition foncière est déjà là dans un certain germanisme antérieur au nazisme : ainsi Nietzsche expliquant dans la 1ère dissertation de sa Généalogie de la morale le processus par lequel le christianisme est juif, inoculant la morale juive d’esclaves à la race des seigneurs aryens (sic : ce sont les mots de Nietzsche). (Cf. aussi le livre d'Hermann Rauschning, Hitler m'a dit.)

Nietzsche a espéré l'avènement d'un Surhomme dans lequel les nazis se sont reconnus ; il a aussi annoncé l'avènement du dernier homme, moins enthousiasmant que le Surhumain.

Cioran ironise : si l’on n'a toujours pas vu le Surhomme, le dernier homme, lui, s’est réalisé historiquement, et littéralement !

Le philosophe américain Francis Fukuyama retrouve ce dernier homme en discernant pour sa part dans la chute du Mur de Berlin un tournant réactualisant la pensée de Hegel parlant de fin de l’Histoire, et en parallèle l'avènement proche du dernier homme (cf. son livre : La fin de l’Histoire et le dernier homme) : Fukuyama est plus nuancé qu’on l’a voulu, puisqu’il note que le débouché n’est pas si optimiste qu’il semble — le dernier homme, cette figure tragique annoncée par Nietzsche, se trouvant au terme de l’histoire.

Ma conviction est qu’au fond Nietzsche ne croit pas à la réelle possibilité de ce Surhumain qu’il tente de dessiner comme salut à venir, mais qu’il s’agit là chez lui du dernier rêve — tragique — du dernier homme. Mais pressent-il à quel point son rêve sera fourvoyé en biologisme, délirant, un Surhomme racial, et en antisémitisme ? — que lui-même dénoncera… après avoir contribué à le promouvoir… (Cf. l'intervention de François de Menthon, procureur général français, au procès de Nuremberg.)

Quant à l’exégèse de son oeuvre, Nietzsche est pris entre deux femmes — Élisabeth, sa sœur, antisémite, qui en a longtemps été la clé de lecture, et une autre figure, très importante pour lui, Lou Andreas-Salomé, la bien-aimée platonique, qui a perçu le tragique religieux de Nietzsche, mais a trop longtemps été ignorée (cf. son Nietzsche à travers ses œuvres : « De toutes les tendances fondamentales de Nietzsche, aucune n'était plus profondément ancrée en lui que son instinct religieux. »).

Élisabeth, hélas première clé de lecture, dont Nietzsche s'est défendu : « On en est maintenant au point où je dois me défendre bec et ongles contre la confusion avec la canaille antisémite ; après que ma propre sœur, mon ancienne sœur […], a donné l'impulsion à cette confusion, la plus malheureuse de toutes » (Friedrich Nietzsche, Lettre à sa sœur Élisabeth Förster-Nietzsche, 26 décembre 1887, trad. Dorian Astor, Nietzsche). Et c’est pourtant dans la compilation de l'œuvre de son frère qu’on lui doit que l'on trouve des propos comme celui-ci, sublime : « … Si notre âme a, comme une corde, une seule fois tressailli et résonné de bonheur […,] l'éternité tout entière était, dans cet instant unique de notre acquiescement, saluée, rachetée, justifiée et affirmée. » (Nietzsche - attribué à -, La Volonté de puissance, § 1032.)

Propos qui ouvre et justifie la lecture de Nietzsche qui est celle de Lou Andreas-Salomé, qui a su discerner chez celui qui a espéré en être aimé, un mystique tragique, faisant constater à l’Insensé du Gai savoir, sous le récit de la mort de Dieu, la fin de tout ce qui fut rêvé, transporté dans un outremonde nihiliste, et entremêlé de ressentiment. Elle écrit à Freud en 1931 ce qu’elle sait ; et elle comprend, me semble-t-il : « Voici la vérité que Nietzsche met à nu : l'homme d'hier ou d'aujourd'hui […], ne fait que commencer, lentement, à se rendre compte de l'acte qu'il a commis en "tuant Dieu" […]. » (Lou Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, Points-Essais, p. 93.)

Car ce n’est pas Nietzsche qui a « tué Dieu » ! Relisons son texte sur la « mort de Dieu » : « N’avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : “Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu !” — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? demandait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d’eux et les transperça de son regard. “Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon ? Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? […]”
« — Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. “Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est eux qui l’ont accompli !” — On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : “A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ?” » (Friedrich Nietzsche, “L’insensé”, Le gai savoir III, § 125.)

*

Cet acte tragique constaté, dénoncé, ici, dans Le Gai savoir en 1882 par cet Insensé, est évoqué à nouveau, dans le livre suivant de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, de 1883, un an après, annonçant, comme en remède, l’espérance d’un recours, l’avènement du Surhumain. Mais Nietzsche ne voit que le dernier homme pour entendre, ou ne pas entendre, le message de Zarathoustra, ou son rêve. Je cite :

« Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nuée : mais cette foudre s’appelle le Surhumain. » […]
« Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut. “Ils se tiennent là, dit-il à son cœur, les voilà qui rient ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme des cymbales et des prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi qu’en les bègues ?
Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils l’appellent civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.
C’est pourquoi ils n’aiment pas à entendre pour eux le mot de ‘mépris’. Je parlerai donc à leur fierté.
Je leur parlerai donc de ce qu’il y a de plus méprisable : c’est le dernier homme.”
Et ainsi Zarathoustra parlait au peuple :
“Il est temps que l’homme se détermine son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol un jour sera pauvre et vide et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc auront désappris de vibrer !
Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne peut plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
‘Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?’ — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
‘Nous avons inventé le bonheur’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
‘Autrefois tout le monde était fou’ — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
‘Nous avons inventé le bonheur,’ — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi le prologue : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue.
Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur !
“Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire.” »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue § 5.)

*

Comment ne pas voir là notre temps ?! Où trouver encore de l’humain vivant ? Écoutons encore Nietzsche, parlant du christianisme, et surtout, en contraste, du Christ :

« Le succès historique du christianisme, sa puissance, son endurance, sa durée historique, tout cela ne démontre heureusement rien, pour ce qui en est de la grandeur de son fondateur et serait, en somme, plutôt fait pour être invoqué contre lui. Entre lui et ce succès historique, se trouve une couche obscure et très terrestre de puissance, d’erreur, de soif de passions et d’honneurs, se trouvent les forces de l’empire romain qui continuent leur action, une couche qui a procuré au christianisme son goût de la terre, son reste terrestre. Ces forces qui rendirent possible la continuité du christianisme sur cette terre et lui donnèrent en quelque sorte sa stabilité. La grandeur ne doit pas dépendre du succès […]. » (Friedrich Nietzsche, Considérations inactuel­les, II § 9.)

RP

samedi 20 mars 2021

Sur Phineas Gage & Luther




Antonio Damasio, dans son livre L'erreur de Descartes, la raison des émotions, rapporte l'histoire de Phineas Gage. Extraits des pages 19-26 (éd. O Jacob, trad. Marcel Blanc) :

« C'est l'été 1848. Nous sommes en Nouvelle-Angleterre. Phineas P. Gage, vingt-cinq ans, […] travaille pour la compagnie Rutland & Burlington Rail road et a la responsabilité d'une équipe nombreuse d'ouvriers, dont la tâche est de construire les voies ferrées nécessitées par l'expansion du chemin de fer dans le Vermont. […]
Aux yeux de ses employeurs, il est […] “le plus compétent et efficace” de tous ceux qui sont à leur service. Et c'est heureux, parce que la tâche demande à la fois performances physiques et capacité de concentration, notamment quand il s'agit de faire sauter les mines. Celles-ci requièrent d'être préparées en plusieurs étapes obéissant à un ordre précis. Il faut d'abord creuser un trou dans le rocher. Après l'avoir rempli à moitié de poudre, on y insère une mèche, et on le bourre avec du sable. Ce dernier doit être tassé au moyen d'une tige de fer action née en une série de coups bien calculés. Pour finir, on allume la mèche et, si tout va bien, l'explosion se produit au sein de la roche. Le bourrage de sable est essentiel, car s'il est mal fait, les gaz issus de la combustion de la poudre s'épancheront hors de la roche sans la briser. […]
Il est quatre heures et demie, par une après-midi très chaude. Gage vient juste de verser la poudre dans le trou et de demander à l'ouvrier qui l'aide de la recouvrir avec le sable. Quelqu'un l'appelle derrière lui, et Gage regarde au loin, par-dessus son épaule droite, juste un instant. Distrait, il commence à bourrer la poudre avec sa barre de fer, alors que son aide n'a pas encore versé le sable. Presque instantanément, cela met le feu à la charge explosive, et la mine lui saute à la figure.
La détonation est si brutale que tous les membres de l'équipe en restent figés. Il leur faut quelques secondes avant de comprendre ce qui s'est passé. Le bruit de l'explosion n'a pas été habituel, et la roche est restée intacte. Il y a eu aussi un autre bruit inhabituel, une sorte de sifflement, comme celui d'une fusée se ruant vers le ciel. Mais il s'est agi de bien autre chose que d'un feu d'artifice. Il y a eu coups et blessures. La barre de fer a pénétré dans la joue gauche de Gage, lui a percé la base du crâne, traversé l'avant du cerveau, pour ressortir à toute vitesse par le dessus de la tête. Elle est retombée à une trentaine de mètres de là, recouverte de sang et de tissu cérébral. Phineas Gage a été projeté au sol. Il gît, tout étourdi dans la lumière éblouissante de l'après-midi, silencieux mais conscient. […]
Une heure s'est écoulée depuis l'explosion. Le docteur Harlow est bien conscient de la nécessité de désinfecter. Il […] va nettoyer la plaie vigoureusement et régulièrement, et placer le patient en position à demi couchée, de façon à rendre le drainage naturel et facile. Gage va développer de fortes fièvres et sera atteint d'au moins un abcès, rapidement opéré par Harlow avec son scalpel. Finalement, la jeunesse et la constitution robuste de Gage vont avoir le dessus, avec l'aide, sans doute, comme le dira Harlow, de l'intervention divine : “Je l'ai pansé ; Dieu l'a guéri.”
Phineas Gage sera rétabli en moins de deux mois. Cependant, le côté étonnant de ce dénouement va être dépassé de loin par l'extraordinaire changement de personnalité que cet homme va connaître. […]
Il est possible aujourd'hui de savoir exactement ce qui s'est passé, grâce au rapport rédigé par le docteur Harlow vingt ans après l'accident. […]
Le récit de Harlow décrit comment Gage a retrouvé sa vigueur et combien sa guérison physique a été totale. Ses principaux sens le toucher, l'audition, la vision — étaient fonctionnels et il n'était paralysé d'aucun membre, ni de la langue. Il avait perdu la vue de son œil gauche, mais voyait parfaitement bien avec le droit. Sa démarche était assurée ; il se servait de ses mains avec adresse, et n'avait pas de difficulté notable d'élocution ou de langage. Et cependant, comme le raconte Harlow, “l'équilibre, pour ainsi dire, entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions animales” avait été aboli. Ces changements étaient devenus apparents dès la fin de la phase aiguë de la blessure à la tête. Il était à présent “d'humeur changeante ; irrévérencieux ; proférant parfois les plus grossiers jurons (ce qu'il ne faisait jamais auparavant) ; ne manifestant que peu de respect pour ses amis ; supportant difficilement les contraintes ou les conseils, lorsqu'ils venaient entraver ses désirs ; s'obstinant parfois de façon persistante ; cependant, capricieux, et inconstant ; formant quantité de projets, aussitôt abandonnés dès qu'arrêtés […]”. Il employait un langage tellement grossier qu'on avertissait les dames de ne pas rester longtemps en sa présence, si elles ne voulaient pas être choquées. Les remontrances les plus sévères de Harlow lui-même n'ont pas réussi à ramener notre rescapé à des comportements plus raisonnables. »

Antonio Damasio, qui introduit son étude par le cas Gage, dans les mots ci-dessus, poursuit ses travaux en coopération avec son épouse Hannah, selon tous les moyens modernes. Hannah et Antonio Damasio nous conduisent à une exploration de la question des zones frontales du cerveau, détruites chez Phineas Gage. Des cas similaires, mutatis mutandis, sont étudiés dans le livre d'Antonio Damasio. Pas des coups de barre à mine, mais des cancers du cerveau, des accidents vasculaires cérébraux  — AVC —, qui ont atteint la zone frontale… 

*

On pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, des années 1540 en l'occurrence, comme dans son écrit, au titre éloquent, Des juifs et de leurs mensonges (1543). Je ne citerai pas ce qui est insupportable. Ces textes sont indécents. Je préfère les résumer avec la formule du théologien luthérien allemand Heinz Kremers : « À part les chambres à gaz, tout y est ». Le résumé est glaçant, mais incontestable.

Vingt ans avant, Luther écrivait :

« Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » (Martin Luther, Commentaire du Magnificat, 1521.)

« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » (Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif, 1523, traduction Walter I. Brandt.)

Au cœur du problème, qui n'est donc pas simple : le souci de voir les juifs venir au Christ… L'historien de l'Eglise Thomas Kaufmann (in Les juifs de Luther, éd. Labor & Fides), résume cela en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

En lien précis avec cela, qui est commun au christianisme d’alors et renforcé chez Luther, la théologie luthérienne a défini ses relations avec le judaïsme comme celles avec l’Église catholique — et la plupart des autres traditions, chrétiennes ou non — en soulignant la polarité entre la Loi et l’Évangile, ce qui a conduit à parler d'autant de « religions légalistes », concernant catholiques comme juifs et tous les autres. Cela dans le cadre de la compréhension de ce que signifie la médiation du Christ et sa centralité (solus Christus).

Non donc, qu’il faille accentuer le contraste entre le Luther d’avant et celui d’après. Il y a un antijudaïsme potentiel chez le Luther des années 1520, jeune et en bonne santé. Mais le ton, le changement de ton, la grossièreté du propos, quand les spécialistes s'accordent à penser que sur la fin de sa vie, Luther a pu être victime d’accidents vasculaires cérébraux, qu’il y a là peut-être la cause de sa mort… Atteinte des lobes frontaux ?… Où, comme pour Phineas Gage, la mémoire et les capacités intellectuelles ne sont pas atteintes — la logique intellectuelle, ici la logique antijuive est déjà là. Mais le ton, la grossièreté, les excès et énormités…  

RP

dimanche 28 février 2021

Méditation sur la Genèse




Six jours, plus un

Hexaemeron (six jours), formule classique de nombre de commentaires anciens, écrits par les Pères grecs de l'Église, six jours symboliques de Création, plus un septième, jour de Shabbat, d’achèvement et d'accomplissement de la Création. Sept jours qui correspondent, comme les jours de nos semaines, aux sept planètes visibles à l'œil nu, elles seules, dans le monde antique (planètes, à savoir corps céleste en mouvement). Depuis la Terre, perçue par l'expérience des sens comme étant au centre, on peut observer (à l'œil nu) ces corps en mouvement, dans cet ordre : Lune, Vénus, Mercure, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Notre calendrier, hérité du monde romain, place le Soleil en premier, et donc réorganise les planètes en fonction de cette primauté solaire : après le Soleil (dimanche), le premier corps céleste en ordre ascendant depuis la Terre, la Lune (lundi), puis le premier corps céleste après le Soleil, Mars (mardi), puis le second corps céleste depuis la Terre, Mercure (mercredi), puis le second après le Soleil, Jupiter (jeudi), puis le troisième depuis la Terre, Vénus (vendredi) et enfin le troisième après le Soleil, Saturne (samedi). L’ordre des cieux est organisé autour du Soleil. La Genèse le remet à sa place (quatrième depuis la Terre dans l’ordre ancien des planètes). Reconnu cependant comme le plus grand luminaire, suivi au même jour par les autres tels qu’ils apparaissent quant à leur taille, la lune et les étoiles, il n’est pas la source de la lumière, qui apparaît au premier jour, précisément au “Jour Un” (ch.1, v.3). La succession des jours de Création apparaît donc comme verticale, culminant d'abord dans la Création de l’Humain, et surtout dans son accomplissement au septième jour, le Shabbat. Récit d’un projet en croissance, ch. 1 de la Genèse, dont le ch. 2 donne l’inscription dans le temps de la géographie...


La Création et le mal

Lisant la Genèse, le judaïsme remarque que le premier mot, "au commencement", en hébreu bereshith, débute par la deuxième lettre de l’alphabet hébraïque : la Création vient en second, la première lettre absente la précède. De plus, la forme grammaticale du mot en hébreu permet d’imaginer que le commencement en question, un commencement, n’est pas le premier : comme s’il y avait un "avant la création", comme s’il y avait avant cette création, plusieurs essais, où les modernes imaginent parfois volontiers par exemple les dinosaures - façon imagée, et pas illégitime, de dire la concrétion de la matière posée pour la Création ; concrétion comme durée qui précède et accompagne l'Histoire, comme une pré-Histoire, ici pré-Histoire biblique. Concrétion signifiée depuis les concrétions fossiles des paléontologues, jusqu'au "rayonnement fossile" d'astres disparus depuis des milliards d'années, ce jusqu'à quinze milliards d'années, des astrophysiciens.

Quant au commencement qui est prononcé dans la Genèse, il s’agit d’“un commencement de” quelque chose, qui pourrait donc être traduit par “à un moment donné” (sans imaginer pour autant qu’il y a un “avant” ce moment donné !), ou comme Chouraqui, “En tête”. Très tôt, les lecteurs de la Genèse - déjà S. Augustin (Ve siècle) - remarqueront, qu’au sens absolu, il n’y a pas d’”avant la Création”, parce qu’ultimement, “là commence le temps”. Si l’on recule dans le temps, il y a un point où il n’y a pas d’avant parce qu’il n’y a pas encore de temps. À moins d’admettre que Dieu ait créé un monde éternel, comme Moïse Maïmonide (XIIe siècle), puis Thomas d’Aquin (XIIIe s.), en reconnaissaient la possibilité. Cela, comme le disait déjà S. Augustin, à la manière d’un pied imprimant éternellement son empreinte dans la poussière. Alors il faudrait comprendre non pas “au commencement”, mais “en principe”, comme le permet la traduction grecque de bereshith, en arkhe. Si l’hypothèse leur paraissait possible, ils ne la faisaient pas leur, jugeant que la Genèse implique un commencement temporel, un début du temps.

“À un moment donné”, donc, Dieu crée un monde chaotique - tohu-bohu selon le terme hébraïque passé en français (sans imaginer, non plus qu’un “avant”, un chaos qui précèderait la Création, puisqu’un qu’un tohu-bohu, chaos, perçu comme tel est, de ce fait, déjà Création !). Puis il l’ordonne. Tout cela en six jours, qui ne sont pas des jours solaires, puisque le soleil n’apparaît qu’au 4e jour. S. Augustin, remarquant que le septième jour ne se terminait pas, considérait ces jours comme des périodes (à éviter d'imaginer comme nos ères géologiques !) : nous sommes dans le septième jour (façon de “déjà” et “pas encore”). Irénée de Lyon (IIe siècle) considérait chaque jour comme une période de mille ans (voir le Psaume 90 et la IIe Épître de Pierre, ch.3) symboliques.

Dieu ordonne le monde par sa Parole (v.3, “Dieu dit”). L’Évangile de Jean (ch.1), en écho à cela, enseigne que la Parole est au commencement, en vis-à-vis de Dieu. En vis-à-vis comme l’image est en vis-à-vis dans le miroir qui réfléchit cette image. De même dans la Parole, Dieu réfléchit, la Parole est Dieu même réfléchissant : “la Parole était Dieu”. Le mot pour Parole qu’emploie l’Évangile de Jean est le même mot grec que pour “raison”, en grec logos ce mot qui a donné “logique”. Dieu réfléchit, se réfléchit lui-même, Dieu raisonne, et il parle, xprimant ce raisonnement. L’expression par excellence de ce raisonnement est, dans la perspective chrétienne de l'Évangile de Jean,  Jésus-Christ, la Parole de Dieu faite chair (Jn 1, 14). Lorsqu’il l’exprime, le monde prend forme et s’éclaire (voir Colossiens ch. 1, concernant Jésus-Christ : “tout a été fait en lui, par lui et pour lui”). “En cette Parole est la lumière du monde” (Jn 1, 9-10). Lorsqu’elle s'exprime, la lumière apparaît : “Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut” (Gn 1, 3).

Revenons donc à la Genèse. Cette lumière originelle précède la lumière du soleil qui n’apparaît qu’au 4e jour. C’est la lumière spirituelle dans laquelle le monde prend forme.

Le déroulement ultérieur de la création est le développement de cette illumination du monde, de sa sortie du chaos. Les choses s’ordonnent en se distinguant, en se séparant : le jour d’avec la nuit ;  les eaux d’avec les eaux, séparées par une sorte de voûte, ferme comme le laisse bien apparaître la traduction en latin, puis en français : le firmament ; il sépare aussi le sec d’avec le mouillé, permettant la germination de cette terre féconde ; etc. - du 1er au 3e jour. Le monde ainsi créé est peuplé par Dieu d’astres (4e jour), de poissons, d’être marins, et d’oiseaux (5e jour) ; puis d’animaux terrestres. Il est ainsi apte à recevoir l’homme.

La réalité de l’homme comme image de Dieu, reflet de Dieu, apparaît dans la réflexion de Dieu, non mentionnée auparavant. Pour la création de l’homme, la Genèse emploie le même mot très fort, impliquant une radicale dépendance, que pour les origines et pour les monstres marins, le mot hébreu bara. Tout dépend de Dieu : l’univers entier, y compris les monstres marins, si effrayants, y compris l’homme si autonome. Jusque là il donne des ordres, mais ici, pour l’homme, apparaît un élément nouveau : Dieu réfléchit : “Faisons l’homme à notre image” (v.26). Dieu parle à la 2e personne. Le judaïsme, se demandant à qui Dieu parle-t-il ainsi, y a souvent vu les anges, ou encore, l'homme lui-même. Les anges ainsi présentés dans cette perspective comme littéralement “ses messagers”, ses interlocuteurs vis-à-vis du monde, entre lui et le monde, et finalement, en tant que tels représentants de sa Parole. Ou l'homme comme participant à sa propre création, à son achèvement.

Parole que l’Évangile de Jean présente comme éternelle et manifestée dans le Christ. Aussi dans une perspective chrétienne, au-delà des anges, ce “faisons” renvoie à une deuxième réalité en Dieu, sa Parole en vis-à-vis de lui, son image, parfaitement réalisée dans un homme, le Christ, mais présente en tout être humain. Ce vis-à-vis, fécond par lui-même, induit un troisième terme, expression de cette fécondité. En théologie chrétienne, on parle de l’Esprit, troisième terme de la Trinité - où l'on retrouve les deux premiers versets de la Genèse : l’Esprit planait au-dessus des eaux... Dieu dit. Avant même cet ordonnancement par sa Parole, l’Esprit de Dieu planait, comme couvant en vue de l’éclosion dans le vis-à-vis de Dieu avec lui-même. Ce vis-à-vis fécond est la condition même de toute fécondité. Dans la Création, il s’exprime dans le vis-à-vis de l’homme et de la femme, expression par excellence de l’image de Dieu : “il le créa à l’image de Dieu, homme et femme il les créa” (v.27). Le vis-à-vis de Dieu et de sa Parole, cette autre lui-même où il réfléchit, se réfléchit, existe aussi en l’homme pour la femme et en la femme pour l’homme dans leur division en sexes. De plus, si les animaux ne participent pas de ce vis-à-vis dans la Parole du dialogue, il y a là la promesse de leur rachat par une réalité que les êtres humains partagent avec eux, la sexuation ; cette réalité qui pour les êtres humains est l’expression de l’image de Dieu, la différence qui permet le dialogue. Tel est le 6e jour qui rassemble les animaux et les êtres humains.

Pour revenir à nouveau à la Genèse, le second récit, qui entre dans le concret de la création de l’homme, le présente comme ne se satisfaisant pas du vis-à-vis des animaux, inaptes au dialogue, qui ne pourra s’effectuer pour l’homme que par un autre lui-même, autre mais semblable, semblable mais autre. Telle est la femme pour l’homme, l’homme pour la femme : en vis-à-vis. Les rabbins imaginent qu’avant la séparation en deux côtés (plutôt que côte) qui rend l’homme et la femme aptes à se situer en vis-à-vis, les deux existaient dos à dos. Cette séparation, préalable à toute rencontre, s’opère comme révélation prophétique. Le sommeil d’Adam est, selon le terme employé, sommeil prophétique, qui lui fait découvrir à son réveil cet autre semblable apte au dialogue, lieu de l’image de Dieu. Adam, l’homme, rencontrant Ève, la vie, est ainsi homme et femme, isch, et ischa - tirée de l’homme.

Cette faille, qui fait la différence et permet le dialogue, est aussi ce par quoi le mal peut s’introduire. Figuré par le serpent, souvent figure des divinités dans les religions environnant l’Israël ancien, le mal provient de la réalité chaoti­que, non encore ordonnée, qui entoure le jardin. En quelque sorte des premiers essais non satisfaisants de la création et de la mise en ordre.

Une difficulté terrible apparaît en même temps que cette figure du mal déjà présent quelque part. La difficulté  de la question de sa provenance, précisément. Difficulté d’autant plus terrible que le mal est intense. Et l’Histoire ne cesse de le montrer chaque jour plus intense. D’où vient ce mal présent dans les champs qui entourent le jardin ? À cette question insoluble, on a avancé plusieurs esquisses de réponses. Depuis le dualisme le plus typé, qui place une réalité mauvaise faisant éternellement face à Dieu, jusqu’à la conception inverse qui en vient à placer le mal en Dieu. Entre les deux, des développements célèbres. En premier lieu le mythe de Lucifer remontant sans doute à Origène (IIIe siècle). Ce père de l’Église primitive, lisant Ésaïe 14 et Ezéchiel 28, y trouve, allégoriquement décrite, la chute du diable, astre brillant devenu prince des ténèbres pour s’être révolté contre Dieu en voulant s’égaler à lui. Origène rejoignait ainsi et dépassait les lectures juives de Genèse 6, y voyant la chute des anges (cf. Jude 6). Cet astre brillant d’Ésaïe 14, 12, à l’origine roi de Tyr en Ézéchiel et de Babylone en Ésaïe, “étoile du matin”, sera traduit, selon l’équivalent latin “Lucifer” dans la Vulgate, la version  de la Bible de S. Jérôme (Ve siècle). On sait la fortune de ce terme transmis jusqu'à aujourd'hui via le romantisme. Une autre approche célèbre est celle proposée par le judaïsme dans la Kabbale d’Isaac Luria (XVIe siècle), et qui apparaît déjà dans le Zohar (XIIe s.). Il s’agit de l’idée du tsimtsoum, en français “contraction”, en l’occurrence contraction de Dieu mettant l’univers au monde : Dieu emplit tout. Pour que quelque chose d’autre que lui puisse être, il faut que Dieu se contracte, fasse un espace en lui-même. Dès lors, le monde peut advenir, être créé, mais il l’est dans une absence de Dieu. Mais dans ce creux, ce vide, le mal aussi peut s’infiltrer.

Dans la Genèse, le mal s’infiltre entre Adam et Ève, séparés pour se rencontrer. Avant la séparation, l’ordre de l’interdit est donné, l’interdit qui toujours structure, fait grandir. Mais l’ordre est donné au moment de l’unité, avant la séparation entre homme et femme. Une fois la séparation intervenue, ce mal venu d’on ne sait où, trouve à s’infiltrer. La femme étant le signe de cette séparation de l’être humain, celle par qui l’homme se trouve, c’est elle aussi du coup, qui est présentée comme l’origine de la possibilité de cette infiltration entre les deux, qui avant, étaient un. D’où sans doute, la tentation qui s’adresse à elle pour atteindre l’homme en son entier. Autre moitié de lui-même, tout homme est mâle et femelle avant d’être mâle ou femelle. Le mal l’atteint en son entier, en ce qu’il est divisé d’avec lui-même, en cela qu’il refuse cette division qui marque qu’il est un être fini. Refuser d’être fini, prétendre être tout par soi, c’est là la porte du mal qui nous atteint tous.


L’entrée dans la géographie et dans l’Histoire

On admet souvent que cette accession au mal de l’homme et de la femme marque leur entrée dans l’Histoire. C’est en tout cas probablement l’affirmation qu’ils y sont bel et bien. Peut-être pas plus. En attendant d’en venir à cet aspect, il faut remarquer que la Genèse, avec son second chapitre situe tout d’abord la Création dans la géographie. Là où le premier chapitre nous parle d’une Création qui peut-être dite idéale (idéelle), comme un projet parfait, dont Dieu proclame “cela est bon” et finalement “très bon” - projet parfait ou plutôt idéal et inachevé, le second chapitre nous situe dans sa concrétisation terrestre et pour le coup imparfaite, loin de l’idéal. On y reconnaît, sans localisation très précise, toutes les conditions géographiques de la civilisation, de la culture, à commencer par celle de la terre, pour un jardin. Première de ces conditions, des fleuves. Et les principaux fleuves de la civilisation antique arrosent le jardin, deux parfaitement repérables, ceux de la condition du Croissant fertile mésopotamien, le Tigre et l’Euphrate ; les deux autres nous situent en cet autre lieu de la civilisation d’alors qu’est le complexe ethiopien - yéménite - égyptien, sans qu’il soit possible de bien repérer nominativement tel ou tel fleuve. On pense certes, au Nil. Quoiqu’il en soit, il est dès lors difficile de situer le jardin d’Éden. Il s’agit d’une géographie plus civilisationnelle que cartographique. Elle renvoie à la fois aux deux lieux d’exil et d’origine, croissant mésopotamien et matrice afro-égyptienne - et peut-être en même temps, la tradition juive y renvoie, au lieu devenu le carrefour de ces deux matrices, la terre de Canaan avec en son centre Jérusalem.

Autre lieu de repère, la mention de l’Orient, lieu de repère géographique et symbolique à la fois lui aussi. Ici, il ne s’agit plus de conditions climatiques et fluviales de civilisation, mais solaires et originaires. Solaires sans connotation religieuse mythologique. Au seul sens où l’on dit en français que l’on s’oriente, c’est-à-dire que l’on se repère d’après le côté où le soleil se lève. Le paradis est originaire. En même temps toutefois, comme le point d’où le soleil se lève, il est illuminant. Ici, apparaît la dimension symbolique. Comme il y a une lumière antécédente au soleil, lumière spirituelle, il peut être question d’Orient spirituel.

C’est dans cet espace civilisationnel, déjà situé géographiquement, quoiqu’en un sens non précisément localisant, que l’homme et la femme concrets prendront place. Ici la parole de Dieu qui les fonde en humanité au ch.1, s’insère dans la matière, dans la glèbe. L’être humain participe de la minéralité. Et de l’animalité, dont il se distingue toutefois par sa capacité nominatrice - et donc dominatrice - sur les animaux. Dès lors l’être humain est un être de sens, pas un ange, un pur intellect. Il n’accède au réel que par le moyen de ses sens. Des sens qui limitent et ouvrent à la fois. Signe de finitude. Ici se pose aussi la question des relations de ce que l’on appelle l’âme et le corps, le corps et l’esprit, la dimension spirituelle en fonctionnant de toute façon dans le corps qu’à l’occasion des sens, les fameux cinq sens. Les sens en cause jusqu’à l’intuition et à ce qui relève de l’inconscient personnel et collectif ; au fondement, au carrefour, du démoniaque, ce puits de l’idolâtrie. L’homme être confus, complexe, qui de sa dualité perçoit la dimension aberrante de sa propre mort. Les anthropologues contemporains y ont vu le lieu de rupture qui marque l’humain : le moment de l’apparition des premières tombes intentionnelles.


R.P.
(d'après un texte de 2007)

dimanche 24 janvier 2021

"Demeurant dans mon amour vous porterez beaucoup de fruit"




Semaine de prière pour l'Unité des chrétiens

Jean 15, 1-17
1 Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron.
2 Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il en porte davantage encore.
3 Déjà vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite.
4 Demeurez en moi comme je demeure en vous ! De même que le sarment, s’il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi.
5 Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent.
7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera.
8 Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples.
9 Comme le Père m'a aimé, moi aussi, je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. 10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour.
11 Je vous ai parlé ainsi pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète.
12 Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés.
13 Personne n'a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis.
14 Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande.
15 Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l'esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon Père.
16 Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et institués pour que, vous, vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure ; afin que le Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom.
17 Ce que je vous commande, c'est que vous vous aimiez les uns les autres.

*

Vigne et vigneron. C’est une image classique par laquelle les prophètes désignaient la relation de Dieu avec son peuple, qui était alors centrée sur le Temple de Jérusalem. On y montait régulièrement en pèlerinage. Au moment où l’Évangile situe cette conversation de Jésus et de ses disciples, on est en plein dans une de ces périodes de pèlerinage. Pèlerinage important, le plus important, celui de Pessah, la Pâque, par laquelle on commémore la libération de l’esclavage — de tous les esclavages, de tous nos esclavages.

Quant aux vignes, cela tombe donc à peu près en la période qui précède la Pâque. C’est-à-dire celle de la fin de la taille. La taille sur la fin, on brûle les sarments que l’on a coupés et qui ont séché, les premières pousses apparaissent. C’est là le décor qui entoure notre texte. Entre la vigne et Temple, le rapport est souligné en ce que sur les portes du Temple d’alors, le Temple d’Hérode, est sculpté un cep, justement, qui symbolise bien ce qu’il en est classiquement : Israël est la vigne, Dieu est le vigneron, leurs rapports se nouent au Temple. Ainsi quand Jésus leur dit : « Moi je suis la vraie vigne », les disciples ont tout lieu de comprendre qu’il s’agit d’une chose importante, en tout cas troublante, dont il parle.

Sachant que déjà en soi, avant même leur signification symbolique autour du Temple ou du corps de Jésus, le fruit de la vigne, le vin, et la vigne qui le porte sont dans la Bible signes de bénédiction. Cultiver sa vigne, en boire le vin, tel est, pour une bonne part, le bonheur, selon la Bible. Ainsi le dit l’Ecclésiaste : « Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin, car déjà Dieu a agréé tes œuvres » (Ecc 9, 7).

Déjà ce qui porte du bon fruit est émondé, taillé. Le fruit sera bon, c'est sûr, parce que la sève du bon cep coule dans les sarments déjà émondés. Se profile le Temple éternel, bientôt donné dans le signe du Christ ressuscité.

*

Où il est question de la relation des disciples avec lui comme étant d’un ordre similaire à celui de la sève passant de la vigne aux sarments…

Où la vigne devient le signe, carrefour de la rencontre entre Dieu et son peuple, signe de son amour, dont ceux que Jésus appelle ses amis sont appelés à vivre — et à le partager. Dieu recueille la joie en son peuple, Israël, bientôt élargi aux nations, comme le peuple trouve la joie en son Dieu, une joie comme celle que procure le fruit de la vigne qui coule en abondance.

« Que je chante pour mon ami le chant du bien-aimé et de sa vigne », dit le livre d’Ésaïe (ch. 5, v. 1) — auquel a fait écho l’Ecclésiaste.

Dans notre texte, cette rencontre de joie se donne en celui, Jésus, qui se présente comme le Cep, la vigne qui réjouit Dieu, et par laquelle Dieu réjouit les siens.

De lui s’écoule le vin nouveau promis, ce vin, l’amour de Dieu, vin nouveau plus ancien que le monde et qui nous est donné comme signe de son sang qui irrigue l’univers, et nous fait vivre — comme la sève coule du Cep dans les sarments, de sorte que nous portions nous-mêmes ce fruit qui réjouit Dieu dans l’Éternité. Chacune et chacun de nous, et aussi chacune de nos Églises, est comme un sarment de la vigne de Dieu.

Pour que la joie soit complète, « demeurez dans mon amour » comme « je demeure dans l’amour du Père » — par le don de l’Esprit saint, comme don d’une sève, vie du Père qui de moi coule en vous…

*

« Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés ». L’amour de Jésus pour les siens est celui de Dieu à son égard. Comme la sève, don de Dieu, qui coule du cep dans les sarments et leur fait porter du fruit.

Là s'explique la profondeur de l'annonce : « je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père, je vous l'ai fait connaître. » Jésus s'est donné, a tout donné, allant au bout de l'amour et du don… — rappelez-vous : « tout ce que vous demanderez vous sera accordé. » Tout ! Il va jusqu’au bout de la réponse d'amour.

Nous sommes alors conduits au cœur du mystère de la création et s'explique ipso facto ce qu'il faut entendre par ce commandement paradoxal, lié à ce qu'aimer semble pourtant ne pas se commander : « ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. » Eh bien le don de Jésus fait entrer dans le mystère du don de Dieu produisant la création dans une souffrance mystérieuse, dévoilant son mystère comme celui de se donner. Et nous sommes invités à entrer dans ce mystère, pour une radicale conversion intérieure, retour intérieur, méditation de la beauté de l'acte créateur comme don — « quand tu pries entre dans la chambre de ton intimité » — pour y découvrir la sève de tout bon fruit. Aimer est la seule chose dont on ne puisse pas la faire en faisant semblant.

On peut accomplir tous les commandements et rites sans que notre cœur soit impliqué. Pour aimer, ce n'est pas possible : cela implique forcément tout l'être. D'où ce commandement d'imiter Dieu — « comme je vous ai aimés, c'est-à-dire comme le Père m'a aimé » — qui revient à un appel à plonger au cœur du mystère de Dieu, qui est le cœur de notre être : alors la vérité de l'amour en découle comme la sève coule du cep dans les sarments. « Demeurez dans mon amour et vous porterez du fruit en abondance. »


RP, Châtellerault, Semaine de l'Unité, 24.01.21
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