Par une nuit obscure,
Ardente d’un amour plein d’angoisses,
Oh ! l’heureuse fortune ! […]
Pendant une nuit obscure,
Enflammée d'un amour inquiet,
Ô l'heureuse fortune
Je suis sortie sans être aperçue,
Lorsque ma maison était tranquille.
Pendant cette heureuse nuit, je suis sortie en ce lieu secret, où personne ne me voyait, et où je ne voyais rien, sans autre guide et sans autre lumière que celle qui luisait dans mon cœur.
*
Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio p. 279-281 :
Ibn Dâwûd [d'Ispahan] (mort en 297/909, à l'âge de 42 ans), [adversaire du chantre de l’amour de Dieu, Hallâj, exécuté en 309/922 à l’âge de 65 ans], est par ailleurs l'auteur d'un livre qui est à la fois le chef-d'œuvre et la somme de la théorie platonicienne de l'amour en langue arabe (le Kitâb al-Zohra, le Livre de Vénus, titre qu'on lit aussi Kitâb al-Zahra, le Livre de la Fleur). C'est une ample rhapsodie mêlée de vers et de prose qui célèbre l'idéal d'amour platonique […]. Au cours de [cette] rhapsodie, [Ibn Dâwûd] résume le mythe platonicien du Banquet, pour conclure : « L'on rapporte aussi de Platon qu'il a dit : Je ne comprends pas ce qu'est l'amour, mais je sais que c'est une folie divine (jonûn ilâhi) qui n'est ni à louer ni à blâmer. »
Hallâj lui aussi prêchait la doctrine de l'amour. Pourtant Ibn Dâwûd l'a condamné [fatwâ en 294/908]. Pour comprendre la tragédie, il faut méditer toute une situation d'ensemble qui se précise chez les mystiques post-hallâjiens, nommément chez Ahmad Ghazâlî et chez Rûzbehân Bâqlî de Shîrâz (ob. 606/1209), lequel fut à la fois un « platonicien » et l'interprète, l'amplificateur plutôt, de Hallâj. On peut alors parler d'une ambivalence ou d'une ambiguïté de ce platonisme en Islam, de sa double situation possible à l'égard de la religion prophétique, parce qu'il y a une double manière de le comprendre et de le vivre. Ce que l'on peut appeler le « théophanisme » d'un Rûzbehân est une herméneutique du sens prophétique de la Beauté, un ta'wîl opérant ici encore la conjonction du zâhîr (l'apparent) et du bâtin (le sens caché). Pour Ibn Dâwûd (qui est un zâhiri, un exotériste), ce sens caché reste clos. Pour Rûzbehân, le sens caché de la Forme humaine, c'est la théophanie primordiale : Dieu se révélant à soi-même dans la Forme adamique, l'Anthropos céleste évoqué dans la prééternité, et qui est sa propre Image. C'est pourquoi Rûzbehân goûtait particulièrement les célèbres vers de Hallâj : « Gloire à Celui qui manifesta son humanité comme mystère de gloire de sa divinité radieuse », et fondait sur ce mystère même le lien de l'amour humain et de l'amour divin. Ibn Dâwûd ne pouvait l'admettre, et devait prendre parti contre Hallâj.
[… L]es dernières paroles d'Ibn Dâwûd [et] les lignes finales du Jasmin des Fidèles d'amour de Rûzbehân […] typifient parfaitement l'attitude et le destin respectifs de ces deux « platoniciens » de l'Islam, au cœur de la religion prophétique. Ce que redoutaient le platonicien Ibn Dâwûd aussi bien que les théologiens (néo-hanbalites et autres), c'est le tashbîh, une assimilation de Dieu à l'homme qui compromette radicalement la transcendance du monothéisme abstrait, c'est-à-dire la conception purement exotérique du Tawhîd. Aussi bien, certains soufis ont-ils eux-mêmes refusé toute possibilité de rapporter l’eros à Dieu. D'autres ont considéré l'amant 'odhrite [du peuple légendaire des Banû 'Odhra (les « virginalistes »),] comme un modèle proposé à l'amant mystique dont l'amour s'adresse à Dieu. Dans ce cas, il y a un transfert de l'amour : tout se passe comme si l'on passait d'un objet humain à un objet divin. Pour le « platonicien » Rûzbehân, ce pieux transfert est lui-même un piège. Il n'est possible de passer entre les deux gouffres du tashbîh et du ta'tîl (abstractionnisme) que par la voie de l'amour humain. L'amour divin n'est pas le transfert de l'amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l'amour humain. La perception théophanique a conduit Rûzbehân à une prophétologie de la Beauté.
Ce qu'il faudrait évoquer ici donc, c'est la lignée de ces « Fidèles d'amour » qui trouvent en Rûzbehân leur modèle accompli. La tri-unité amour-amant-aimé devient le secret du Tawhîd ésotérique. La tragédie d'un Ibn Dâwûd Ispahânî fut d'avoir été dans l'impossibilité de pressentir ce secret, et de vivre cette tri-union. Ahmad Ghazâlî et Farîd 'Attâr sauront que si l'amant se contemple dans l'Aimé, réciproquement l'Aimé ne peut se contempler soi-même et sa propre beauté que dans le regard de l'amant qui le contemple. Dans la doctrine du pur amour d'Ahmad Ghazâlî, l'amant et l'aimé se transsubstantient dans l'unité de la pure substance de l'amour.
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Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d'amour § 160, p. 176-177 / cit. Henry Corbin :
« Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. »
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