lundi 26 décembre 2022

Fin'amor




Si l’œuvre de Denis de Rougemont sur l’amour provençal, amour courtois, ou fin’amor, selon l’expression occitane pour “amour pur”, est grevée par la méconnaissance des cathares qui prévalait en son temps (sans compter que les troubadours n'étaient pas tous liés aux cercles cathares !), l’essentiel de sa thèse, développée à travers l’analyse du mythe de Tristan et Iseult, demeure pertinent — cf. le titre de son livre : L’amour et l’Occident — : l’Occident est marqué par le mythe médiéval de la passion amoureuse, qui a transformé en Occident l’amour/éros et le mariage en tendant de plus en plus à les confondre. En ignorant ce que sont les deux.

Sa connaissance insuffisante des cathares (celle de son époque), qui en fait des “manichéens”, ce qu’ils ne sont pas, vient sans doute nourrir le tiraillement de Rougemont (marié) entre une passion qui l’attire et un vécu qui ne s’y confond pas, contrairement au vécu de Søren Kierkegaard — dont il nourrit sa pensée —, du fait que Kierkegaard n’a pas épousé sa bien-aimée, Régine.

En France, jusqu’à tout récemment — je cite la figure clé du droit français, le doyen Jean Carbonnier : “ce qui fait le mariage, ce n’est pas le couple, c’est la présomption de paternité”. Autrement dit, l’institution n’a rien à savoir de l'amour, a fortiori de l’amour passion. Dans cette perspective, le mariage est en rapport avec la procréation potentielle.

Le mythe courtois a permis de dénoncer, au nom de la passion amoureuse, les mariages arrangés, en général par les parents (cf. Molière, Beaumarchais, les romantiques), appelés, donc, mariages de raison.

On s’est mis à se marier “parce qu’on est amoureux”, ce qui n’est pas une raison !

Dans les années 1960-1970, après la séparation théorique entre sexualité et procréation : la contraception orale (postulant une sexualité coïtale, que voulaient éviter les troubadours et parmi eux les adeptes de l’assag, cette épreuve de la chasteté coïtale) — la pilule, donc, ouvre une époque où, de ce fait, le mariage connaît par conséquent une désaffection : “à quoi bon si on s’aime” — i. e. “si on est amoureux”.

D’étape en étape, on en est venu à considérer que le couple repose sur l’état amoureux / passionnel. Et puisqu’un tel état peut concerner deux hommes ou deux femmes, pourquoi pas aussi ces couples, concernant le mariage, qui devient donc la consécration de l’état amoureux / passionnel, ignorant que celui-ci, consommé, dure au mieux deux ou trois ans — d’où la non-consommation pour la perpétuation du désir dans la fin’amor.

Aujourd’hui, depuis le “mariage pour tous”, la formule du doyen Carbonnier est “dépassée”, puisque la “présomption de paternité” n’a plus grand sens (en plus on a les tests adn). Ce qui fait que le mariage est devenu ce qu’il n’était pas : le climax de l’état amoureux. C’est le dernier effet, qu’il n’a pas connu à son époque, de ce qu’analyse Rougemont. Or, dit-il, le mariage n’est ni une affaire arrangée (mariage de raison), ni une affaire passionnelle (ce qu’il est devenu), mais un “saut”, un engagement “en vertu de l’absurde” (citant Kierkegaard).

L’engagement, “sauter” pour l’autre, est une contrainte que l’on s’impose, par exemple (avant le tournant récent sur la conception du mariage) en vue d’élever des enfants avant de se séparer, séparation qui, si elle a(vait) lieu, les obligera(it) à des déménagements hebdomadaires par exemple, ceci dit dans le cas où l’on opte pour avoir des enfants. Ce qui n’est évidemment pas le cas de tous, ni obligatoire !, et qui, si ce n’est pas le cas, interroge aussi sur le pourquoi du mariage (quid de la présomption de paternité si on ne veut pas d’enfants ?).

À notre époque, tout ça est devenu et reste encore flou. Bref, héritage courtois selon Rougemont : on confond mariage (en vertu de l’absurde / Kierkegaard) et amour passion qui ne parle pas de mariage ! L’amour passion heureux s’arrête dans les contes à “ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants” (c’était avant)… Parce qu’après la fin du conte ce n’est plus la passion, mais les couches-culottes (en tout cas pour Blanche-Neige, le Prince charmant, lui, continuant à faire le chevalier : c’est son métier). Ou bien, si pas d’enfants, juste l’entretien d’une passion qui est passée, puisque la passion passe…

Sauf à vivre “en vertu de l’absurde”, où ce n’est pas la passion, mais la décision de s’engager qui joue. Ici, l’amour (agapè) n’est pas les effluves passionnels, mais l’engagement. Si l’Occident a marqué le monde entier, l’empreinte n’est pas toujours aussi forte. Dans des civilisations moins marquées par le mythe courtois, la preuve d’amour, c’est l’engagement.

Au fond Kierkegaard et Rougemont rejoignent des conceptions assez classiques et répandues ailleurs que dans la sphère occidentale post-courtoise.

Or tout ça n’empêche personne d’être ce qu’il est, avec ses désirs, ses fantasmes, etc., qui ne fondent pas un mariage… D’où les trois vies (formule de Gabriel Garcia Marquez) : vie publique, chevalier, ou aujourd’hui (heureusement) chevalière ; vie privée, par ex. en couple, engagé ; vie secrète, fantasmes, désirs de passion, etc., que l’on ne fera pas disparaître parce qu’on déciderait que ce n’est pas éthiquement correct…

Fantasmes, désirs, etc., une vie secrète, psychologie des profondeurs, ombre intérieure de l’anima (i. e. cette notion jungienne d’un manque enfoui à l’intérieur de soi), réalité ancrée dans le temps au gré d’expériences, dont certaines remontent à l’enfance — réactivées dans la passion, culminant en une quête de l’expérience de la fin’amor, et de la douleur qui va avec ! C’est là que, malgré sa méconnaissance de la théologie cathare, l’intuition de Rougemont rencontre cette théologie dans sa préfiguration des théories de l’anima/animus : ce n’est pas une femme extérieure (ou homme pour les femmes) qui est quêtée au bout du compte, mais l’ombre cachée de soi-même, l’anima/animus.

Les cathares parlaient du mariage spirituel de l’âme (anima), déchue dans la chair, et de l’esprit, resté au ciel de son origine. Deux corollaires à cela : le mythe de la préexistence (nous existons avant de naître) et en parallèle l’enfouissement dans la chair de l’anima (cf. son équivalent en psychologie des profondeurs). La venue dans le temps (la naissance) nous laisse un manque, le manque de la partie de nous-mêmes dont nous perdons la mémoire en naissant (reflétée dans l’anima).

Sachant cela, nous naissons nostalgiques de la partie manquante, signifiée dans l’ombre — en général féminine pour les hommes, masculine pour les femmes. Quête de la trace manquante… Jusqu’à acquérir enfin la certitude qu’elle n’existe pas en dehors de moi-même — en psychologie des profondeurs, la trace manquante est mon anima. Nous restons des êtres de manque. Le paradoxe est que ça donne un certain sens à la vie : un exil depuis la préexistence, mais du coup aussi, une mission : qu’est-ce que je suis censé apporter avant de tirer ma révérence et de réintégrer ce que je suis avant de naître, qu’est-ce que je suis censé apporter du fait que je suis bel et bien né. Pourquoi suis-je né là plutôt qu’ailleurs, quel est le sens de mes rencontres ? Quels sont les symboles de cette quête ? Etc.



dimanche 18 décembre 2022

Le Cantique des Cantiques, un rêve dans un rêve de Salomon



En résumé de l’étude biblique 2021-2022


Le Cantique des Cantiques est attribué traditionnellement, comme l'indique son intitulé, au roi Salomon. À y être attentif, on a tout lieu de penser que le Cantique nous dit comment le grand roi d'Israël a été conduit à réaliser qu'on n'achète pas l'amour : l'amour est plus puissant que tout le pouvoir et toutes les richesses de Salomon. Que l’homme, fût-il le grand roi Salomon, « ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Et cela, c'est une jeune paysanne qui l'a conduit à le réaliser. Elle en aime un autre, qui devient pour elle l'image de Dieu, Dieu jamais clairement nommé dans le Cantique ; tandis qu'elle-même devient pour celui qui l'aime l'image du Dieu source de sa beauté. Quatre personnages donc, selon cette perspective : Salomon, la jeune femme, son bien-aimé et le Dieu invisible.

Lisons les tout premiers versets…

Cantique des Cantiques 1, 2-4
2 Il m'embrassera des baisers de sa bouche…
Car tes amours sont meilleures que le vin !
3 Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction
répandant ton Nom sur le « oui » des jeunes filles qui t'aiment,
4 enlève-moi auprès de toi, courons.
(Le roi m’a emmenée dans ses appartements.)
Nous nous égayerons et nous réjouirons en toi ;
nous nous souviendrons de tes amours plus que du vin.
Il est juste que l'on t'aime.

« Il m'embrassera des baisers de sa bouche… » C'est du bien-aimé, présenté plus loin comme un berger (connotation ambiguë puisque berger/pasteur est aussi un titre des rois d’Israël), c’est de ce berger inconnu qu'il est question, ici à la troisième personne (il m'embrassera). Puis immédiatement la manifestation de Celui dont on ne prononce pas le Nom — invoqué à la deuxième personne : « Car tes amours sont meilleures que le vin ! » Avec allusion au Nom — littéralement : « Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction répandant ton Nom sur le "oui" des jeunes filles qui t'aiment, enlève-moi auprès de toi, courons. » Pour rejoindre son bien-aimé, une demande adressée à Dieu de l'enlever au « roi qui l'a emmenée dans ses appartements » (v. 4) Le prophète Samuel avait prévenu : « si vous avez un roi, il prendra vos filles » (1 Sam 8, 13).

En voilà une, qui a plu à Salomon, qui reçoit même son nom (7, 1) : Shulamite (féminin de Salomon), et qui a un bien-aimé, qui n'est pas Salomon, et qui même, au fond, est pour elle la présence du Nom divin. Lui qu'elle espère. Et Salomon, à qui est attribué le poème, le comprend. Au dernier chapitre du poème, évoquant le bien-aimé :

Cantique des Cantiques 8, 6-7
‭Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; Car l’amour est fort comme la mort, la passion comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel.‭
Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, et les fleuves ne le submergeraient pas ; Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris.

Belle leçon donnée à Salomon, et par lui à tous, dans un moment éloquent pour tous ceux qui sont comme lui.

Leçon donnée à Salomon dans un texte qui a pu légitimement faire penser que son auteur pourrait être une femme (hypothèse retenue par l’exégète André Lacocque).

Leçon quoiqu’il en soit étonnamment actuelle, où il est question du consentement, et plus que cela… Les tout premiers versets du Cantique des Cantiques (ch. 1, v. 2-3), plus que du consentement féminin (minimum syndical juridique actuel), parlent d'un "oui" qui soit fondé au cœur du désir, promu au plus profond de l'être, suscité comme par une onction divine, son Nom, pour les jeunes filles qui l'aiment… Étonnamment lucide (précurseur ?), comme on peut le remarquer en nos temps de #MeToo ! Une vraie prise en compte du désir féminin dans un texte de haute antiquité, en des termes qui jusqu'à tout récemment, faisaient reculer les traducteurs.

Cantique des Cantiques 5, 4-5 / trad. Jérusalem
Mon bien-aimé a passé la main dans la fente, et pour lui mes entrailles ont frémi.‭
Je me suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé, et de mes mains a dégoutté la myrrhe, de mes doigts la myrrhe vierge, sur la poignée du verrou.

Des versets qui vont un pas plus loin dans la considération concrète du désir féminin et de la réalité féminine, si couramment méprisée, dans la plupart des civilisations. Étonnant dans un texte attribué à un Salomon si patriarcal !

Le texte poursuit :

Cantique des Cantiques 5, 6
Je me suis ouverte pour mon bien-aimé ; et mon bien-aimé s’en était allé, il avait disparu, mon âme sortie de moi à sa parole. Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé ; je l’ai appelé, et il ne m’a point répondu.

Le bien-aimé signifie alors pour le désir réel de la jeune femme l’inaccessiblilité de l’ultime, comme désir du désir, à l’image du Nom inaccessible, au-dessus de tout nom. La rencontre espérée des deux amants n'advient jamais dans le Cantique, entre obstacles, fuite et invitation à la fuite.

Tandis que, libre devant Dieu, la jeune femme, pour son bien-aimé, manifeste elle aussi dans son inaccessibilité l'image du Dieu dont elle reçoit la beauté. C'est aux v. 5-6 du ch. 1, hélas traduit depuis des siècles d'une façon qui en fait disparaître le sens…

Littéralement :

Cantique des Cantiques 1, 5-6a
Noire je suis, et belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Kédar, comme les tentures de Salomon. Ne pensez pas que je sois sombre, c'est le soleil qui m’a regardée.

Sa noirceur est sa beauté (pas de « mais », ni en hébreu, ni dans le grec. Heureusement, depuis la version Chouraqui, nos traductions françaises sont généralement fidèles au texte : « noire ET belle »). Sa noirceur est sa beauté, en tant qu'elle se source dans le regard du soleil désirant la contempler — et se contempler en elle (littéralement : « le soleil m'a regardée »), avec en arrière-plan de l'image solaire (cf. Ps 19, 5-6), le regard de Celui qui dans l'éternité est la source de sa beauté, qui pour son bien-aimé, en fait l'image concrète du Dieu invisible — « à l'image de Dieu il créa l'humain, homme et femme il les créa » (Genèse 1, 27). Allons un peu plus loin dans la découverte de Salomon, de la limite de son pouvoir. Il a beau, selon le Cantique, ch. 6, v. 8, avoir 60 femmes et 80 concubines (le 1er livre des Rois, ch. 11 v. 3, arrondit à 1000 : 700 femmes et 300 concubines), il n'a aucun pouvoir sur l'amour. Ni richesse, ni splendeur, ni prestige — finalement aucune raison, ne peut acheter l'amour. Avec l'amour on touche l'image du Dieu inaccessible, en ce que l'homme et la femme ont d'inaccessible l'un pour l'autre…

***

Eros

Le poète persan Farid al-din Attar (XIIe-XIIIe s.) écrit (dans La Conférence des oiseaux, « Deuxième vallée de l'amour : Ischc ») : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison ».

Cet amour comme folie, disqualifiant tout comportement raisonnable, tout pouvoir, tout prestige royal, toute richesse, s’appelle en grec Eros. Notion superbe — la philosophe Diotime de Mantinée dialoguant avec Socrate (dans Le Banquet de Platon) dit d'Eros qu’il est un grand daïmon, face auquel on est désarmé.

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L’écrivain contemporain franco-marocain Tahar Ben Jelloun dit les choses en ces termes : « La passion est un excès de vie, un excès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien » (Tahar Ben Jelloun, Entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire, mars 1999).

Salomon, pour sa part, découvre l'impossibilité de maîtriser la passion au terme de sa volonté échouée de la compenser par sa richesse. Couvrir la jeune femme de bijoux et des déclarations enflammées du Cantique ne peut rivaliser avec le lit de verdure de celui qu'elle nomme le bien-aimé de son âme (Ct 1, 7), et les poutres que sont cèdres et cyprès (Ct 1, 16-17) soutenant la voûte céleste valent mieux que les palais royaux. « Quand un homme offrirait tous ses biens contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris », constate le Cantique (Ct 8, 7b).

Quand « Toute l'eau des océans ne suffirait pas à éteindre le feu de l'amour. Et toute l'eau des fleuves serait incapable de le noyer » (Ct 8, 7a).

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Déferlement d’éternité… dit en des mots de poète, dans le Cantique… « Au fond, c'est ça l'amour » — confirme le philosophe Alain Badiou (Éloge de l'Amour, Champs, p. 53-54) — : « une déclaration d'éternité, qui [pourtant] poursuit-il, doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. » Ce qui lui permet d’affirmer : « Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité. » Alors, « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur », dit le Cantique…

Car… question : « se déployer comme elle peut dans le temps » — oui, mais comment ?

Jusqu'à ce déploiement dans le temps — avant un déploiement dans le temps, le Cantique se termine par ces mots de la jeune femme (Ct 8, 14) : « fuis, mon bien-aimé… », « fuis… » en signe de Celui qu'on ne peut capturer, comme la jeune femme elle-même ne peut être capturée, car « c'est le soleil qui m'a regardée » (Ct 1, 6), signe du Nom qu'on ne peut nommer, dont on ne connait que les parfums, dans les montagnes des aromates (Ct 8, 14), écho aux parfums d'onction qui répandent son Nom (Ct 1, 3), tournement vers montagnes vers où lever les yeux (Ps 121).

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Agapè

Quant au quotidien, au temps dans lequel le déferlement d'éternité de l'amour se déploie, un saut est nécessaire, comme un saut de la foi, une folie tout aussi peu raisonnable au fond que le foudroiement de l’Eros… (Saut très bien illustré dans le film Les ailes du désir de Wim Wenders, où un ange décide de devenir homme, c'est-à-dire mortel, pour l'amour d'une femme. Métaphore de l’Incarnation.) Et là, avec le saut dans le temps, on sort du Cantique pour entrer dans une suite qui suppose que le vœu de la jeune femme ait été exaucé : « que n'es-tu comme mon frère que je puisse enfin te rencontrer… » (Ct 8, 1sq.)

Pour cela, est donc requis un saut, au-delà du foudroiement (qui ne se commande pas — on connaît la formule : « l’amour ne se commande pas », c’est un « puissant daïmon » ! en dit Diotime) ; et pourtant, en regard de ce « saut », à travers ce « saut », contrairement au foudroiement d’amour, voilà un angle où l’amour se commande ! Se décide chaque jour, à commencer par décider de pardonner, toujours et encore… Seul l'amour-agapè sait faire, lui seul a un tel pouvoir, condition de la sentence : « que l'homme [fût-il Salomon] ne sépare pas ce que Dieu a uni ».

Et en 1 Co 13 (v. 7), « l’amour/agapè excuse tout ». Ou Hannah Arendt : « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible […] et réussit à inaugurer un nouveau commencement […]. »

Un saut, pour lequel l’amour se commande, et à partir duquel tout commence… Où pour entrer dans le quotidien, dans le temps, Eros se traduit en Agapè. Agapè est le mot choisi dans la traduction grecque du Cantique des Cantiques. Sachant, c'est au cœur du Cantique, que cela ne disqualifie par Eros ! C'est même sans doute ce pourquoi il n'est pas nommé (la version grecque n'a pas retenu ce mot) : il se révèle être une flamme de Yah, de celui que l'on ne peut nommer, le Nom qui est au-dessus de tout nom.

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Il entre dans le temps, s’y incarne, par un saut (équivalent à ce que Kierkegaard appelle saut de la foi). Saut comme début d’un apprentissage. Car aimer s'apprend, en ce sens — c'est comme un exercice, note C.S. Lewis dans son livre Apprendre la mort. Puisque comme le dit saint Augustin, il n’y a qu’un seul amour — humano-divin, peut-on dire. Conviction que l’on retrouve, développée, sous la plume d’un spirituel persan du XIIe siècle, du nom de Rûzbehân : « Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. » (Henry Corbin, cit. Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d'amour § 160, Verdier, 1991, p. 176-177).

« L’amour divin n’est pas le transfert de l’amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l’amour humain. » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio 1986, p. 280-281.) Autrement dit, la bien-aimée pour le bien-aimé, et réciproquement, sont l'un pour l'autre la manifestation de la présence de Dieu dans l'amour de l'un pour l'autre et réciproquement.

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Philia

… Cela pour que de l'éternité naisse dans le temps une amitié/philia d’âmes : « […] en vivant un peu longuement avec la même femme, elle entre peu à peu dans leur paysage le plus intime, dans leurs fibres, dans leur passé, et […] elle devient ainsi inséparable d’eux-mêmes sans qu’ils s’en aperçoivent. Au bout d’un nombre d’années suffisant, ils sont organiquement incapables de se défaire d’elles sans se détruire. » (Benoîte Groult, La Part des choses, Grasset, 1972, p. 316)

*

Désir onirique, le rêve du bien aimé répondant au rêve de Salomon, le désir n’en est pas moins concret…

Cantique des Cantiques 7, 2-11
Aux courbes de tes cuisses, un joyau façonné au doigté d'un orfèvre
est au bas de ton ventre une coupe en croissant de lune où le vin parfumé ne saurait pas manquer !
— ton ventre, un mont de blé que parsèment des lys…
Et tes seins, tels deux faons, jumeaux d’une gazelle,
et le port de ton cou, une tour en ivoire !
Tes yeux, aussi profonds que les lacs de Heshbon, portes de Bath-Rabbim, luisent en ton visage, une tour du Liban qui guette vers Damas.
Couronne de ta tête — altière : un mont Carmel ! —, tes nattes empourprées ont capturé un roi, enchaîné à leurs flots !
Splendeur, ma toute belle, mon amour, mes délices !
Dressée comme un palmier ! tes seins en sont les fruits.
J'ai voulu mes mains remontant le palmier pour en saisir les fruits, tes seins, "ces grappes de ma vigne" ; le parfum de tes effluves, leur arôme de pommes
m'enivrant de ta saveur comme du meilleur vin…
— … Il se répand pour mon bien-aimé, coulant suavement entre ses lèvres ensommeillées.

C’est au concret du désir — du désir du désir — que se manifeste l’inaccessible, dont le désir n’est donné que dans la réalité temporelle, illuminée de sa lumière d’éternité où l'un pour l’autre deviennent épiphanie de l'amour, amour s’adressant « à une personne qui transcende l'individualité empirique soumise aux conditions empiriques ; ce qu'elle en perçoit est une individualité éternelle » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Berg p. 120-123).

*

Écho au livre de Qohéleth, attribué au même Salomon, ch. 9, v. 9 : « ‭Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité, que Dieu t’a donnés sous le soleil, pendant tous les jours de ta vanité ; car c’est ta part dans la vie, au milieu de ton travail que tu fais sous le soleil.‭ » Cela en laissant la bien-aimée être elle, sans la confondre avec une figure fantasmée qui ne serait jamais que projection de soi-même…

« ‭Tous les risques d'erreur sont liés à notre amour ; et plus l'amour est passionné, exigeant, singulier, plus grand le risque. Ce que nous croyons aimer en elle, est-ce elle-même ou l'image de notre ange ? Ce que nous avons cru voir en elle, et que nous déifions peut-être à ses dépens, est-ce notre anima projetée ? […] La vue juste imagine au sens fort la personne. […] Non pas éteindre ou dépasser, mais transmuter, transfigurer ! Aimer mieux, c'est apprendre à discerner la raison d'être — donc d'être unique — de l'autre aimé, comme de soi-même. Ce corps visible que vient animer un mouvement singulier et fascinant de l'être… “Aimer ce que jamais on ne verra deux fois !" » (Denis de Rougemont, Comme toi-même, p. 240-241.)

Ce que dit d’une autre façon Jésus… Cf. Marc 10, 6-9 :
« Au commencement du monde, Dieu les fit homme et femme ; c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. [Faisant une seule chair, il n’en restent pas moins deux !] Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. »

*

En arrière plan du propos de Jésus, deux textes de la Genèse — au ch. 1, les v. 26-27 : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance » — « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa ». Tel est donc l’humain selon l’image de Dieu, l’humain mâle et femelle, homme et femme. Puis, au ch. 2 v. 21-24, deuxième texte : « Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena. L’homme s’écria : "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise." »

En premier un projet de Création de l’humain selon l’image de Dieu, qui est appelé à se réaliser dans la dualité homme-femme. « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa » — à savoir « mâle et femelle ».

Nous sommes homme et femme. Mais la partie féminine des hommes et la partie masculine des femmes est cachée en quelque sorte. Et pourtant c’est là que se réalise l’image de Dieu.

C’est-à-dire que c’est là que se dit quelque chose de Dieu comme celui qui est Autre, radicalement différent de ce que nous pouvons en concevoir, sous peine d’être à notre image, d’être une projection de nous-mêmes — autant dire, de ne pas exister ailleurs que dans notre tête !

Or l’image de Dieu en nous n’est pas cela. L’image de Dieu en nous est en notre dualité homme-femme. Elle est en ce que quelque chose en nous nous échappe totalement. Ce « quelque chose » nous est aussi étranger qu’un homme pour une femme ou une femme pour un homme.

Et pourtant c’est en nous, c’est même en nous le signe de Dieu qui nous échappe totalement : « à son image il le créa » — et donc homme et femme.

Voilà ce qu’est l’homme pour la femme, la femme pour l’homme : l’autre côté — plutôt que l’autre côte ! — qui est le signe du Dieu infini.

Cela pour un devenir (à l'inaccompli en hébreu) une seule chair. Jésus précise : les deux deviendront une seule chair — l’Évangile reprenant ici le grec de la LXX. Les deux, c'est-à-dire que la blessure originelle qui est dans la séparation des deux côtés selon le songe qu'indique le sommeil prophétique dans lequel est plongé l'homme, blessure refermée avec son manque, puisque l'autre côté est hors de chacun, nous manque donc. « Le Seigneur Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit ; il prit un de ses côtés, et referma la chair à sa place. » (Gn 2, 21)

L'autre, la femme pour l'homme, l'homme pour la femme, devient le reflet de ce manque, la marque de ce manque, comme une réouverture de la chair refermée dans la vision de la séparation, par laquelle chacun des deux trouve l'ouverture vers une réunification, où chacun devient pour sa part potentiellement entier. Les deux ouverts chacun au devenir une seule chair : ce n'est pas un mélange de deux devenant un, mais à l’occasion de l’autre chacun pouvant retrouver son unité.



lundi 12 décembre 2022

Préalable et brève synthèse des études bibliques (fin 2022)




Sur Violence et guerres : la Bible, l’Histoire et nous


Au cœur de ce qui se déploie dans la Bible hébraïque, la Révélation de l’Exode, celle d’une libération fondée sur un Nom donné comme imprononçable, fonde une transcendance absolue du fait même de cette imprononçabilité (transcendance absolue, à savoir — vocabulaire de V. Jankélévitch : “ce qui passe la pensée et nous surpasse”, à la différence de la transcendance relative, qui peut être universelle, mais comme clef de voûte du monde auquel elle n’est pas étrangère). De la Bible hébraïque relisant l'événement qu'elle donne comme fondateur, moment nodal de la Tora : l’Exode, à ses autres relectures, celle du monde hellénistique puis du monde chrétien, tout un cheminement dont un point d’orgue moderne mènera au XIXe siècle, où est forgé le terme "monothéisme” au sens où on l’entend aujourd’hui : à savoir concept d’un Dieu unique universel. Comme pour nombre d’autres concepts développés au XIXe s., cela se fait sur la base d’un tournant historique remontant au XVIIe s., où apparaît aussi, sous la plume du philosophe anglais Henry More, le mot “monothéisme”, mais en un sens très différent, voire opposé au sens reçu depuis le XIXe s. Pour More, il s’agit d’affirmer que le christianisme, étant trinitaire, n’est donc pas monothéiste, mais est universaliste contrairement au judaïsme, “monothéiste”, c’est-à-dire pour lui tenant de ce qu’on appelle aujourd'hui “monolâtrie”. More entendait donner un vis-à-vis au terme “polythéisme”, qui remonte, lui, à haute époque, forgé par Philon d’Alexandrie (Ier s. ap. JC) pour dire la différence entre monde gréco-romain, adorant plusieurs dieux, et monde juif en adorant un seul, monolâtre, donc — ce Dieu des juifs, seul adoré, correspondant pour l’hellénisme à la divinité universelle des philosophes.

Le tournant du XVIIe s., débouchant sur la vision du monde dont nous héritons, mise en place pour l’essentiel au XIXe siècle, est consécutif au moment Galilée, Galilée qui, bénéficiant le premier de la lunette astronomique, va voir bouleverser la vision séculaire de l’univers. La lunette de Galilée lui fait constater, début XVIIe s., en 1609, la disparition de “l’éther”, qui était réputé jusque là être la matière lumineuse des planètes visibles à l’oeil nu, comme cinquième essence — quintessence —, au delà des quatre autres que sont la terre, l’eau, l’air et le feu qui composent le monde sublunaire (en dessous de la Lune). La lunette astronomique fait apparaître au regard de Galilée que la matière des planètes n’est pas l’éther, mais quelque chose de similaire à la matière sublunaire. Radical bouleversement du monde, qui va obliger la philosophie à repenser l’univers. Le premier à poser systématiquement cette refondation est Descartes, qui emprunte la formule par laquelle saint Augustin répondait à ses doutes : “je pense donc je suis” (cogito ergo sum). Mais de facto, au sens où la reprend Descartes, cette formule ancienne date pourtant du XVIIe s. Jamais auparavant elle n’avait servi à fonder le monde, comme c’est le cas depuis Descartes. Le sujet devient le fondement alternatif de l'univers dont la structure, classique depuis au moins Aristote (IVe s. av. JC), vient de s’effondrer sous le regard de Galilée. Dorénavant, le sujet rationnel est au fondement de la lecture du monde, bientôt en vis-à-vis de son expérience de la nature (i.e. l’”empirisme” proposé par l’anglais Francis Bacon — XVIe-XVIIe s.). La synthèse entre le rationalisme de Descartes et l’empirisme trouve son point d’orgue au XIXe s., avec les philosophes Kant et Hegel. En théologie ce tournant philosophique trouve son équivalent entre le cartésien critique Spinoza (critique de ce que le philosophe Wolff appellera le ”dualisme” de Descartes, dualisme de l'âme et du corps, que refuse Spinoza) et la critique du XIXe s. Spinoza donne le premier temps, avec son Traité théologico-politique (XVIIe s.), d’une proposition de relecture de la Bible, relecture post-galiléenne. Sur cette base, apparaît au XIXe s., dans l’héritage de Hegel, le développement d’une critique biblique voyant dans la Bible un processus évolutif débouchant sur le “monothéisme”, mot qui en ce sens précis remonte à ce même XIXe s., à savoir le concept d'un Dieu unique universel. Le XXe s. et le XXIe s. s'inscrivent dans cette tradition, donnant la naissance du “monothéisme” (en ce sens récent) entre le Ve s. av. JC (Römer) et le IIe s. av. JC (Barc).

Rappelons que la Bible hébraique telle qu’elle se donne elle-même, date de bien avant le XIXe s. (et d’avant le XVIIe s.) ! L’a priori derrière le livre de l’Exode tel qu’il se donne dans la Bible hébraïque est proposé dans la Révélation du Nom en Exode 3, c’est-à-dire donné comme remontant, selon les chiffres bibliques, au XIIIe s. av. JC environ. Alors, dans la Révélation du Nom comme imprononçable, est donnée la transcendance absolue de ce Nom libérateur. Une libération qui ne se fait pas sans son refus, porté dans le texte biblique par le Pharaon, refus source de violence contre l'avènement d’un monde fondé sur des préceptes qui n’ont pas d’auteur humain, violence à laquelle les opprimés répondent dans un premier temps par la violence, présente dans le temps et l’histoire, mais refusée dans l'au-delà du temps.

Dans la même Tora qui révèle le Nom divin comme inaccessible à nos concepts, les origines de la violence sont données dès les débuts de son premier livre, le livre des commencements, la Genèse (traduction grecque de l’hébreu “au commencement”) — en l’occurrence en son ch. 4, dans le récit du meurtre d’Abel par Caïn. Selon Philon d’Alexandrie, suivi par l'Épître aux Hébreux (11, 4), la frustration de Caïn vient de sa perception de sa non-spontanéité dans son offrande donnée seulement “après quelques jours” (v. 3). La remarque n'intervient pas pour l’offrande d’Abel, marque de spontanéité (“par la foi” dit l'Épître aux Hébreux). Perception donc d’un non-agrément de son offrande par Caïn, commencement d’un processus de frustration qui débouchera sur le meurtre d’Abel — qui passe par une oblitération de la Parole originée dans l’oblitération de la subjectivité de sa mère Ève par Adam, qui débouche sur un vis-à-vis exclusif de celle-ci avec Caïn, possédé par elle, selon le sens du nom Caïn. (Cf. Les développements de Marie Balmary et ceux de René Girard.) Origine d’une violence liée à une oblitération de la parole et un sentiment de devoir être privilégié, propriétaire des bénéfices reçus…

Cela vaut dans le même livre de la Genèse pour les femmes, perçues, dans un cadre patriarcal, comme à disposition, comme vouées à être propriétés. A priori dramatique, qui trouve un moment culminant dans le viol de Dina, fille de Jacob, par le fils d’un roi local, Sichem. Revendiquant ensuite sa passion amoureuse, Sichem entend voir confirmer son désir via un mariage… Dina n’a pas la parole. On ne peut que penser à la sidération de celle que l’on n’entend pas, et qui devient simple objet de négociation pour une alliance qui s’avère impossible et qui, avant même d’avoir lieu, est rompue dans la violence… Débouché inéluctable, compensation et fruit de l'empathie de ses frères (même père-même mère) pour Dina.

Violence qui sera plus tard celle par laquelle passera la sortie de l’esclavage, de tout esclavage, avant de se poursuivre dans d’autres épidodes, des prophètes de la Bible hébraïque (cf. janvier à mars) au Nouveau Testament (avril à juin), et aux libérations modernes (au fur et à mesure)… Révolutions, puritaines puis française, avec Déclaration de Droits universels, “sous les auspices de l’Être suprême” (1789), au nom de la dignité inaliénable de tout être humain (Déclaration de 1948), le tout ayant passé, ou devant encore passer, par l'abolition de l’esclavage et la reconnaissance de l’égalité des femmes et des hommes…


RP, 12.12.22 (format imprimable)


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Étude biblique / catéchisme adultes 2022-2023

Violence et guerres : la Bible, l’Histoire et nous



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