lundi 22 avril 2024

Cathares. Le prix des guillemets


Montségur en Janvier-Février 2015 (photo Arpaix Pereilha)


Une hérésie inventée pour justifier a priori un projet politico-militaire : la croisade albigeoise. Pour cela, constituer de toute pièce une théologie inventée : produire un Traité anonyme en vue d’en donner en Occitanie une réfutation laborieuse (début XIIIe s.), dans un Contra manicheos (visant donc un dualisme) qui n’enlève rien à l'intérêt de l'argumentation inventée comme “cathare” dans le Traité anonyme. Produire plus tard, au XIIIe s. et plus loin, en Italie, un autre traité de théologie similaire, intitulé Livre des deux Principes (donc dualiste), doté d’une solide argumentation scolastique.

Puis a posteriori, après la croisade, charger l’Inquisition de confirmer, à travers ses procès et leurs dizaines de milliers de pages, la réalité de cette théologie inventée, en retrouver des traces déformées, induites sous la torture dans l’esprit des victimes, finissant par faire leur, par la terreur, ce dont on les accuse !

En tout cela : les traités à eux attribués, les tentatives de réfutation des polémistes, les tentatives de développer des généalogies expliquant leur présence, les procès d'Inquisition, etc., apparaissent des hérétiques croyant à la préexistence des âmes, déchues dans la matière, dans l'exil tragique d'un monde de douleurs et de persécutions — effet d’une catastrophe, portant en contrepartie l'espérance de la possibilité de la remontée de l'âme aux cieux, de sphère céleste en sphère céleste (selon la configuration des cieux médiévaux), jusqu'à la spiritualité où les Parfaits (Bons Hommes et Dames), par le Consolamentum, donné comme unique sacrement cathare, rejoignent en esprit les frontières du Paradis perdu.

Voilà ce que se sont donné la peine d’accomplir leurs persécuteurs : leur inventer une théologie qui dessine avec profondeur le tragique de la vision de l’humain et de son destin — comme cœur de la pensée et d'une histoire dite manichéenne ou cathare, ou simplement hérétique, une théologie qui déploie cette dimension tragique et grandiose : l’exil dans un monde douloureux, dimension centrale de la théologie inventée d’une hérésie médiévale inventée.

Puissance conceptuelle des ennemis des hérétiques “cathares” par eux inventés, pour leur inventer de même une telle théologie ! — d’une qualité souvent supérieure à sa réfutation ! Tel est le prix qu’il faut accepter pour ne recevoir les cathares qu’entre guillemets

RP, avril 2024

jeudi 18 avril 2024

Ré-existence des cathares/2 (entre guillemets)


Image ICI


Pour faire suite à Ré-existence des cathares ?

Interview par Jérôme Cadet, sur France-Inter, de Laure Barthet et Laurent Macé sur l’exposition de Toulouse sur les “cathares” (entre guillemets).

Problème : à l’oral, les guillemets ne se voient pas. Alors, briefé sur le sujet, l’interviewer insiste. Les guillemets sont au cœur de son sujet. Manifestement Laure Barthet, commissaire de l’exposition et Laurent Macé, historien, lui glissent entre les doigts, peu enthousiasmés par les guillemets, sous entendant un doute sur l’existence de l’emploi au Moyen Âge du mot cathares pour l’Occitanie : si, les cathares y ont bien existé, et y ont parfois reçu ce nom ! L’interviewer perçoit qu’il y a dû y avoir débat dans le comité d’organisation… Laure Barthet n’en dit rien, mais précise : ce nom, fait des théologiens catholiques d’alors, a une portée théologique.

Pour finir une interview qui, de la part des interviewés, n'est pas hypercritique comme semblerait le vouloir l’insistance des guillemets, l’interviewer briefé y revient, rappelant le titre de l'exposition, « “Cathares” entre guillemets, Toulouse dans la Croisade. »

On pense à Michel Roquebert, répondant à Alessia Trivellone — qui à l’époque (2018) tenait à ce que le mot cathares n’ait jamais été utilisé pour le Midi — en ironisant : ce débat autour du mot « cathare » me paraît assez puéril. Tout le monde sait de quoi on parle quand on le prononce ou l’écrit […]. C’est comme si on pensait que tous les peintres que nous appelons « gothiques » avaient eu les mêmes maîtres et peignaient de la même façon, ou que toutes les églises ainsi nommées elles aussi répondaient à un modèle unique. Au demeurant, aucune dénomination n’est plus artificielle que ce mot de « gothique », ni plus injuste, car, postérieur aux temps « gothiques », il fut à l’origine très dépréciatif, voire méprisant. Qui aurait cependant l’idée de demander sa suppression en Histoire de l’art ?”

On ne voit pas non plus qu'après avoir admis l’existence d’églises gothiques au Moyen Âge, et leur désignation conventionnelle sous ce nom, les historiens se soient mis à utiliser de façon systématique les guillemets ! On peut dire la même chose des dominicains, qui eux, contrairement aux cathares qu’ils combattaient par la prédication et la polémique, n'existaient pas sous ce nom au Moyen Âge. Personne n’a l’idée d’imposer des guillemets au mot devenu courant, conventionnel pour désigner l'Ordre des Prêcheurs, selon ce titre qui est celui des dominicains du Moyen Âge à nos jours.

Petite précision : risquant de me faire taxer (ça m’est déjà arrivé) de “défenseur des cathares”, façon de disqualifier mon propos, je signale que mes réflexions à ce sujet sont parties d’un travail sur le dominicain Thomas d’Aquin, travail d’un calvinien attaché au dialogue œcuménique, qui ne fait pas sienne la théologie cathare, de plus aujourd’hui éteinte. Ce qui ne m’a pas empêché de constater qu’elle a existé, et qu’elle n'est pas sans intérêt en termes de sens de la radicalité de l’exil métaphysique, par exemple — ce qui se retrouve en termes modernes chez un Cioran, confessant : “si j’étais croyant, je serais cathare”.

Mais jusqu’à nouvel ordre, on tient, dans les milieux “autorisés”, à ce que l’hérésie médiévale d’Oc n’ait pas eu de théologie propre, mais qu’elle soit due à l’Inquisition, et que les témoignages à son sujet soient donc aussi tardifs que l’Inquisition. Effectivement l'institution date de 1231 (20 avril 1233 pour le Languedoc), avant de se développer et de se mettre en place. Et les procès d’Inquisition, en effet, n’utilisent pas le terme à vocation théologique, cathares, se contentant généralement de viser une hérésie, sous ce mot, hérésie, s’abstenant de fournir une tentative de définition a priori.

Car le mot cathares, antérieur à la mise en place de l'Inquisition, est une tentative des théologiens et polémistes de définir ladite hérésie. En l'occurrence d’y dire une hérésie dualiste. Étrange de lire qu'on ne voit pas de textes lui attribuant le dualisme qu’essaient de dire les termes manichéens ou cathares, idée que l’on retrouve bien dans les procès d'Inquisition, sans le mot. Et pour cause, le terme dualisme a été forgé plusieurs siècles plus tard, fin XVIIe, par Pierre Bayle, pour définir, précisément, le manichéisme.

Problème non-négligeable, donc, de la thèse devenue en France la thèse universitaire officielle : postuler que les hérétiques médiévaux n’ont pas de théologie (thèse chargée d’une certaine condescendance de clercs). Des bribes de théologies seraient apparues parmi des milieux disparates devenus hérétiques suite à leur invention pour la Croisade puis par l'Inquisition, bribes que n’auraient fait qu’adopter maladroitement ceux qui se les voyaient prêter par leurs ennemis les inventant arbitrairement.

Cela ressemble fort à un postulat. Si l’on remonte quelques décennies auparavant, au temps de la polémique, le mot cathares apparaît bien, pour l'Occitanie, et pas de façon marginale, quoiqu’on en veuille, cela dès le XIIe siècle, commençant, ce qui n’est pas rien, par un Concile œcuménique, 1179, dans un canon visant les Terres d’Oc. On le retrouve dans une somme de la foi catholique et un traité dénonçant explicitement les manichéens (“qui sont nos modernes cathares”).

Le traité Contra manicheos, qui donne cette précision, “nos modernes cathares”, est daté au plus tard de 1220, soit plus de dix ans avant la mise en place de l'Inquisition.

Annie Cazenave (“De l'opportunité du sens critique”, Les cathares devant l'Histoire, Mélanges offerts à Jean Duvernoy (2003), L'Hydre, 2005, p. 148) fournit un argument qui vaut d’être entendu et qui le ferait remonter plus haut : “Rédigées à Elne vers 1220, de quelle utilité auraient été ces polémiques ? À quel public se seraient-elles adressées ? En temps de guerre, convertir par le dialogue n'était plus de mise, les méthodes étaient devenues plus expéditives ! Ces textes datent du temps des controverses et c'est leur échec qui a conduit à la croisade.”

Il en est de même de la Somme d’Alain de Montpellier, datée du tournant XIIe-XIIIe s. Lui préfère le terme hérétiques, mais ne manque pas de s’interroger sur la signification et l’origine de ce mot, cathares, employé pour l’Occitanie par le Concile auquel il a assisté — origine, pour lui, peut-être populaire. Où l'on retrouve le rhénan Eckbert donnant quelques décennies avant une signification savante à un terme peut-être populaire — jeu de mots sur Ketzer, mot allemand pour hérétique et Katze, le chat, chat que l’on retrouve avec le catus d’Alain, qui y voit l’origine du terme cathare.

Dans tous les cas, on y trouve l’idée qu’il y a bien là-derrière une théologie ! D’autant plus évidente que le Contra Manicheos cite texto un Traité anonyme développant une théologie précise, que le polémiste juge “manichéenne”, c’est-à-dire dualiste (mais le mot n'existe pas encore).

La remarque d’Annie Cazenave révèle toute sa pertinence si l’on sait qu’en Terre d’Oc, la croisade a remplacé la polémique… mais pas en Italie, où au XIIIe s., l’on retrouve le terme cathares, désignant aussi les hérétiques d’Oc, et ayant conservé jusqu’à un traité de théologie intitulé Livre des deux Principes, retrouvé en 1939. Comment faire plus “dualiste” ? — terme pas encore inventé, et donc donné sous les termes manichéens ou cathares.

Dans ces termes apparaît un tâtonnement théologique : comment définir ce qui caractérise cette hérésie ? Où l’on trouve trois temps : manichéens dès le XIe s. ; puis, équivalent moins précis (puisque l’on peine à faire la filiation avec Mani), cathares, depuis le XIIe s. ; et enfin, encore moins précis, tout simplement hérétiques, généralisé par l’Inquisition, dont les procès laissent toutefois transparaître la même hérésie, dont sera retenu le terme cathare, cette hérésie qui a infesté principalement l'Albigeois, lui valant la croisade et l'identification postérieure de son nom à celui d’hérésie albigeoise, i.e. cathare, allant jusqu’à y voir, dès la Canso, ceux de Bulgarie — rejoignant la tentative des polémistes de trouver une généalogie à l’hérésie (cf. de même pour l’Italie les traités généalogiques édités par le P. Dondaine).

À comparer ce que l’on dit d’eux, Jean Duvernoy n’hésite pas à parler de catharisme pour les manichéens du XIe s., selon ce terme disant déjà un embarras qui tentera de se nuancer dans le terme cathares, avant de se contenter du vocable hérétiques — ce qui n'empêche par lesdits hérétiques d'avoir avant l’Inquisition et avant la Croisade, une théologie (en débat et plurielle), une liturgie, une conscience de soi… Inventées par leurs ennemis ?

RP, avril 24

À suivre ICI...