samedi 20 mars 2021

Sur Phineas Gage & Luther




Antonio Damasio, dans son livre L'erreur de Descartes, la raison des émotions, rapporte l'histoire de Phineas Gage. Extraits des pages 19-26 (éd. O Jacob, trad. Marcel Blanc) :

« C'est l'été 1848. Nous sommes en Nouvelle-Angleterre. Phineas P. Gage, vingt-cinq ans, […] travaille pour la compagnie Rutland & Burlington Rail road et a la responsabilité d'une équipe nombreuse d'ouvriers, dont la tâche est de construire les voies ferrées nécessitées par l'expansion du chemin de fer dans le Vermont. […]
Aux yeux de ses employeurs, il est […] “le plus compétent et efficace” de tous ceux qui sont à leur service. Et c'est heureux, parce que la tâche demande à la fois performances physiques et capacité de concentration, notamment quand il s'agit de faire sauter les mines. Celles-ci requièrent d'être préparées en plusieurs étapes obéissant à un ordre précis. Il faut d'abord creuser un trou dans le rocher. Après l'avoir rempli à moitié de poudre, on y insère une mèche, et on le bourre avec du sable. Ce dernier doit être tassé au moyen d'une tige de fer action née en une série de coups bien calculés. Pour finir, on allume la mèche et, si tout va bien, l'explosion se produit au sein de la roche. Le bourrage de sable est essentiel, car s'il est mal fait, les gaz issus de la combustion de la poudre s'épancheront hors de la roche sans la briser. […]
Il est quatre heures et demie, par une après-midi très chaude. Gage vient juste de verser la poudre dans le trou et de demander à l'ouvrier qui l'aide de la recouvrir avec le sable. Quelqu'un l'appelle derrière lui, et Gage regarde au loin, par-dessus son épaule droite, juste un instant. Distrait, il commence à bourrer la poudre avec sa barre de fer, alors que son aide n'a pas encore versé le sable. Presque instantanément, cela met le feu à la charge explosive, et la mine lui saute à la figure.
La détonation est si brutale que tous les membres de l'équipe en restent figés. Il leur faut quelques secondes avant de comprendre ce qui s'est passé. Le bruit de l'explosion n'a pas été habituel, et la roche est restée intacte. Il y a eu aussi un autre bruit inhabituel, une sorte de sifflement, comme celui d'une fusée se ruant vers le ciel. Mais il s'est agi de bien autre chose que d'un feu d'artifice. Il y a eu coups et blessures. La barre de fer a pénétré dans la joue gauche de Gage, lui a percé la base du crâne, traversé l'avant du cerveau, pour ressortir à toute vitesse par le dessus de la tête. Elle est retombée à une trentaine de mètres de là, recouverte de sang et de tissu cérébral. Phineas Gage a été projeté au sol. Il gît, tout étourdi dans la lumière éblouissante de l'après-midi, silencieux mais conscient. […]
Une heure s'est écoulée depuis l'explosion. Le docteur Harlow est bien conscient de la nécessité de désinfecter. Il […] va nettoyer la plaie vigoureusement et régulièrement, et placer le patient en position à demi couchée, de façon à rendre le drainage naturel et facile. Gage va développer de fortes fièvres et sera atteint d'au moins un abcès, rapidement opéré par Harlow avec son scalpel. Finalement, la jeunesse et la constitution robuste de Gage vont avoir le dessus, avec l'aide, sans doute, comme le dira Harlow, de l'intervention divine : “Je l'ai pansé ; Dieu l'a guéri.”
Phineas Gage sera rétabli en moins de deux mois. Cependant, le côté étonnant de ce dénouement va être dépassé de loin par l'extraordinaire changement de personnalité que cet homme va connaître. […]
Il est possible aujourd'hui de savoir exactement ce qui s'est passé, grâce au rapport rédigé par le docteur Harlow vingt ans après l'accident. […]
Le récit de Harlow décrit comment Gage a retrouvé sa vigueur et combien sa guérison physique a été totale. Ses principaux sens le toucher, l'audition, la vision — étaient fonctionnels et il n'était paralysé d'aucun membre, ni de la langue. Il avait perdu la vue de son œil gauche, mais voyait parfaitement bien avec le droit. Sa démarche était assurée ; il se servait de ses mains avec adresse, et n'avait pas de difficulté notable d'élocution ou de langage. Et cependant, comme le raconte Harlow, “l'équilibre, pour ainsi dire, entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions animales” avait été aboli. Ces changements étaient devenus apparents dès la fin de la phase aiguë de la blessure à la tête. Il était à présent “d'humeur changeante ; irrévérencieux ; proférant parfois les plus grossiers jurons (ce qu'il ne faisait jamais auparavant) ; ne manifestant que peu de respect pour ses amis ; supportant difficilement les contraintes ou les conseils, lorsqu'ils venaient entraver ses désirs ; s'obstinant parfois de façon persistante ; cependant, capricieux, et inconstant ; formant quantité de projets, aussitôt abandonnés dès qu'arrêtés […]”. Il employait un langage tellement grossier qu'on avertissait les dames de ne pas rester longtemps en sa présence, si elles ne voulaient pas être choquées. Les remontrances les plus sévères de Harlow lui-même n'ont pas réussi à ramener notre rescapé à des comportements plus raisonnables. »

Antonio Damasio, qui introduit son étude par le cas Gage, dans les mots ci-dessus, poursuit ses travaux en coopération avec son épouse Hannah, selon tous les moyens modernes. Hannah et Antonio Damasio nous conduisent à une exploration de la question des zones frontales du cerveau, détruites chez Phineas Gage. Des cas similaires, mutatis mutandis, sont étudiés dans le livre d'Antonio Damasio. Pas des coups de barre à mine, mais des cancers du cerveau, des accidents vasculaires cérébraux  — AVC —, qui ont atteint la zone frontale… 

*

On pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, des années 1540 en l'occurrence, comme dans son écrit, au titre éloquent, Des juifs et de leurs mensonges (1543). Je ne citerai pas ce qui est insupportable. Ces textes sont indécents. Je préfère les résumer avec la formule du théologien luthérien allemand Heinz Kremers : « À part les chambres à gaz, tout y est ». Le résumé est glaçant, mais incontestable.

Vingt ans avant, Luther écrivait :

« Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » (Martin Luther, Commentaire du Magnificat, 1521.)

« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » (Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif, 1523, traduction Walter I. Brandt.)

Au cœur du problème, qui n'est donc pas simple : le souci de voir les juifs venir au Christ… L'historien de l'Eglise Thomas Kaufmann (in Les juifs de Luther, éd. Labor & Fides), résume cela en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

En lien précis avec cela, qui est commun au christianisme d’alors et renforcé chez Luther, la théologie luthérienne a défini ses relations avec le judaïsme comme celles avec l’Église catholique — et la plupart des autres traditions, chrétiennes ou non — en soulignant la polarité entre la Loi et l’Évangile, ce qui a conduit à parler d'autant de « religions légalistes », concernant catholiques comme juifs et tous les autres. Cela dans le cadre de la compréhension de ce que signifie la médiation du Christ et sa centralité (solus Christus).

Non donc, qu’il faille accentuer le contraste entre le Luther d’avant et celui d’après. Il y a un antijudaïsme potentiel chez le Luther des années 1520, jeune et en bonne santé. Mais le ton, le changement de ton, la grossièreté du propos, quand les spécialistes s'accordent à penser que sur la fin de sa vie, Luther a pu être victime d’accidents vasculaires cérébraux, qu’il y a là peut-être la cause de sa mort… Atteinte des lobes frontaux ?… Où, comme pour Phineas Gage, la mémoire et les capacités intellectuelles ne sont pas atteintes — la logique intellectuelle, ici la logique antijuive est déjà là. Mais le ton, la grossièreté, les excès et énormités…  

RP