vendredi 29 janvier 2010

Le corps, l’ange et nous




Êtres corporels, nous n’avons accès au réel, à nos représentations du réel, que par l’intermédiaire de nos sens. L’adage aristotélicien médiéval demeure incontournable : nihil est in intellect quod non prius fuerit in sensu – il n'est rien dans intellect qui n'ait d'abord été reçu par les sens.

A fortiori, même si cela peut sembler paradoxal, cela est vrai de nos représentations de l’ultime — que nous pressentons…

L’ange est la conjonction de ce qui est au-delà de nos sens, et que nous pressentons, et de notre réalité corporelle. C’est ce que l’on peut avancer comme proposition a minima — et fonction du vocable « ange » dans les langues qui l’emploient : messager, porteur d’un message non-sensible qui doit advenir à des êtres sensibles, des êtres corporels dont les sens sont les seuls moyens d’accès au réel… 

Et donc d’accès à nous-mêmes ! Indispensable détour par l’ange ? Cf. Genèse 32, 23-33 ; Genèse 18, 1-16, etc.

Genèse 32, 23-33 :
23 Jacob se leva cette nuit-là, prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants, et passa le gué du Yabboq.
24 Il les prit, leur fit passer l'oued et fit aussi passer ce qui lui appartenait.
25 Jacob resta donc seul. Alors un homme se battit avec lui jusqu'au lever de l'aurore.
26 Voyant qu'il ne pouvait l'emporter sur lui, il le frappa à l'intérieur de la cuisse ; et l'intérieur de la cuisse de Jacob se démit pendant qu'il se battait avec lui.
27 Il dit : Laisse-moi partir, car l'aurore se lève. Il répondit : Je ne te laisserai pas partir sans que tu m'aies béni.
28 Il lui demanda : Quel est ton nom ? Il répondit : Jacob.
29 Il reprit : On ne te nommera plus Jacob, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu l'as emporté.
30 Jacob lui demanda : Je t'en prie, dis-moi ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit là.
31 Jacob appela ce lieu du nom de Peniel (« Face de Dieu ») ; car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face, et j'ai eu la vie sauve.
32 Le soleil se levait lorsqu'il passa Penouel. Jacob boitait à cause de sa cuisse.
33 C'est pourquoi, jusqu'à ce jour, les Israélites ne mangent pas le tendon qui est à l'intérieur de la cuisse ; car il avait atteint Jacob à l'intérieur de la cuisse, au tendon.


Genèse 18, 1-16 :
1 Le SEIGNEUR lui apparut aux térébinthes de Mamré, alors qu'il était assis à l'entrée de sa tente, pendant la chaleur du jour.
2 Il leva les yeux et vit trois hommes debout devant lui. Quand il les vit, il courut à leur rencontre, depuis l'entrée de sa tente, se prosterna jusqu'à terre
3 et dit : Seigneur, si j'ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas, je te prie, sans t'arrêter chez moi, ton serviteur !
4 Laissez-moi apporter un peu d'eau, je vous prie, pour que vous vous laviez les pieds, puis reposez-vous sous l'arbre !
5 Je vais chercher quelque chose à manger pour que vous vous restauriez ; après quoi vous passerez votre chemin, car c'est pour cela que vous êtes passés chez moi, votre serviteur. Ils répondirent : D'accord, fais comme tu as dit.
6 Abraham se précipita dans la tente pour dire à Sara : Dépêche-toi, pétris trois séas de fleur de farine et fais-en des galettes.
7 Abraham courut vers le bétail, prit un veau tendre et bon et le donna à un serviteur, qui se dépêcha de le préparer.
8 Il prit du lait fermenté, du lait frais, et le veau qu'on avait préparé, et il les mit devant eux. Il resta debout à leurs côtés, sous l'arbre, tandis qu'ils mangeaient.
9 Alors ils lui dirent : Où est Sara, ta femme ? Il répondit : Elle est là, dans la tente.
10 Il dit : Je reviendrai chez toi l'année prochaine ; Sara, ta femme, aura un fils. Sara écoutait à l'entrée de la tente qui était derrière lui.
11 Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge, et Sara avait cessé d'avoir ses règles.
12 Sara rit en elle-même : Maintenant que je suis usée, se dit-elle, aurais-je encore du plaisir ? D'ailleurs mon maître aussi est vieux.
13 Le SEIGNEUR dit à Abraham : Pourquoi donc Sara a-t-elle ri, en disant : « Pourrais-je vraiment avoir un enfant, moi qui suis vieille ? »
14 Y a-t-il rien qui soit étonnant de la part du SEIGNEUR ? L'année prochaine, au temps fixé, je reviendrai vers toi, et Sara aura un fils.
15 Sara mentit : Je n'ai pas ri, dit-elle ; car elle avait peur. Mais il dit : Si, tu as ri !
16 Les hommes se levèrent pour partir et se tournèrent du côté de Sodome. Abraham marchait avec eux pour les reconduire.


De l’a minima, s’induisent des développements, via le discours mythique. Cf. Genèse 6, 1-4 et sa lecture par le livre d’Hénoch (cf. I Hénoch ch. 6 selon la versification reprise dans l’édition de la Pléiade — ou ch. 7 dans la versification de l’éd. citée ici) :

« Quand les enfants des hommes se furent multipliés dans ces jours, il arriva que des filles leur
naquirent élégantes et belles.
Et lorsque les anges, les enfants des cieux, les eurent vues, ils en devinrent amoureux ; et ils
se dirent les uns aux autres : choisissons-nous des femmes de la race des hommes, et ayons
des enfants avec elles. […] »

Le livre d’Hénoch est cité dans le Nouveau Testament, par l’épître de Jude v. 14-15 : « Hénoch, le septième depuis Adam, a prophétisé en ces termes : « Le Seigneur est venu avec ses saints par dizaines de milliers, afin d'exercer le jugement contre tous et de les confondre pour toutes leurs œuvres d'impiété et pour toutes les paroles dures qu'ont proférées contre lui les pécheurs impies. » (1 Hén ch. 1, v. 9 – ou ch. 2 dans une autre versification)

La hiérarchie angélique et ses développements : du tétramorphe d’Ézéchiel ch. 1 à Denys l’Aréopagite…

Ézéchiel ch. 1 :
1 La trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j'étais parmi les exilés près du Kebar, le ciel s'ouvrit, et j'eus des visions divines.
2 Le cinquième jour du mois — c'était la cinquième année de l'exil du roi Joïakîn —
3 la parole du SEIGNEUR parvint à Ezéchiel, fils de Bouzi, le prêtre, au pays des Chaldéens, près du Kebar ; c'est là que la main du SEIGNEUR fut sur lui.
4 Je regardai : il vint du nord un souffle de tempête, une grosse nuée et une gerbe de feu, qui répandait une clarté tout autour. Il y avait comme un éclat étincelant sortant du milieu d'elle, du milieu du feu.
5 Au milieu, quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants dont l'aspect semblait humain.
6 Chacun d'eux avait quatre faces et quatre ailes.
7 Leurs jambes étaient droites, et leurs pieds étaient comme les sabots d'un taurillon ; ils étincelaient de l'éclat du bronze poli. 8Ils avaient des mains humaines sous les ailes à leurs quatre côtés ; et tous les quatre avaient leurs faces et leurs ailes.
9 Leurs ailes étaient jointes l'une à l'autre ; ils ne tournaient pas quand ils se déplaçaient : chacun allait droit devant lui.
10 Leur face ressemblait à celle d'un homme ; tous les quatre avaient une face de lion à droite, tous les quatre une face de taureau à gauche et tous les quatre une face d'aigle.
11 Leurs faces et leurs ailes étaient séparées par le haut ; chacun avait deux ailes jointes l'une à l'autre, et deux qui lui couvraient le corps.
12 Chacun allait droit devant lui ; ils allaient où allait le souffle ; ils ne tournaient pas quand ils se déplaçaient.
13 L'aspect de ces êtres vivants ressemblait à des braises ; c'était comme l'aspect des flambeaux, et ce feu circulait entre les êtres vivants ; le feu répandait une clarté, et du feu sortaient des éclairs.
14 Les êtres vivants couraient et revenaient, comme la foudre.
15 Je regardais ces êtres vivants : il y avait une roue à terre, à côté des êtres vivants, devant leurs quatre faces.
16 L'aspect de ces roues, leur structure, avait l'éclat de la chrysolithe, et toutes les quatre se ressemblaient ; leur aspect et leur structure étaient tels que chaque roue paraissait être au milieu d'une autre roue.
17 Elles allaient sur chacun de leurs quatre côtés quand elles se déplaçaient ; elles ne viraient pas quand elles se déplaçaient.
18 Leurs jantes, d'une dimension formidable, leurs jantes à toutes les quatre étaient remplies d'yeux tout autour.
19 Quand les êtres vivants se déplaçaient, les roues allaient à côté d'eux ; quand les êtres vivants s'élevaient de terre, les roues s'élevaient aussi. 20Ils allaient où allait le souffle, dans le sens du souffle, et les roues s'élevaient avec eux : le souffle du vivant était dans les roues.
21 Quand ils se déplaçaient, elles se déplaçaient ; quand ils s'arrêtaient, elles s'arrêtaient ; quand ils s'élevaient de terre, les roues s'élevaient avec eux, car le souffle du vivant était dans les roues.
22 Au-dessus de la tête des êtres vivants, il y avait quelque chose qui ressemblait à une voûte céleste, qui avait l'éclat redoutable de la glace et qui se déployait au-dessus de leurs têtes.
23 Sous cette voûte, leurs ailes étaient droites l'une contre l'autre, ils en avaient chacun deux qui les couvraient, chacun deux qui couvraient leur corps.
24 J'entendis le bruit de leurs ailes, quand ils se déplaçaient, pareil au bruit de grandes eaux, ou à la voix du Puissant ; c'était un bruit tumultueux, comme celui d'une troupe ; quand ils s'arrêtaient, ils laissaient retomber leurs ailes.
25 Une voix venait d'au-dessus de la voûte qui se trouvait au-dessus de leurs têtes ; lorsqu'ils s'arrêtaient, ils laissaient retomber leurs ailes.
26 Tout au-dessus de la voûte qui était au-dessus de leurs têtes, il y avait quelque chose qui avait l'aspect du lapis-lazuli et qui ressemblait à un trône ; et, au-dessus de ce qui ressemblait à un trône, ce qui ressemblait à l'aspect d'un être humain.
27 Je vis encore comme un éclat étincelant qui avait l'aspect du feu et qui rayonnait tout autour, depuis ce qui paraissait être ses reins jusqu'en haut, et depuis ce qui paraissait être ses reins jusqu'en bas ; je vis quelque chose qui avait l'aspect du feu, une clarté tout autour de lui.
28 Tel l'aspect de l'arc qui apparaît dans les nuages un jour de pluie, tel était l'aspect de la clarté qui l'entourait : c'était l'aspect de la ressemblance de la gloire du SEIGNEUR. Quand je le vis, je tombai face contre terre et j'entendis quelqu'un qui parlait.



Denys l’Aréopagite et la Hiérarchie céleste

« C’est pourquoi l’ordre hiérarchique étant
que les uns soient purifiés
et que les autres purifient ;
que les uns soient illuminés
et que les autres illuminent ;
que les uns soient perfectionnés
et que les autres perfectionnent »

(Denys l’Aréopagite, Le Livre de la Hiérarchie céleste, chapitre 3)

la Hiérarchie céleste :

L'Un
Les Séraphins Les Chérubins Les Trônes
Les Dominations Les Autorités Les Puissances
Les Principautés Les Archanges Les Anges


Thomas d’Aquin (1225-1274) marque un point d’orgue, reprenant selon la distinction distinction farabienne (de Al-Farabi, philosophe persan, 872-950) et avicénienne (de Avicenne, philosophe persan, 980-1037) de l’essence et de l’existence : l’ange est alors parfaitement incorporel.






mercredi 27 janvier 2010

Le Qohéleth — En ce temps-ci




Ecclésiaste 9, 10-12
10 Tout ce que ta main trouve à faire, avec ta force, fais-le ;
car il n'y a ni activité, ni raison, ni connaissance, ni sagesse
dans le séjour des morts, où tu vas.
Le malheur arrive tout à coup
11 J'ai encore vu sous le soleil
que la course n'appartient pas aux rapides,
ni la guerre aux vaillants,
ni le pain aux sages,
ni la richesse aux intelligents,
ni la faveur à ceux qui savent,
car tous sont à la merci des temps et des circonstances.
12 L'être humain ne connaît pas plus son temps
que les poissons qui sont pris au filet, pour leur malheur,
ou que les oiseaux qui sont pris au piège ;
comme eux, les humains sont attrapés à l'heure néfaste qui s'abat sur eux à l'improviste.


Luc 12, 16-20a
16 Il leur dit une parabole : La terre d'un homme riche avait beaucoup rapporté.
17 Il raisonnait, se disant : Que vais-je faire ? car je n'ai pas assez de place pour recueillir mes récoltes.
18 Voici, dit-il, ce que je vais faire : je vais démolir mes granges, j'en construirai de plus grandes, j'y recueillerai tout mon blé et mes biens,
19 et alors je pourrai me dire : « Tu as beaucoup de biens en réserve, pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois et fais la fête. »
20 Mais Dieu lui dit : Homme déraisonnable, cette nuit même ta vie te sera redemandée !


Matthieu 6, 19-21 & 25-34
19 Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les vers et la rouille détruisent et où les voleurs fracturent pour voler.
20 Amassez-vous plutôt des trésors dans le ciel, là où ni vers ni rouille ne détruisent et où les voleurs ne fracturent ni ne volent.
21 Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.
[…]
25 C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce dont vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?
26 Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils ne recueillent rien dans des granges, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux ?
27 Qui de vous peut, par ses inquiétudes, rallonger tant soit peu la durée de sa vie ?
28 Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Observez comment poussent les lis des champs : ils ne travaillent pas, ils ne filent pas ;
29 et pourtant je vous dis que pas même Salomon, dans toute sa gloire, n'a été vêtu comme l'un d'eux.
30 Si Dieu habille ainsi l'herbe des champs qui est là aujourd'hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas à bien plus forte raison pour vous, gens de peu de foi ?
31 Ne vous inquiétez donc pas, en disant : « Qu'allons-nous manger ? » Ou bien : « Qu'allons-nous boire ? » Ou bien : « De quoi allons-nous nous vêtir ? »
32 — tout cela, c'est ce que les gens de toutes les nations recherchent sans relâche — car votre Père céleste sait que vous en avez besoin.
33 Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît.
34 Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain s'inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.

*

Il est manifeste, à la lecture parallèle de ces textes, que la sagesse, la philosophie de vie de Jésus est inscrite dans la lignée de l’Ecclésiaste.

Voilà qui nous permet d’entendre ce qu’il entend par « ciel » — « Amassez-vous des trésors dans le ciel… Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »

La clef de lecture de la philosophie de vie des évangiles serait donc à chercher dans la lignée biblique telle que rapportée ici par l’Ecclésiaste, plutôt que dans des envolées vers des arrières-mondes initiées dans une compréhension un peu courte d’enseignements platoniciens — qui eux-mêmes n’invitent pas à ne pas vivre ici-bas, en ce temps-ci

Lectures erronées de « Platon », que l’on introduit dans la Bible au risque d’en faire un «opium du peuple» ou de déclencher là-contre les ires de Nietzsche et de ses disciples à la petite semaine et autres désespérés joyeux se réclamant à son appui de leur défiance à l’égard de la liberté de Jésus et des sages bibliques.

« Dieu est au ciel et toi sur la terre » dit aussi l’Ecclésiaste (ch. 5, v. 1). « Que tes paroles soient donc peu nombreuses »…

Là plutôt qu’en de vagues arrières-mondes, serait le ciel où il s’agit de s’amasser des trésors impérissables, pour faire sous le ciel ce que ta main trouve à faire dans le temps bref qui t’est imparti :

Un ciel inaccessible, signe d’un Dieu qui nous envoie sur la terre : « les choses cachées sont au Seigneur notre Dieu, les choses révélées sont pour nous et nos enfants, pour toujours, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de cette loi. » (Deutéronome 29, 28) — où l’on retrouve la conclusion de l’Ecclésiaste : « Crains Dieu et observe ses commandements. C'est là tout l'humain. » (ch. 12, v. 13)

La loi comme indication de ce qu’est le bonheur, en ce temps-ci : dans une certaine qualité de relation au prochain sachant que le temps est bref pour l’animal social qu’est l’être humain.

Si c’est là le cœur de la philosophie enseignée par Jésus, voilà qui le situe plus près que prévu de la sagesse du Qohéleth…

Philosophie de Jésus que l’on spécifie souvent à juste titre par ces mots, tirés du même Sermon sur la Montagne que ceux cités plutôt haut : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. Alors vous serez enfants de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? » (Matthieu 5, 44-46)…

Ladite récompense devient alors une qualité de vie en lien avec la compréhension que cela nous est donné en ce temps-ci.





mardi 5 janvier 2010

"Vous êtes témoins de ces choses"





Luc 24, 13-48 :
13 Et voici que, ce même jour, deux d’entre les disciples se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.
14 Ils parlaient entre eux de tous ces événements.
15 Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux;
16 mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.
17 Il leur dit: "Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?" Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18 L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit: "Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci!" -
19 "Quoi donc?" leur dit-il. Ils lui répondirent: "Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple:
20 comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié;
21 et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22 Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s’étant rendues de grand matin au tombeau
23 et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.
24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l’ont pas vu."
25 Et lui leur dit: "Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes!
26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire?"
27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.
28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d’aller plus loin.
29 Ils le pressèrent en disant: "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée." Et il entra pour rester avec eux.
30 Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.
32 Et ils se dirent l’un à l’autre: "Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?"
33 A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
34 qui leur dirent: "C’est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon."
35 Et eux racontèrent ce qui s'était passé et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.
36 Tandis qu’ils parlaient de la sorte, lui-même se présenta au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous !
37 Saisis de frayeur et d’épouvante, ils croyaient voir un esprit.
38 Mais il leur dit : Pourquoi êtes-vous troublés, et pourquoi pareilles pensées s’élèvent-elles dans vos cœurs ?
39 Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ; touchez-moi et voyez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’ai.
40 Et en disant cela, il leur montra ses mains et ses pieds.
41 Comme, dans leur joie, ils ne croyaient point encore, et qu’ils étaient dans l’étonnement, il leur dit : Avez-vous ici quelque chose à manger ?
42 Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel.
43 Il en prit, et il mangea devant eux.
44 Puis il leur dit : C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous, qu’il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes, et dans les psaumes.
45 Alors il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprissent les Écritures.
46 Et il leur dit : Ainsi il est écrit que le Christ souffrirait, et qu’il ressusciterait des morts le troisième jour,
47 et que la repentance et le pardon des péchés seraient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
48 Vous êtes témoins de ces choses.

*

Qu’il est difficile de reconnaître le Christ ! De rencontrer le Christ en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui. N’est-ce pas là le problème des disciples d’Emmaüs — qui ne reconnaissent pas le Ressuscité, leur maître, qu’ils ont côtoyé trois jours avant ?!

Pour bien comprendre ce qu’il en est, posons-nous cette question que notre texte nous pose peut-être avec humour, peut-être de façon volontaire — qui sait ? — : un des disciples est nommé : Cléopas. L’autre n’est pas nommé. Qui est le compagnon de Cléopas ? Mais ma question est-elle la bonne ? Personne n’est troublé ? Je répète donc : qui est le compagnon de Cléopas ? Et si je demande maintenant : qui est la compagne de Cléopas avec qui mange Jésus ? Ainsi posée la question dévoile un a priori qui en général, ne nous trouble même pas : nous sommes convaincus que le second disciple est un homme, ce que le texte ne dit pas ! Voilà donc comment nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit ! Et si l’autre disciple était Mme Cléopas, qui invite Jésus à sa table ? Un couple de disciples. Étrange ? On n’y avait pas pensé ? Et pourtant, M. et Mme invitant Jésus chez eux... Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé…

Eh bien c’est un phénomène de ce genre, compréhension a priori, qui empêche les deux disciples de reconnaître Jésus, en train, pourtant, de leur ouvrir les Écritures ! Ils savent à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Et du coup, ils ne le voient pas, ils ne le reconnaissent pas…

Comment imaginons-nous Jésus ? Rien qu’au plan physique. En général de la façon qu’a induite en nous toute une tradition iconographique… Bref, pour un occidental de nos jours, disons assez grand, teint clair, cheveux châtains, yeux bleus. Cela pour rester au plan physique et seulement pour illustrer la difficulté des disciples. Éventuellement son physique était tout autre. Peut-être était-il noir. Ils ne sont pas rares parmi les juifs de l’époque biblique : la femme de Moïse, Éthiopienne, celle de Salamon selon le Cantique des Cantiques, etc. Simple illustration, du même ordre que celle concernant M. et Mme Cléopas…

Car la vraie difficulté n’est pas tant de l’ordre de l’apparence physique... Les disciples d'Emmaüs ont côtoyé Jésus. Et lorsque, ressuscité, il leur apparaît… ils ne le reconnaissent pas !

Comme les douze après eux. Troublés au point de croire voir « un esprit », c’est-à-dire une présence qui n’est pas de ce temps, pas dans la chair, chair que Jésus ressuscité leur présente de façon très concrète, jusqu’à manger devant eux ! Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour les deux disciples d’Emmaüs, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

Là, c’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous oblige à changer nos regards sur autrui. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Aussi évacuerions-nous volontiers ce genre de faits déraisonnables. Ou plutôt — puisque nous croyons, n’est-ce pas ? —, nous voudrions volontiers interdire à la vérité éternelle de trop nous déranger, en la cantonnant à son domaine attitré. L’éternité d’un côté, notre temps de l’autre. Car le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui... Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur !

Mais voilà que l'éternité nous envahit, déferle dans notre temps, depuis un dimanche de Pâques, dont on choisit aisément de ne pas en voir les conséquences. Et le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage dans les Écritures, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien moyen de l'autre, — hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir.

Or ce qui éclate dans tout son sens par la résurrection du Christ, c’est la parole par laquelle Dieu nous dit de façon incontournable qu'il règne sur le monde, que l'univers visible se fonde en son invisible éternité. Être confrontés à la résurrection fait éclater aux yeux de nos aveuglements que la Création est une anomalie, un miracle de gratuité ; là, irrémédiablement, se bouleverse notre quotidien, nos normes, notre raisonnable protection de nous-mêmes, nos façons d'avoir toujours tout à acheter, à prouver, à mériter, à dissimuler.

La terreur d'avoir à reconnaître le Ressuscité rejoint finalement notre terreur de la grâce. La grâce est, dans sa gratuité, don d'intimité, et d'intimité avec Dieu, nécessairement terrorisante, mais qui est par là même libération.

L’intimité est toujours surprenante. On y découvre ce qu’on ne soupçonnait pas. Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, gratuitement, on est contraint de réviser ses propres jugements. Ainsi du Christ pour les disciples d’Emmaüs. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie. Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas : ah, s’il pouvait se montrer d'une façon qui ne nous surprenne pas ! Sous une forme connue, repérable, habituelle ! Mais apparemment ce n'est pas ce qu'il fait. Et lorsqu'il nous explique les Écritures sans avoir au préalable conforté nos repères, on ne l'écoute pas, on ne l'entend pas. Ce faisant, notre cœur ne brûle-t-il pas au dedans de nous ?




Et ce qui est vrai du Christ à une échelle insoupçonnée, devient, en lui, vrai aussi de chacun de ceux qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude. Ces frères et sœurs du Ressuscité, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais au fond comme un simple mot. Tout comme les disciples d’Emmaüs regardaient l’inconnu comme on regarde habituellement les inconnus ; puisqu’ils avaient pris l’habitude de regarder le Christ comme d’habitude, lorsqu’il se montre tel qu’il est au-delà de leurs regards appesantis par le sommeil de l’habitude, ils ne le reconnaissent pas.

« Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous ? » Mais n’est-ce pas là déjà notre expérience à chacun au quotidien ?

Notre cœur ne brûle t-il pas au-dedans de nous quand nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, quand nous mangeons avec eux — partageant le pain —, quand ils nous parlent de leur vie, et que nous n’entendons que ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, que nous n’en voyons qu’un quotidien toujours le même, alors que nous avons devant nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle ?

À chacun de nous de se poser la question : mon cœur ne brûle-t-il pas au-dedans de moi, quand je passe à côté de la personne que Dieu m’a envoyée, quand je ne reconnais pas l’image de Dieu dans celui ou celle que je cantonne dans les vieux jugements définitifs que j’ai pris l’habitude de porter sur lui, sur elle ?

Le Christ, lui, est le ressuscité : si quelqu’un ne le reconnaît pas, lui se sait définitivement reconnu de Dieu. Mais lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincue.

Jésus, lui, est déjà ressuscité. Il a dès lors la puissance de transformer nos regards comme ceux des disciples d’Emmaüs. C'est au moment de la fraction du pain, moment de partage, d'intimité, que les disciples reconnaissent Jésus. Mais là la grâce est précédence silencieuse qui brise les terreurs, les craintes, les habitudes.

L'établissement de cette intimité, terrorisante pour qui l'anticipe avant de la connaître, ou pour qui regarderait après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l'établissement de l'intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C'est là l'étonnement de la grâce, qui brise, dans l'intimité qu’elle établit, toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples d'Emmaüs, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l'éternité qui advient en lui. Pour eux, plus rien à prouver.

Pour nous qui n'avons pas vu, heureux pourtant si nous croyons que l'éternité brise notre temps clos sur lui-même ! Car c'est là que nous attend l'indicible de la résurrection. Au dimanche de Pâques l'éternité du Christ a brisé nos clôtures, nos enfermements où nous voudrions enfermer autrui, il a fait accéder le temps et le monde à l'éternité dans laquelle il les fonde. En laissant vide son tombeau, il fait entrer le temps et le monde, notre temps, notre monde, dans leur fondement éternel, où il n'est plus pour nous ni à craindre, ni à nous croire investis du poids de l'inquiétude d'avoir à exhiber devant Dieu et devant autrui les masques de notre illusoire vérité sur nous et sur eux.

La résurrection du Christ est la défaite de nos inévitables défaites. La mort meurt. Le diable se piège à ses filets. Vaincu par le Christ, qui l'a vu « tomber du ciel comme un éclair », dépouillé déjà par l'Incarnation de ses prétentions accusatoires (Apocalypse 12), il est ici abattu. Le Christ a expulsé tous nos démons.

Partout où est comprise la proclamation de la résurrection, la victoire est totale et définitive. Il n'est point d'autre combat des Apôtres et de ceux qui adhèrent à leurs paroles — contre les puissances asservissantes — que par la seule proclamation de la résurrection du Christ. Vivre de la résurrection du Christ et donner encore quelque poids à quelque pouvoir d’asservissement, d’accusation et de jugement, est contradictoire ; c'est même réintroduire par la petite porte ce que le Christ a définitivement abattu.

Et la victoire sur la mort, ses asservissements, l’accusation et les jugements négatifs, est dans ce seul établissement de l'intimité avec Dieu, qui brise le confort de nos craintes. Cette victoire ne nous est donnée, contre nos craintes, que dans la grâce donnée à notre seule foi dans le Christ ressuscité, qui vient partager le pain de notre quotidien.

Heureux ceux qui sans l'avoir vu, ont perçu le mystère de la présence discrète, qui demeure jusqu'à la fin du monde, de celui dont l'éclatante victoire brise tous nos enfermements.

« C’est de cela que vous êtes les témoins » dit Jésus aux Apôtres, et à nous après eux ! en ces termes — je relis (Luc 24, 45-48) :

Alors il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprissent les Écritures. Et il leur dit : Ainsi il est écrit que le Christ souffrirait, et qu’il ressusciterait des morts le troisième jour, et que la repentance et le pardon des péchés seraient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. Vous êtes témoins de ces choses.

R.P.
Antibes, semaine AEF, 05.01.10



Quittant les fêtes...




Joseph : "pas ma faute !"