jeudi 12 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (1)




“Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942)

“Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes […]. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” (Raffaello Morghen, Hérésies et société, Colloque de Royaumont, 1962)


*

1) De quelques inventeurs des cathares,
et de quelques pétitions de principe répétées et jamais questionnées…



Années 1960 - Stellio Lorenzi

On nous donne comme moment du lancement du mot “cathares” l'émission télévisée de Stellio Lorenzi, “Les cathares” (série La caméra explore le temps) de 1966 (époque où la télévision encore en noir et blanc entrait dans bien peu de foyers). On nous concède certes que quelques groupes ésotériques utilisaient le mot depuis quelques décennies. Mais au fond, au-delà de ces groupes ultra-minoritaires, Stellio Lorenzi serait un des inventeurs des cathares.

Simone Weil eût été étonnée de le savoir, elle qui écrivait en 1942, dans En quoi consiste l'inspiration occitanienne ? (Œuvres, Quarto p. 679) : “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur”. Tiens, elle connaissait donc le mot “cathares” pour désigner un mouvement occitanien médiéval 25 ans env. avant l'émission de Stellio Lorenzi ! Dans une Lettre à Déodat Roché, datée du 23 janvier 1941, elle lui confiait : “Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur l’amour spirituel chez les cathares. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression […]”. La brochure en question date de 1937, et à y regarder de près, Déodat Roché ne vient pas d’inventer le mot, prisé, certes, dans les milieux ésotériques d'alors… qui l’ont repris aux historiens !

Ce qui nous conduit au second postulat sans cesse répété en dépit des textes : l’historien Charles Schmidt aurait inventé le mot concernant le Midi, en 1849…


Années 1840 — Charles Schmidt

À lire son livre, Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois (1849), on découvre vite que Charles Schmidt est bien informé. Il sait que les polémistes catholiques modernes attaquent les protestants sur leur volonté de considérer les “albigeois” (pris comme titre religieux, avec minuscule, donc) comme des pré-réformateurs, sorte de vaudois… D’où la préférence des protestants d'alors pour ce nom, “albigeois”, non-connoté péjorativement comme le mot “cathares”. Protestant, Schmidt sait, et regrette, que la polémique catholique mette à mal le discours protestant. Parmi les nombreux auteurs qu’il cite, l’évêque Bossuet qui, polémiquant avec le protestant Jurieu, soutient en 1688 que le catholicisme est invariable dans sa vérité contrairement au protestantisme qui compte même des “ancêtres” “manichéens”, “cathares”, notamment en Languedoc médiéval…

Citons Bossuet :
“LV. […] Caractères du manichéisme dans les cathares.
[…] Ces hérétiques, outre les cathares et les purs, qui étaient les parfaits de la secte, avaient un autre ordre qu’ils appelaient leurs croyants, composé de toutes sortes de gens. […] Renier [Sacconi] raconte que le nombre des parfaits cathares de son temps où la secte était affaiblie, “ne passait quatre mille dans toute la chrétienté ; mais que les croyants étaient innombrables : compte, dit-il, qui a été fait plusieurs fois.”
LVI. Dénombrement mémorable des églises manichéennes. Les albigeois y sont compris. Tout est venu de Bulgarie. […] On comptait seize [Églises] dans tout le monde, […] “l’Église de France, l’Église de Toulouse, l’Église de Cahors, l’Église d’Albi ; et enfin l’Église de Bulgarie et l'Église de Dugranicie, d’où, dit [Renier], sont venues toutes les autres”. Après cela, je ne vois pas comment on pourrait douter du manichéisme des albigeois, ni qu’ils ne soient descendus des manichéens de la Bulgarie. […]
Nous voyons, dans le même auteur et ailleurs, tant de divers noms de ces hérétiques […].” (Histoire des variations des Églises protestantes, II, Œuvres, t. XXXIV, § LV & LVI, 1688, p. 248-250.)

Charles Schmidt (qui ne sait pas encore qu'avec l'apologétique catholique moderne, la scientificité de Bossuet est elle aussi à nuancer !) se rend à regret, dans son Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, aux arguments catholiques : “Quelque heureux que nous eussions été de trouver les cathares en accord avec notre foi et de les défendre contre les accusations de leurs adversaires, nous avons dû nous soumettre avant tout à la vérité” (vol. II, p. 270). D’où le titre de son livre, façon de dire : “hélas les albigeois étaient bien cathares”.


Années 1990 — Monique Zerner & alii

Inventer l’hérésie ? Tel est le titre des Actes d’un colloque de 1998, tenu à Nice, dont on nous assène qu’il aurait découvert (enfin !) la vérité sur les “cathares”, cette invention des inquisiteurs médiévaux (qui ne les appelaient même pas ainsi) que tous les historiens, avant 1998, à commencer par Schmidt, auraient pris au pied de la lettre, sans distance critique. Désormais, quiconque ne se plie pas aux affirmations du colloque de Nice est jugé crédule voire, pire, insultant, les insultes se résumant en un crime de lèse-majesté : ne pas adhérer sans réserve à des conclusions… qui n’ont jamais été avérées ! (Ainsi le colloque qui tenait à ce que la Charte de Niquinta soit un faux s’est vu contredit par les experts qu’il avait désignés et qui ont reconnu l’authenticité de ladite Charte ! — document d’ailleurs sans autre importance que celle d’un découpage de zones épiscopales.)

Le colloque et ses défenseurs se réclament régulièrement de l’historien italien Raffaello Morghen, qui écrivait en 1953, judicieusement en effet, dans son livre Medioevo cristiano, que l’hérésie cathare était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors. Beaucoup mentionné, Morghen semble, hélas, peu lu. Pour lui, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal, comme il l’admet lors de sa controverse avec Antoine Dondaine — à l’époque, on ne connaît pas la “cancel culture”, on n’efface pas les autres chercheurs, on s’écoute, on se cite, on s’influence réciproquement. Ainsi, Morghen corrige ses éditions ultérieures de son livre, tenant compte des autres recherches que les siennes, comme il l’a déjà fait au colloque de Royaumont de 1962, Hérésies et société, présidé par Jacques Le Goff.

Je cite Morghen (qui distingue morale et dogme comme le faisait déjà Schmidt !) : “La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union, entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” ("Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge", Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962 p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen, prenant acte de l'intensification des rapports bogomilo-cathares au XIIe s., s’accorde sur le fond avec Arno Borst (cf. son livre Die Katharer) !, présent au colloque — ce qui est loin de faire de l’historien italien un tenant des thèses “déconstructivistes” qui se réclament de lui…

Jean Duvernoy remarquait, avec ironie (ce qui fait peut-être partie des fameuses “insultes”), que les thèses les plus critiques existaient bien avant le colloque de Nice : « “Il n'y a jamais eu de bûcher à Montségur” : c'est ce qu'on pouvait lire sous la plume du Pr. Étienne Delaruelle dans la revue Archeologia de décembre 1967. Celui-ci reprenait sans précaution une thèse plus prudente d'Yves Dossat qui, ayant trouvé la mention d'une femme prise à Montségur et brûlée à Bram, s'était borné à dire en 1944 que “beaucoup de doutes pesaient sur ce bûcher”. Les deux érudits qu'étaient Yves Dossat et Étienne Delaruelle ne faisaient que céder à l'agacement devant une littérature de vulgarisation qui […] parait […] le catharisme de toutes les vertus […]. Mais ils restaient confiants dans les documents provenant de l'Inquisition, du moins de celle du Midi […].
Pour les adeptes extrêmes de [la] thèse
[de Robert Moore, qui, dans un premier temps, soulignait simplement les dérives persécutrices de la société post-grégorienne], l'hérésie médiévale est une pure création des cisterciens. En France le Pr. Monique Zerner convoqua à Nice des colloques et publia un premier recueil dont le titre était : Inventer l'hérésie ? (1998). Les thèses de Morghen furent reprises en Italie par le professeur Zanella qui en vint à nier le contenu de l'hérésie. Il n'y aurait eu qu'un malaise, un malessere, d'origine évidemment sociale. En France, l'agacement suscité par la prolifération des œuvres de grande diffusion a amené des historiens, particulièrement Jean-Louis Biget et Julien Théry, à se rallier à cette théorie du mal-être, et à “dé-construire” entièrement, en se réclamant de Foucault, la vision traditionnelle du catharisme. Il n'y aurait pas eu de “parfaits”, engagés dans des ordres, mais seulement des Bons hommes, c'est-à-dire des sapiteurs. Il n'y aurait pas eu de hiérarchie, car un Australien nommé Pegg a écrit une thèse dans laquelle il affirme qu'il n'y en a pas dans le manuscrit 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse — on y trouve en fait plus de quarante mentions d'évêques ou diacres. » Histoire et images médiévales n° 05, mai, juin, juillet 2006 (p. 4 et 7).

Les quelques historiens “déconstructivistes” que mentionne ici Duvernoy représentent, à deux ou trois autres près, le tout des représentants de ce courant, parmi les quelques dizaines d’historiens mondiaux du catharisme et des hérésies médiévales, jamais cités par lesdits “déconstructivistes”.

C’est ainsi, nous assure-t-on d'autorité, et quoi que disent les sources et les autres chercheurs, que furent inventés les “cathares” — lesquels en Languedoc n’auraient été que des Albigeois arbitrairement décrétés hérétiques…


RP, octobre 2023


À suivre : 2) Sur le vocable “Albigeois”…

1 commentaire:

  1. Jean-Paul Sanfourche17 octobre 2023 à 15:44

    Cet article documenté (dont la deuxième partie est à venir) est nécessaire compte tenu des doutes instillés depuis quelque temps quant à l’existence des cathares. Une recherche rapide sur internet montre que la thèse du mythe, sous l’influence des déconstructionnistes, tend à l’emporter sur les arguments et preuves scientifiques des spécialistes. A l’appui de ces lignes, je me permets de joindre le lien vers l’article de Georges Labouysse (15/11/2018) http://www.adeo-oc.eu/un-catharisme-occitan-a-t-il-existe/ dans la revue Occitania.

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