jeudi 19 octobre 2023

À qui profite le crime ?


Carcassonne - photo Jean-Louis Gasc


L’assassinat de Pierre de Castelnau et le déclenchement de la Croisade

Actualité immédiate – écrivant depuis quelques jours sur les “Albigeois” et ce qu’ils ont subi il y a huit siècles – je ne peux m'empêcher de penser aux morts de l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, me demandant comme beaucoup : à qui profite le crime ?… En 1209, la croisade déclenchée contre les Albigeois est dans les papiers depuis au moins 30 ans, à savoir depuis le concile de Latran III (convoqué en 1179 par le pape Alexandre III). Il suffit d’en lire le canon 27, visant les “cathares” infestant “la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse”, pour n'en avoir aucun doute.

L'idée de Croisade interne à la chrétienté n’a alors plus rien de tabou : même l'Angleterre fut un temps visée, sans oublier la IVe Croisade orientale, celle de 1204, qui débouche sur le sac de Constantinople, présenté comme un “dérapage des Vénitiens”, dérapage regretté par le pape Innocent III, qui n'en crée pas moins un patriarche latin de Constantinople – ce qui ne dénote pas dans un projet de domination romaine universelle et temporelle. Le dérapage des Vénitiens n’en dit pas moins beaucoup sur l’état d’esprit des Latins d’alors. Aussi, quand on entend que la IVe Croisade serait un échec de Rome qui le compenserait en s’en prenant à Toulouse, on reste songeur. Ne manquait qu’un déclencheur pour que le “bâton” s’abatte… Je cite Michel Roquebert :

« Pour que ce “bâton” qu'Innocent III réclamait en vain depuis bientôt dix ans finît par s'abattre sur le pays cathare, il fallut un événement hors du commun. A l'aube du 14 janvier 1208, Pierre de Castelnau [légat du pape], qui venait de Saint-Gilles, s'apprêtait à franchir le Rhône, quand il fut assassiné d'un coup de lance dans le dos. Arnaud Amaury [abbé de Citeau et successeur de Pierre de Castelnau dans la légation pontificale] dénonça immédiatement Raymond VI au Saint-Siège, comme étant l'instigateur du crime le comte, en effet, aurait eu une entrevue houleuse, à Saint-Gilles même, avec Pierre. Ce dernier refusant de lever l'excommunication et l'interdit qu'il avait fulminés en avril précédent, Raymond aurait proféré en public, à son encontre, des menaces de mort. Il avait donc armé le bras de l'assassin... Or tout ce qu'on sait du tempérament du comte de Toulouse incite à penser qu'il n'était pas homme à se livrer à des provocations ni à jeter de l'huile sur le feu – on ne peut pas en dire autant d'Arnaud Amaury, l'avenir va vite le prouver. Les efforts que Raymond va déployer pour éviter la guerre contredisent par ailleurs qu'il ait commandité un acte qui ne pouvait que la déclencher. Au pire, on peut penser au geste quelque peu irresponsable d'un familier trop zélé, voire d'un de ces Occitans qui haïssaient tant le légat qu'il lui avait fallu, on le sait, se cacher plusieurs mois durant pour échapper à la vindicte des foules. Il reste que l'assassinat de Pierre de Castelnau sera, avec la complicité d'hérésie, le grand chef d'accusation retenu contre le comte lors de ses procès successifs » (M. Roquebert, Histoire des cathares, Perrin 1999, p. 121).


Parallèles historiques :


L’attentat contre l’amiral de Coligny et le massacre de la Saint-Barthélémy

L’historien Jean-Louis Bourgeon a sérieusement mis en question l'accusation, devenue vulgate, mettant en cause Charles IX et Catherine de Médicis pour le massacre de la Saint-Barthélémy. Ce faisant, il nous confronte à la même question : à qui profite le crime ?

Un résumé du travail de l'historien, donné par Éric Deheunynck :

« Jean-Louis Bourgeon internationalise la Saint-Barthélemy. Le commanditaire de l’attentat manqué est le roi Philippe II d’Espagne. Coligny est devenu l’homme à abattre. Non seulement il est revenu en grâce à la cour et reste incontournable dans un royaume réconcilié, mais plus grave il pousse à intervenir aux Pays-Bas espagnols du côté des insurgés. Des huguenots ont déjà franchi la frontière et participent à la révolte de Mons. Éliminer Coligny, c’est non seulement mettre à mal le processus de paix en France mais aussi stopper net toute ingérence française dans la révolte des Pays-Bas. Dans ce scénario l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Diego de Zuniga, devient un personnage-clé, le duc de Guise son bras armé. L’échec de l’attentat pousse l’Espagne à organiser le coup de force du 24 août. À côté du duc de Guise, le royaume ibérique peut aussi compter sur le soutien de la ville de Paris. La milice bourgeoise est l’autre acteur du massacre. Dans ce scénario le roi de France a perdu tout contrôle sur sa capitale, ce qui se renouvela en 1588 lors de la journée des barricades. En assumant le massacre Charles IX rétablit néanmoins son autorité, du moins en apparence. »

Précisions données par Joël Cornette dans L’Histoire mensuel 408, février 2015 :

« Il faut tenir compte, en effet, de l'accusation d'hérésie portée contre Charles IX et Catherine de Médicis, accusés par les prédicateurs d'avoir fomenté “l'union exécrable”, ce “mariage contre nature” d'Henri de Navarre (un huguenot) avec Marguerite de Valois, soeur de Charles IX, fille d'Henri II et de Catherine. Nous savons en effet que la politique de concorde, consacrée par l'édit de pacification de Saint-Germain en 1570, a déchaîné une haine générale contre les personnes royales.
A lire cette lettre, il est impossible de penser que la royauté ait pu vouloir la Saint-Barthélemy. Il semble bien, au contraire, qu'elle l'a subie frontalement et qu'elle a tout fait pour l'éviter, comme le prouve la mobilisation tardive, par Charles IX, de la milice bourgeoise, arguant de la menace “de ceulx de la Nouvelle Religion” : un prétexte, écrit Jean-Louis Bourgeon, car il s'agissait avant tout de se protéger.
La Saint-Barthélemy a révélé l'ampleur du danger encouru et l'effort pour échapper au pire, c'est-à-dire à “ceulx qui vouldroient gouverner le Roy et le roiaulme à leur fantesye”. Cette accusation sans nom vise les Guises, champions d'un catholicisme intransigeant, dont on sait qu'ils gouvernèrent la France au temps de François II (en 1559-1560) avant d'être écartés du Conseil du roi par Charles IX et qui ne cessèrent alors, notamment avec l'appui de Philippe II d'Espagne, de s'opposer à la politique religieuse de Catherine et de ses fils.
Nous savons déjà, avec certitude, que les Guises furent à l'origine de l'attentat du 22 août 1572 contre l'amiral de Coligny – ce qui déclencha la Saint-Barthélemy. Le Discours du duc de Nevers nous aide à comprendre que Charles IX a craint d'être assailli en son Louvre par toute une population excitée par les Guises et leurs fidèles, liguée contre sa politique fiscale et religieuse. Un an plus tard, la crainte est toujours là. »



L’assassinat de 10 hommes lors du bombardement de Bouaké et suites

Parallèle plus récent, le “bombardement de Bouaké” (Côte d’Ivoire) de 2004. Ici, quelque lumière a pu percer un peu plus rapidement, du fait de la facilité contemporaine de la communication, ce qui permet de reconsidérer, au-delà du massacre de la Saint-Barthélémy, mieux fourni en document que le XIIIe siècle, la question du déclenchement de la Croisade contre les Albigeois à l’aune de la même question : à qui profite de le crime ?
Pour mémoire, il s'agit, parlant dudit bombardement de Bouaké, de l’histoire des avions “Sukhoï” sous couleur ivoirienne bombardant en 2004 le camp français de Bouaké et tuant 9 soldats français et un humanitaire américain : l’avocat des familles des soldats tués à Bouaké, Me Jean Balan, clame haut et fort, après enquêtes approfondies, que Laurent Gbagbo n’y est pour rien ! L’avocat rappelle : dès la mort des soldats français et l’atterrissage des avions à Yamoussoukro, les co-pilotes biélorusses ont été appréhendés par les autorités françaises… et exfiltrés vers le Togo. Arrêtés au Togo par les autorités, ils ont été remis aux autorités françaises qui les ont re-exfiltrés vers… (on ne sait où…). Les soldats tués, eux, ont été enterrés avec une précipitation telle que leurs effets (jusqu’aux paquets de cigarettes) étaient encore sur eux, non lavés, et qu’on avait interverti deux corps ! On sait cela parce que la juge aux armées Brigitte Raynaud avait fini par obtenir, à force de pressions, que, comme le demandaient les familles, les cercueils soient ouverts.
À l’époque, immédiatement après le bombardement, le Président Chirac accusait publiquement son homologue Gbagbo d’avoir commandité l’attaque, et présidait devant les cercueils des victimes une solennelle cérémonie aux Invalides, prélude à une tentative de renverser le Président Gbagbo, accusé de tous les maux, plus tard emprisonné dix ans à la CPI qui, ne trouvant rien contre lui après moult reports des délais pour enquêter, l’a lavé, en l’acquittant, des accusations qui le visaient.

*

Autant d’événements “hors du commun” (expression de Michel Roquebert parlant de l'assassinat de Pierre de Castelnau). La seule question est : à qui profite le crime ?, d'autant plus qu'il est énorme et ruine tous les efforts que faisaient ceux qui ont été accusés sans preuve !

Retour à l’actualité : le carnage à l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, dont on pourrait savoir le fin mot plus rapidement encore que pour le bombardement de Bouaké. En attendant, l'événement atroce, hors du commun, ruine tous les efforts d’Israël (même si les jours qui passent voient s’accumuler les preuves que le carnage à l’hôpital n’est pas de son fait) ; l’effet immédiat et sans enquête est de lui aliéner une opinion déjà a priori défavorable tant elle a été travaillée – jusqu’à négliger l’horreur du pogrom du 7 octobre, empreint d’une haine antisémite qui concrétise le projet, nuisible aux Palestiniens, écrit dans la Charte du Hamas.

Comme pour l'événement déclencheur de la Croisade de 1209, une question : à qui profite le crime – de 1572, de 2004, de 2023 ? Pas aux accusés sans enquête en tout cas ! Il leur nuit ! Et les accusateurs savaient qu’il leur nuirait ! À qui a profité le crime de 1208 ? À qui a-t-il nui ? Il a été le motif déclencheur de la destruction d’un pays, avant la disparition de sa langue, la langue d’Oc, véhicule de la culture européenne d’alors…

“L'Histoire est écrite par les vainqueurs, les menteurs, les plus forts et les plus résolus. La vérité se découvre souvent dans le silence et les lieux tranquilles”, écrit la romancière Kate Mosse (Labyrinthe, Livre de poche, p 814).


RP, 19 octobre 2023


1 commentaire:

  1. Jean-Paul Sanfourche20 octobre 2023 à 15:09

    Ces parallèles historiques sont éloquents et aident à comprendre les tentatives de falsification de la tragique actualité qui nous bouleverse dans notre humanité profonde. Les exemples sont légion. Ceux cités ici sont exemplaires.
    Chercher et dire la vérité, c’est désirer et choisir la vie. Le mensonge est porteur de mort. Mais, comme le dit Nietzsche (Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873) « …l’homme lui-même a une tendance invincible à se laisser tromper… » On pense aussi à Brecht : « Qui ne connaît la vérité est un imbécile. Mais qui la connaissant la nomme mensonge, celui-là est un criminel. » Alors on pense immédiatement à la « pensée double » (et au « cœur double ») de Saint Augustin chez qui mensonge et menteur sont ainsi décrits : « La pensée de la chose qu’il sait ou croit être vraie et qu’il n’exprime point, et celle de la chose qu’il lui substitue bien qu’il sache ou la croit fausse ».
    Sous l’influence mortifère des réseaux sociaux, rumeurs et mensonges sont désormais plus dignes de confiance que les efforts pour connaître la vérité. En fonction des allégeances – politiques et/ou religieuses- on croit à telles ou telles versions des faits. « …la version [d’une frappe] de l’armée israélienne reste la plus crédible. » déclarait hier une élue sur France Inter. Son choix est clair, mais n’exclut pas l’autre version des faits, implicitement toutefois. Si le mensonge risque d’être avéré, on instille alors le doute qui dilue l’information et finit par rendre impossible la vérité vraie. Ellul pourrait ainsi commenter une nouvelle fois : « Tout se réduit à la capacité de croire de l’homme informé. » (L’illusion politique, La petite Vermillon, p.150). Non savoir, mais croire… Dans quelques décennies, des ouvrages paraîtront, bourrés de références, de preuves, s’alimentant aux sources les plus fiables. On discernera nettement l’ « événement hors du commun », « déclencheur pour que le bâton s’abatte », comme l’assassinat de Pierre de Castelnau, comme la pseudo hérésie de Charles IX et de Catherine de Médicis. On discernera enfin les mécanismes enfouis sous des amas de fausses informations et de mensonge. Mais le temps aura bien émoussé les curiosités, éteint l’envie – si ce n’est le besoin- de savoir, et la vérité, enfin prouvée, révélée, ne rencontrera que l’indifférence. Mais au fond, en ces temps d’obscurantisme, (le déconstructionnisme y concourt), est-il bien nécessaire de savoir ? Bien que le mensonge soit toujours un mal, les faits indiscutables n’affecteront pas les croyances tenaces.
    L’article d’hier, publié par Le Monde, (Explosion à l’hôpital Al-Ahli à Gaza : ce que montre l’analyse détaillée des images) et qui concourt avec objectivité à l’établissement précis des faits réels, constituera certainement une pièce importante pour les historiens à venir. Cependant il est permis de s’interroger : que vaudront un jour ces preuves, tout comme celles accumulées par l’avocat Jean Balan dans la triste affaire de Bouaké ? Les vies ont le même prix d’un côté ou de l’autre d’une illusoire frontière, mais les nombreux commentaires des lecteurs de cet article documenté confirment au-delà de l’évidence ce que dit Ellul lorsqu’ils montrent, souvent maladroitement, les limites de leur « capacité de croire ». Un lecteur lucide écrit : « La rue arabe n’est pas intéressée par la vérité, le narratif Hamas l’emportera toujours. » Ainsi se construira « la vulgate » dans les mémoires paresseuses. Ou partisanes. Sommes-nous nous-mêmes toujours soucieux de vérité ? Certains ne croient-ils pas encore dur comme fer à l’inexistence des Cathares ou aux 22 millions de morts soviétiques pendant la seconde guerre mondiale ?

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