mercredi 11 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (2)




2) Sur le vocable “Albigeois” (voir 1ère partie ICI)


On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables… mais suspects quand même aux yeux de Rome ! Pourquoi cette suspicion ?

Pourquoi le Concile de Latran III (1179), canon 27, texte important s’il en est, étant à portée “œcuménique”, omet-il, au sujet de l'hérésie, le Carcassonnais ? : “puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux.”

Pourquoi après la Croisade, qui atteindra Carcassonne, le Contra manichaeos, contrairement à Latran III, ne comporte plus cet “oubli” ? : “ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”.

L’explication rejoint la raison de l’emploi du vocable “Albigeois” pour désigner le cœur de la terre hérétique. Un peu d’histoire politique pour répondre à ces questions…

Notons en passant que de Latran III au Contra manichaeos (et ils ne sont pas les seuls documents), quant à la désignation de leur hérésie, les hérétiques du Midi sont appelés (entre autres) “cathares” (alors qu’on nous serine, autre pétition de principe contredite par les textes, que le terme ne concerne jamais le Midi). Ce terme qui apparaît dès la décennie 1160 (en Rhénanie — cf. Duvernoy 1976) (voire avant — fin XIe Yves de Chartres) est bien appliqué quelques années après aux hérétiques du Midi par les polémistes et les textes théologiques de leurs adversaires médiévaux.


Toulouse, Aragon, Montfort et l’Albigeois

Décidément suspects, les comtes de Toulouse sont pourtant apparemment insoupçonnables (cf. R. Poupin, "À propos des tuniques d'oubli", Colloque de Mazamet 2009, Loubatières 2010) : ils sont partis en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais on les y trouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Runciman, dans son livre sur Les Croisades : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise […]. » (Steven Runciman, Les Croisades, Cambridge 1951, Paris, Tallandier, 2006, p. 333.)

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la Première Croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur les terres, censées être les siennes, que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun depuis la Donation de Constantin (IXe s.), entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII ( XIe s.). Dans la logique de Grégoire et de la réforme, grégorienne, qui porte son nom, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là, c’est ce qui a valu à la dynastie normande de Sicile (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) — c’est ce qui lui a valu son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines. Et c’est ce qui vaudra à Simon de Montfort ses acquis en terres d’Oc.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire comme théologie de la substitution, qui est derrière.

Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae :
Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)


À l'inverse de cela, si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En étant loyal au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est ce que l’on va retrouver lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la quatrième Croisade (1204), Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, Providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des comtes de Toulouse, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

On sait par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade. Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Un catharisme qui, avec ses tuniques d’oubli, veut l’histoire comme chute et oubli, est la négation radicale du projet historial grégorien que manifestement la dynastie toulousaine n’a pas compris…

Pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat de Pierre de Castelnau est le signal total de la chute, signal devenant pour Rome celui de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal. Hérétiques, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui, humiliée en 1209 à St-Gilles sous Raymond VI, sera finalement défaite sous Raymond VII, avec sa reddition au traité de Meaux-Paris de 1229.

D’autant que s’est mêlé à tout cela une — au moins relative — tolérance d’une hérésie dont la conviction est que ces corps de temps et de boue ne sont que tuniques d’oubli, qui font de l’histoire une chute, et non pas le lieu d’une rédemption gérée par Rome.

En 1209, c’est cette Histoire qui est en marche, les Toulouse ont déjà basculé dans un passé révolu. Pour cette dynastie qui, pour Rome, n’était dès lors pas si fiable qu’elle le prétendait, l’Histoire avait-elle lieu d’être pacifiée ?

Dès 1179 à Latran III, ce sont les seules terres de suzeraineté toulousaine qui sont visées, dont une, l’Albigeois, est aux mains du vicomte Trencavel, lequel est aussi vicomte de la terre carcassonnaise, revendiquée, elle, par le comté de Barcelone, et donc le roi d'Aragon Pierre II le Catholique, vassal direct du pape, en aucun cas suspect d’hérésie. Comment mettre en cible canonique la terre de Carcassonne dont il est souverain ?

Or, on le sait, le comte de Toulouse Raymond VI s’est croisé pour rejoindre l’armée qui déferle sur ses terres, qui dès lors, sont censées se trouver à l’abri.

C’est ici que le terme Albigeois va rendre un service important, alors que ce n’est pas le comté de Toulouse qui est visé, mais sa partie régie par le vicomte Trencavel, l'Albigeois : et à travers l’Albigeois c’est la dynastie vicomtale Trencavel qui est ciblée… emportant aussi Carcassonne, qui va échoir avec toutes les terres Trencavel à Simon de Montfort, champion de la papauté dans la Croisade. D’où un problème, qui transparaît nettement dans la Canso, la Chanson de Croisade.

Texte en vers occitans, la Canso est considérée par la critique unanime comme étant due à la plume de deux auteurs, Guillaume de Tudèle pour la première partie, un anonyme pour la seconde. Cette dualité d’auteurs sur laquelle la critique est unanime ne doit pas masquer pour autant la réelle unité de l'œuvre, à savoir la fidélité au comte de Toulouse, comme croisé pour la première partie, comme croisé trahi pour la seconde.

La Canso, comme les autres chroniques de la Croisade (Pierre des Vaux de Cernay et Guillaume de Puylaurens), parle d’Albigeois. C’est bien cette terre-là qui est visée dans la Croisade contre l’hérésie. C'est bien Trencavel qui est dans le collimateur. Mais il l'est comme vassal du comte de Toulouse — qui est resté suspect.

Ce qui n’empêche pas qu’en attaquant les terres Trencavel, Simon de Montfort a porté atteinte à une terre, le Carcassonnais, relevant du catholique insoupçonnable qu’est le roi d’Aragon — qui dès lors va vouloir reprendre ses droits, en s'alliant au comte de Toulouse, qui, dans la perspective croisée, est illégitimement pris en cible par la Croisade, puisqu'il est lui-même croisé ! C’est ce dont témoigne la deuxième partie de la Canso, sans que cela rompe l’unité du texte, qui se fait autour de la loyauté au comte de Toulouse — croisé loyal dans la première partie, croisé trahi dans la seconde.

En tout cela, on assiste au choc titanesque de deux catholiques insoupçonnables et concurrents, deux champions du pape : Pierre II d’Aragon et Simon de Montfort. Les chroniques catholiques et cisterciennes soutiennent Simon, la Canso pro-toulousaine (et tout aussi catholique, mais se percevant comme trahie) soutient Raymond de Toulouse et son nouvel allié, Pierre II d’Aragon.

Point commun quant au vocabulaire : le statut hérétique (la Canso parle de "ceux de Bulgarie") de l'Albigeois, seul incontestablement hérétique. La mise en cible de l’Albigeois est indubitablement antérieure. Dès lors, à l’unanimité, il devient pour les chroniqueurs unanimes, synonyme d'hérésie cathare en Languedoc.

*

On retrouve donc trois termes voués à devenir synonymes : hérétiques, terme vague dans la définition de ce qu’est ladite hérésie, terme retenu par les inquisiteurs, manichéens (i.e. “dualistes”) ou “cathares”, retenu par les théologiens et polémistes catholiques (y compris pour les terres d’Oc), et Albigeois, retenu par les chroniques, et, en soi, bien plus neutre quant à la qualification de l’hérésie, ce pourquoi il sera préféré par les apologistes protestants, les seuls à s'intéresser à ce qu’ils considèrent comme une pré-réforme… Jusqu’à ce que leurs adversaires catholiques s'attachent montrer par les textes que lesdits Albigeois étaient bien manichéens, i.e. cathares. Schmidt sera le premier protestant à se ranger, à regret, à ce qu'il tient comme irréfutable, d'où son titre, parlant de cathares ou albigeois. De Bossuet, fin XVIIe s., au XXe s., les historiens (y compris, depuis Schmidt, les protestants minoritaires), s’accordent à voir dans le catharisme une hérésie manichéenne. La deuxième moitié du XXe siècle (en accord en cela avec Schmidt qui, déjà, distinguait dans le mouvement dogme et morale) va s’attacher à considérer l'aspect protestation morale. C’est l'insistance de Morghen (1953), qui, dans un second temps (années 1960) (en accord avec Schmidt), reçoit l'apport de Dondaine et ne nie donc pas qu’il y ait bien autre chose que cette essentielle protestation. C’est dans cette ligne que se développent les recherches depuis les années 1970 (1990, contrairement à ce qu’on postule souvent, n’apporte rien de nouveau) : Nelli, Duvernoy, Roquebert, Brenon, etc. C’est sur leurs livres qu’il faut se pencher si l’on veut comprendre quelque chose à l’hérésie cathare connue dans l’Albigeois, mais aussi bien au-delà.


RP, octobre 2023


Cf. articles sur les cathares ici, ici, et .


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