Montségur - photo Michel Jas
Le terme “hérétiques” désigne invariablement,
aux XIIe et XIIIe s., des “manichéens”, des “cathares”.
aux XIIe et XIIIe s., des “manichéens”, des “cathares”.
De la deuxième moitié du XIIe siècle au XIIIe siècle, des théologiens ont pris la plume pour des sommes apologétiques visant les adversaires divers de la catholicité romaine.
Ainsi Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano), né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, théologien français, aussi connu comme poète. Il assista au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habita ensuite Montpellier, vécut quelque temps hors de la clôture monacale et prit finalement sa retraite à Cîteaux, où il mourut en 1202. Il écrit une Somme de la foi catholique (de fide catholica), somme quadripartie, contre les hérétiques (i.e. les cathares — cf. infra), contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens (i.e. les musulmans), vers 1200 (1198-1202). Elle est dédicacée à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier. Somme savante, universitaire, ne manquant pas d’user de l’argument d'autorité, ou de jugements comme : « Et c'est pourquoi ils condamnent le mariage, qui déclenche le cours de la luxure. D'où vient, à ce qu'on dit, que dans leurs conciliabules ils font des choses très immondes. Ceux-ci, on les appelle "cathares", c'est-à-dire "coulant par leurs vices", de "catha" (sic) qui est l'écoulement ; ou bien "cathari", comme qui dirait "casti", parce qu'ils se font chastes et justes ; ou bien on les dit "cathares" de "catus", car, à ce qu'on dit, ils baisent le derrière d'un chat, etc. » (P.L., t. 210, c. 366 ; cité par Jean Duvernoy, « "Cathares" ou "Ketter", Une controverse sur l'origine du mot "cathares" », in Annales du Midi, t. 87, n° 123, 1975).
Présent au concile de Latran III, qui reprend le vocable présent quinze ans avant en Rhénanie, Alain sait que le terme joue sur l’analogie Ketzer / Katze, i.e. hérétiques / chat.
Alain, en tout cela, emboîte le pas à l'abbé bénédictin rhénan Eckbert de Schönau, renvoyant à l’analogie entre les hérétiques qu’il confronte en Rhénanie et ceux que décrivait saint Augustin. Comme l’a montré Jean Duvernoy depuis les années 1970, c’est sous la plume d’Eckbert qu’apparaît pour la première fois pour les hérétiques du XIIe siècle l’usage savant du terme antique « cathares » (1163). On peut considérer le vocable comme un intermédiaire entre « hérétiques », vocable le plus fréquent pour désigner le type d’hérétiques visés, mais décidément bien vague, et « manichéens », terme que l’on trouve bien sûr aussi, visant une hérésie désignée invariablement comme « dualiste », à l’instar du manichéisme — car les « hérétiques » des inquisiteurs sont invariablement présentés comme « dualistes » (nonobstant le fait que le terme, “dualistes”, n'existe pas avant la fin du XVIIe siècle, sous la plume de Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique (1697), à propos de… la religion manichéenne, précisément. Au Moyen Âge, pour notre moderne “dualistes”, on dit “manichéens”, ou… “cathares” (ainsi le Contra Manicheos “les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares [latin : moderni kathari] qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”).
Mais, à l’inverse d’“hérétiques”, retenu par les traités inquisitoriaux, trop imprécis pour les théologiens, le vocable “manichéens” est trop précis : théologiens et polémistes ont perçu que le référent n’est pas Mani. « Cathares » (i.e. “hérétiques” / ketzer-ketter), référé à l’Antiquité est le terme qui a séduit jusqu’au sommet de la hiérarchie romaine, mentionné dès le Concile de Latran III avec donc une signification supra-locale. Cependant, les sphères théologiques ne perdent pas de vue, par exemple en oscillant entre “cathares” et “patares”, que l’acception première en Rhénanie n’est pas son développement savant, mais le vocable “hérétiques” i.e. Ketzer, évoquant Katze (le chat) — avec bientôt son écho en Occitanie chez Alain de Lille/Montpellier.
(Pour la lignée des développements savants, cf. aussi Julien Théry, « L’hérésie des bonshommes, Comment nommer la dissidence religieuse non vaudoise ni béguine en Languedoc (XIIe-début du XIVe siècle) ? », Heresis n°36-37, 2002, p. 80 : « Le mot “cathare” est utilisé par le canoniste Yves de Chartres dans son Prologue, texte de très large diffusion parmi les clercs à partir de l'extrême fin du XI siècle, bien avant les Sermones contra catharos d'Eckbert de Schönau, datés de 1163 (on doit à J. Chiffoleau cette trouvaille importante). Yves de Chartres reprenait alors un passage d'une lettre d'Innocent I (pape [sic] de 401 à 417) aux évêques de Macédoine au sujet de “his qui nominant seipsos catharos, id est mundos” (“ceux qui se nomment eux-mêmes cathares, c'est-à-dire purs”) ; C'est cette formule que l'on retrouve, mot pour mot, chez Eckbert de Schönau - qui l'avait très vraisemblablement empruntée au Prologue d'Yves de Chartres ».)
La précision de l’analyse historique de Duvernoy lui a permis de repérer chez Eckbert une volonté de donner une racine patristique à un vocable utilisé auparavant, vocable référant ceux qui sont stigmatisés comme hérétiques… au chat, animal diabolique, cela de la Rhénanie d’Eckert à, bientôt, l’Occitanie d’Alain. L’analyse de Duvernoy est aujourd’hui confirmée à nouveau par Laurence Moulinier (« Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle », Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 699-709). Dans les années 1970, son discernement valait à Duvernoy les insultes de l’institution historienne officielle. Ainsi la chercheuse Christine Thouzellier (Recension de Jean Duvernoy, Le catharisme : la religion des cathares, in Revue de l’histoire des religions, t. 193, n° 2, 1978), qui nous permet de noter en passant que le terme est déjà utilisé avant qu'Eckbert lui donne sa signification savante : « Une autre divagation de Jean Duvernoy est de prétendre que le nom de "cathare", donné en Rhénanie à ces hérétiques vers 1150 (p. 302-306) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand Ketter, Ketzer, Katze, le chat : étymologie que semblerait confirmer la remarque burlesque d'Alain de Lille (P.L. 210, 366) : “on les dit 'cathares', de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer”. Pour J. Duvernoy, ces hérétiques “ne sont autres que les gens du Chat, les 'chatistes' dirions-nous” (Annales du Midi, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; répét. dans son vol., p. 303). On sourit, malgré soi, d'une telle définition sous la plume d'un amateur historien qui ignore toute la discussion soulevée en Allemagne par l'étymologie du mot dialectal ketter, haut et bas allemand, et ketzer (hérétique) : les deux provenant de catharus, pur, etc. » (Ch. Thouzellier, ibid., p. 348).
Christine Thouzellier n’en a pas moins repéré que le terme “cathares” apparaît en Rhénanie avant l’explication savante d’Eckbert. Elle fait remonter le terme une dizaine d’années avant : « En l'état actuel de la documentation et jusqu'à preuve du contraire, un jugement tenu à Cologne par l'évêque Arnoul vers 1151/52-1156 et dont fait état une charte rédigée par Nicolas de Cambrai (1164/65-1167) condamne sous le nom de "Cathares" les tenants de l'erreur dualiste. Ainsi attribuée pour la première fois, l'expression réapparaît dans les actes conciliaires du Latran (1179) et sera souvent confondue avec le terme Pathare. » (In Annales du Midi, art. cit., p. 347-348.)
Alain de Lille/Montpellier, au fait des controverses théologiques et de leur relai universel conciliaire (Latran III étant pour Rome un concile œcuménique), sait aussi que le vocable est connu auparavant, sans le sens savant qu’il a revêtu. « Au livre III de son Liber Pœnitentialis (1184-1200) paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux". Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais, Gascons et Brabançons, formulée par le même canon du Concile de Latran […] » (Jean Longère, Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille, p. 217-218).
Dans tous les cas, apparaissent sous la plume des controversistes les mêmes non-catholiques à combattre : pour Alain de Lille et sa Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, distinguant les cathares, comme hérétiques, des dissidents notamment vaudois, les païens désignant les musulmans. Juifs, musulmans et vaudois sont fortement caricaturés, lus à travers la grille de compréhension d’Alain. Nul ne doute pour autant de leur existence réelle. Il en est évidemment de même des hérétiques (qu’Alain appelle aussi, entre autres, « cathares »).
*
Thomas d’Aquin, dans sa Somme contre les Gentils, vise les mêmes (sauf les vaudois. On va voir pourquoi). Il annonce sa méthode : contre les juifs par l’Ancien Testament, contre les hérétiques, qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii) par le Nouveau Testament (CG I, ii), contre les païens (musulmans) par la philosophie naturelle, i.e. celle d’Aristote. Ce sont bien des adversaires concrets que vise Thomas, pas des figures théoriques d’un temps jadis.
Pour Thomas d’Aquin chacun est combattu au moyen de ce qu’il reconnaît et qui est commun avec les catholiques : Aristote, comme on sait, pour les musulmans, on l’a dit — et Thomas polémique avec Averroès — ; l’Ancien Testament, naturellement, pour les juifs ; et concernant les hérétiques, ce qui permet de reconnaître les cathares (et n’oublions pas qu’il a rejoint un ordre fondé deux décennies avant par Dominique de Guzman pour lutter contre l’hérésie languedocienne, l'Ordre des Prêcheurs, qui deviendra les "dominicains"), Thomas les combat par ce dont il pense qu’ils s’accordent avec lui pour le reconnaître sans difficultés, le Nouveau Testament — et on a retrouvé un Nouveau Testament occitan, traduction cathare, accompagné d’un Rituel occitan, équivalent du Rituel latin de Florence accompagnant le Livre des deux Principes, et du Rituel occitan de Dublin, accompagnant des traités cathares au dualisme moins prononcé que celui du Livre des deux Principes ou du traité anonyme inséré dans le Contra Manicheos — communément attribué à l’ex-vaudois Durand de Huesca ; mais Annie Cazenave a sérieusement remis en question cette attribution. Notons en passant que quoiqu’il en soit, le cas de Durand, ex-vaudois, réconcilié avec Rome, permet de comprendre pourquoi Thomas, dominicain, n’attaque pas, contrairement au cistercien Alain, les vaudois : chez ces derniers, la rupture avec l’Église romaine n’est pas nette comme elle l’est chez les cathares : ils sont plus aisément réconciliables (cela sachant que depuis la Réforme grégorienne au moins, la soumission à Rome devient le critère de ce qui est hérétique et de ce qui ne l’est pas — d'où l'extension ultérieure du terme, dès le XIVe s., aux vaudois, aux franciscains spirituels, etc.). Chez les vaudois de fin-XIIe et XIIIe s., l’acte de soumission à l’Église détentrice de l’Incarnatio continua n’est pas rare. Et les passages sont souvent l’œuvre des frères prêcheurs, les dominicains.
Et de fait, dominicain du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, par son œuvre, par les effets philosophiques de son œuvre, nous pose une question : pourquoi en plein XIIIe siècle, au cœur de ce qu’on a appelé une société persécutrice, a-t-il pris le risque d’aller chercher chez les ennemis de la chrétienté d’alors, les Arabes, une théologie de la Création ? Pourquoi plus particulièrement chez ces deux Arabes aristotéliciens que sont Averroès, un musulman, et Maimonide, un juif ? — cela non sans les combattre comme théologien de l’Incarnation.
La théologie nouvelle de Thomas d’Aquin n’a dans un premier temps pas été très bien accueillie, c’est le moins que l’on puisse dire : certaines de ses propositions ont été condamnées en même temps que des propositions averroïstes. Pourquoi donc un tel risque ? Thomas le dit, en introduction de sa Somme contre les Gentils : il a l’intention de combattre, intellectuellement, entre autres les hérétiques. Si l’on ajoute qu’il est dominicain (le mot est anachronique, mais pas plus que le mot « gothique » pour désigner les cathédrales d’alors), au Moyen Âge on dit « Prêcheur » : il entre dans cet ordre fondé par Dominique pour lutter par la prédication contre les hérétiques des terres d’Oc ; il y entre au prix d’un conflit avec sa famille.
Bref, la question de l’hérésie qui préoccupait Dominique le préoccupe aussi. C’est dans ce cadre qu’il va forger au prix d’emprunts suspects aux Arabes sa théologie de la Création.
Que reprochent principalement auxdits hérétiques leurs adversaires ? C’est invariable : attribuer la Création visible au diable. Or, la théologie augustinienne, qui est la norme d’alors, avec sa Création perçue comme essentiellement dégradée, fournit peu de moyens pour répondre à ce discours des “hérétiques”, terme qui, invariablement aux XIIe et XIIIe s., désigne des “manichéens”, des “cathares”.
RP
Cf. articles sur les cathares ici, ici, et là.
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