lundi 18 mars 2024

Calvin, la tolérance et la concordance des temps


Montségur - photo Jean-Louis Gasc


Après l'écoute du portrait à charge de Calvin infligé aux auditeurs de France-Culture ce 16 mars 2024 (par ailleurs 780e anniversaire du bûcher de Montségur) — émission Concordance des temps, présentée par Jean-Noël Jeanneney, dont les propos massifs sont à peine nuancés par l'historien Olivier Christin — … envie de relire le Calvin de Bernard Cottret (Payot [1995], 1998).

Bernard Cottret est cet excellent historien et biographe de Calvin, un des rares à s'efforcer vraiment (cit. p. 216-217) “[…] d’écarter tout anachronisme de nos jugements. La tolérance ? Ni le mot, ni le concept n'existent au XVIe siècle […]. La tolérance naît dans les années 1680, à l'orée des Lumières ; elle s'inscrit dans un espace singulier, celui de l'Europe du Nord-Ouest, Angleterre et Provinces-Unies [influencées l’une comme les autres par… le calvinisme !]. Enfin, elle est l'œuvre d'un homme en particulier, John Locke, auquel le XVIIIe siècle voue un culte constant. [Locke marquant un débouché de la période puritaine anglaise, au cours de laquelle les mouvements issus du calvinisme inventent ce que reprendra le pasteur français Rabaut St-Etienne lors de la troisième révolution puritaine (après la seconde, américaine), la révolution française : la liberté de conscience, qui ouvrira plus tard à la laïcité.]

La tolérance, donc, n'existe pas au XVIe siècle. Bien plus, elle apparaît comme impie. En veut-on un exemple ? Thomas More, auteur de l'Utopie, qui fut jusqu'au bout fidèle à son idéal d'humaniste catholique en préférant la mort ignominieuse d'un traître au reniement de ses principes, le grand Thomas More admettait le bûcher des hérétiques. Il ne voyait même pas très bien ce que l'on pouvait faire d'autre avec des hérétiques que de les brûler !

Calqués sur le latin, les mots français « tolérer » et « tolérance » ne s'appliquent pas au départ à la dissidence religieuse. Ils désignent une mesure provisoire de conciliation, plus pragmatique que philosophique. Tolérer, c'est souffrir et permettre, à la limite, ce qu'on n'arrive pas à extirper. En bref, la tolérance est un moindre mal, elle ne jouit d'aucune valeur positive.

[…] Il serait fallacieux également de voir systématiquement, chez tous les adversaires de Calvin, « des champions déclarés de la tolérance, de la liberté individuelle et des droits de la société civile ». Certes, à défaut de tolérance, au sens philosophique, plusieurs attitudes conciliatrices demeuraient en théorie possibles : la « concorde ecclésiastique », l'irénisme ou valorisation de la paix entre les chrétiens, l'indifférence enfin, qui permet la coexistence. Mais précisément, ni la mansuétude, ni la douceur, ni la lassitude, ni l'indifférence ne méritent le nom de tolérance. […] Théodore de Bèze souligne la clémence de Calvin : une seule exécution d'hérétique, celle de Servet. Le calvinisme se révèle sur ce plan nettement moins performant que l'Église romaine, voire que les autres confessions protestantes :
[si Calvin ne s’est certes pas opposé à l’exécution de Servet (il n’a demandé, sans l’obtenir, qu’un châtiment moins cruel : la décapitation), il n’est pas l’auteur de son exécution. C’est l'autorité civile qui avait ce pouvoir et qui a fait exécuter la peine, approuvée par les autres cantons suisses, et hélas par Calvin, parmi les autres Réformateurs, comme aussi le réputé doux Melanchton, et par-dessus tout l'Eglise romaine qui l’avait fait brûler en effigie.]

Pas de tolérance donc, à l’époque, mais au mieux la clémence, que Théodore de Bèze souligne chez Calvin. Le successeur du Réformateur sait évidemment que le premier travail de Calvin, comme humaniste, portait sur le De Clementia de Sénèque, qu’à bien y regarder Calvin s’est efforcé de pratiquer !

Il vaudrait de s'interroger sur la question de la participation à l'Histoire et au pouvoir et son incompatibilité avec la non-violence — ainsi à l'époque le vécu forcément "sectaire" de l'anabaptisme, le baptême des enfants faisant alors en quelque sorte entrée et participation à la vie commune, d'où alors l'aspect "sectaire" et marginal des anabaptistes, cause première de leur persécution (cet aspect sera dépassé au XVIIe siècle dans les mouvements baptistes anglais participant à la Révolution puritaine). Et Servet s'inscrit dans l'anabaptisme. Alors, seule Strasbourg, ville de cœur de Calvin, influencé par Bucer, trouve un accord avec les anabaptistes, qui ne s'est pas réalisé à Genève, non plus qu'à Zürich, comme en bien d'autres lieux. On ne comprend pas Calvin si l'on ne comprend pas qu'il est un pragmatique, naviguant et s'adaptant dans un monde de pouvoirs en conflits (il dédicace son Institution de la religion chrétienne à François Ier, correspond avec Edouard VI d'Angleterre, lui conseillant de ne pas bouleverser le système épiscopal, et initie où c'est possible un système non-épiscopal, fait de pouvoirs/contre-pouvoirs, qui deviendra le système presbytérien-synodal).

Naîtront beaucoup plus tard toute une lignée d’héritiers de Calvin, pétris de mauvaise conscience, pour se réclamer de ses adversaires de façon parfaitement anachronique, à commencer par se réclamer de Servet, et de Castellion, moins “tolérant” pour les “athées”, et qui ne manquait pas, dans son libelle, de dénoncer en passant chez Calvin son amitié pour les juifs ! Curieuse et anachronique “tolérance”… Aussi on serait bien inspiré de suivre le conseil de Cottret et de se garder de l'anachronisme. Calvin, en effet, n’a pas trouvé d’ennemis plus acharnés que chez les siens, jusqu’au pasteur Schorer qui au XXe siècle sollicite son ami Stefan Zweig, pour un livre jugé excellent par ceux qui ne savent pas que Zweig a renié ce livre, le faisant passer au pilon, et demandant qu’on ne le traduisit pas en français (cf. Frank Lestringant), lorsqu’il a compris qu’en pleine période nazie, il avait attaqué un des rares défenseurs des juifs…

Il y aurait une étude à mener sur cette façon de se dédouaner anachroniquement en accablant le Réformateur, cette façon de se placer dans ce qui est devenu le “camp du bien”… Façon de “meurtre du père”, d’autant plus troublante que les dénonciateurs s’essayent à une psychanalyse de Calvin, parlant de ses “obsessions”, notamment bien sûr à l’égard des femmes, au prix de l’invention qu’il aurait requis des châtiments plus sévères pour elles que pour les hommes, pour les mêmes fautes… Et de se demander s’il ne serait pas proche des talibans et des mollahs iraniens !!! Et d’oublier que sa mise en cause de certaines mœurs de son temps vise avant tout les bourgeois de Genève (qui lui en ont beaucoup voulu) qui se croyaient tout permis vis-à-vis des femmes à leur merci du fait de leur pouvoir. Le recours à la Bible vaut ici pour la défense des victimes (méthode protectrice d’alors — pour ne pas tomber dans l’anachronisme qui y verrait déjà du #metoo ou dénoncerait le fait de ne pas l’y trouver !).

Mieux vaut citer Calvin, qui en son temps, est quand même un des rares à reconnaître et approuver le plaisir féminin : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Qu’on nous permette de douter de la correspondance d’un tel propos avec ceux des fanatiques islamistes contemporains. Que l’on sache par ailleurs, les réfugiés persécutés n'affluent pas en Afghanistan où en Iran comme dans la Genève du XVIe s. qui a vu plus que doubler sa population suite à son accueil des réfugiés… Calvin est toutefois bien un homme de son temps, empreint de la reconnaissance de sa faiblesse et de ses fautes, ce qui semble échapper aujourd’hui aux adhérents du “camp du bien”.

Pour conclure, deux textes, l’un extrait d’un manuel scolaire contemporain annonçant présenter la “pensée” de Calvin (sic) :

« Nul ne doit jurer ni blasphémer le nom de Dieu, sous peine la première fois de baiser terre, la seconde fois de baiser terre et payer trois sous, et la troisième fois d’être mis en prison trois jours. […] » (D’après Calvin, Ordonnances sur les mœurs, 1539 / Manuel scolaire de 5e, Histoire-Géographie, coll. Martin Ivernel, Hatier, 2005, p. 163.)

2e texte — qui n’apparaît pas dans le manuel scolaire ! — la loi qui, à la même époque que les ordonnances calviniennes genevoises citées ci-dessus, est en vigueur en France :

« […] Tous ceux qui diraient paroles, injures et blasphèmes contre notre Créateur et ses œuvres, contre la glorieuse vierge Marie, sa mère bénie, ses saints et saintes, ou qui jureraient sur eux, seront mis pour la première fois, au pilori où ils demeureront de une heure jusqu’à neuf heures, on pourra leur jeter aux yeux de la boue ou autres ordures, sauf des pierres ou choses qui pourraient les blesser. Après ils demeureront un mois entier en prison au pain et à l’eau. A la seconde fois, on leur fendra la lèvre supérieure avec un fer chaud jusqu’à ce que leurs dents leur paraissent, à la troisième fois la lèvre inférieure ; et à la quatrième fois les deux joues ; et si par malheur, il leur arrivait de mal faire une cinquième fois, l’on leur coupe la langue en entier, qu’ainsi ils ne puissent plus dire de pareilles choses. […] » (Ordonnance royale, donnée par Charles VI le 7 mai 1397, renouvelée régulièrement jusqu’en juillet 1666).

RP, 18.03.2024


Voir ci-dessous un commentaire de Jean-Paul Sanfourche, complété en lien ICI par un développement enrichi de nombreuses sources historiennes.


1 commentaire:

  1. Jean-Paul Sanfourche30 mars 2024 à 21:06

    L’émission La concordance des temps inscrit ouvertement son projet historiographique – si l’on peut dire- dans une recherche des « résonances inattendues » et le « goût des rapprochements ». Celle sur Calvin ne manque pas de s’inscrire dans ce cadre, évidemment à la charge de ce dernier.
    Certains historiens procèdent par analogies entre temps passés et temps présents. Par projection du passé sur le présent, ils s’exposent évidemment aux pièges des anachronismes. Sans aucun doute, avec le renfort de l’incontournable pamphlet de S. Zweig (juste évoqué en passant, mais en termes très élogieux), ils établissent comme ce dernier des filiations hasardeuses, voire des analogies grotesques. Par exemple associer la supposée théocratie de Calvin et la vigilance du Petit Conseil avec l’utilisation contemporaine des « instruments modernes de contrôle », voire avec les violentes répressions des « républiques » religieuses pratiquant la charia à travers une foi d’autorité ! Parler, sur le ton de la conversation savante, les questions orientant lourdement les réponses, de la « réforme intolérante forçant les consciences » (Zweig parle de « tyrannie), en sous entendant un « suivez mon regard », dans un insidieux, désastreux et contestable effet d’écho. Insinuation subliminale, ébauche d’un raccourci fulgurant, laissant établir à des auditeurs non avertis, donc sans esprit critique, d’absurdes et nauséabondes équivalences. La réactualisation hors contextes historiques (et théologiques en l’occurrence) ne peut que fausser les esprits, orienter les jugements et exciter les imaginaires. C’est ce qu’on appelle, je crois, le « prisme présentiste ». Par un « effet miroir » – concept abusivement emprunté à la psychologie- le présent se refléterait dans le passé et réciproquement. On pense aux critiques que Valéry adresse aux historiens dans un ouvrage peu connu datant de 1931 (Regards sur le monde actuel). Ainsi l’attrait des clichés demeure aussi irrésistible !

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