Affichage des articles dont le libellé est cathares. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est cathares. Afficher tous les articles

dimanche 17 août 2025

Être dans le temps comme en exil et bannissement




“Nous commençons à goûter dès ici-bas, dans les bienfaits de Dieu, la douceur de sa bonté, afin que notre espoir et notre désir nous portent à en rechercher la pleine révélation. Lorsque nous aurons compris que la vie terrestre est un don de la bienveillance divine, dont nous avons à être reconnaissants puisque nous la lui devons, il sera temps alors d'en venir à considérer notre malheureuse condition, afin de nous dégager de ce trop grand attachement auquel nous ne sommes que trop portés.” (Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, III, ix, § 3, éd. Kerygma-Excelsis 2009, p. 648)

Calvin poursuit, référant à Hérodote et Cicéron : “Je reconnais que ceux qui ont jugé que le souverain bien serait de ne pas être né et le second de mourir tôt ont eu raison, d'un point de vue humain. […] Ce n'est donc pas sans raison que le peuple des Scythes pleurait à la naissance d'un enfant et faisait une fête solennelle, avec des réjouissances, lorsque l'un de leurs parents mourait. […] Si le ciel est notre patrie, la vie sur la terre n'est-elle pas qu'une traversée d'une terre étrangère et, comme elle est maudite à cause du péché, ne ressemble-t-elle pas davantage à un exil ou à un bannissement ?” (Ibid. § 4)

Emil Cioran reprend les mêmes références : “Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j'ai hanté les mêmes parages qu'eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveaux-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de la Création” (De l’inconvénient d’être né, folio 1973, p. 29). (Thraces et Scythes sont des peuples aux traditions assez proches, plutôt nomades pour les uns, sédentaires pour les autres.)

Revendiquant une proximité avec les bogomiles et les cathares, Cioran radicalise la gravité de la chute dans le temps (dont il fait le titre d’un de ses livres), due au mauvais démiurge (titre d’un autre de ses livres). Héritage bogomilo-cathare attribuant au Mal notre exil dans le temps, initié dans le fait, l’inconvénient, d'être né, ce dont on trouve les termes déjà chez Calvin : “Je reconnais que ceux qui ont jugé que le souverain bien serait de ne pas être né et le second de mourir tôt ont eu raison, d'un point de vue humain.”

En commun aux deux, l’héritage souterrain d’Origène, dont le mythe est atténué chez ses héritiers cappadociens du IVe siècle, ou chez Augustin. Le mythe de la chute dans le temps est évacué quant à sa lettre, mais pas quant à sa signification, devenue péché originel chez Augustin — soulignant à juste titre la dimension de dégradation morale de la chute —, et que Thomas d’Aquin reprend en insistant, malgré tout, sur la bonté de la création, pourtant déchue. C’est ce dont hérite Calvin, assumant l’idée d’exil : “la vie sur la terre n'est-elle pas qu'une traversée d'une terre étrangère et, comme elle est maudite à cause du péché, ne ressemble-t-elle pas davantage à un exil ou à un bannissement ?”

En arrière plan commun, le mythe d’Origène : nous sommes des esprits célestes préexistants, déchus, suite à un péché indicible commis en ce ciel originel, et dès lors changés en âmes vouées à occuper des corps conçus comme lieu d’exil, pour une traversée du temps qui nous est imparti ici-bas vers la patrie céleste perdue. Les cathares, allant plus loin en cela qu’Origène, attribuaient ce corps provisoire dans ce temps au Mauvais, concevant une double émanation : la mauvaise création pour ce temps, ce monde, ces corps provisoires, tandis que la bonne création relevait de Dieu — là où pour l'orthodoxie, d'Origène aux Pères anciens, aux médiévaux et aux Réformateurs, on n’en confesse qu’une : un monde émané de Dieu, selon un mystérieux acte volontaire, signifié dans la notion de Création ex-nihilo : Dieu ne produit l'émanation (en accord, pour la bonne création, avec les cathares) que selon un acte libre qui la rend radicalement dépendante — contrairement au néo-platonisme strict pour lequel Dieu ne peut pas ne pas s’émaner. C’est précisément ce qui distingue la création de l’engendrement au sein de la Trinité : il n’y a, au sein de la Trinité, aucune sorte de “à un moment donné” (fût-il éternel !), pas de décision qui ferait advenir à l’être le Fils et l'Esprit saint : ils sont éternellement consubstantiels au Père.
L’émanation comme création, qui culmine en “selon l'image” relève, elle, d’un acte libre qui pose sa dépendance radicale.

Le plan des Sommes théologiques médiévales, notamment de Bonaventure à Thomas d’Aquin, relève clairement de ce processus d'émanation et retour, qui se résume dans une formule d’une prière de l’Église réformée de France et de l’ÉPUdF : “nous venons de toi et nous pouvons aller à toi” — qui dit de la façon la plus brève le schéma développé par Calvin dans ses chapitres ix et x du livre III de son Institution de la religion chrétienne, qui concluent ce que les premiers réformés méditaient comme Traité de la vie chrétienne (les ch. vi à x).

*

PS : d'Origène à Bergson et retour. Origène perçoit ce monde et ce corps comme lieu d’exil formé par Dieu pour recevoir les esprits déchus d’une préexistence bienheureuse. Un substrat temporel recevant l’éternité. Où l’on retrouve la date du nouvel an juif comme date depuis la création du monde, donnée en récit et relecture : 5786 ans cette année. Aucune contradiction avec les 13,8 milliards de l’univers. Une date en récit et relecture, comme 2025 en est une autre : après l’entrée dans le temps du nouveau monde initié par Jésus-Christ…
Rien n’interdit d'appliquer cela à l'être humain : quelques millions d’années pour son émergence, quelques centaines de milliers d’années pour le Sapiens : il s’agit de nous, de notre corps, douloureux, fragile, mortel, ce que Bergson a relu dans les découvertes de son époque concernant l’évolution comme lieu d'émergence de l'esprit. Le mythe origénien permettrait d’y lire aussi le lieu de notre exil, tout comme les mythes juifs de la préexistence : depuis la réticence des âmes à venir dans le corps, dans le temps (à nouveau l’inconvénient d'être né), jusqu’à l'idée que malgré tout, dans la préexistence, nous avons choisi notre lieu d’exil !

RP

mardi 10 juin 2025

Cathares. L’extinction d’une Église




La fin tragique du catharisme nous dit qu’une Église peut mourir. Le propos de Jésus : “les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle” (Mt 16, 18) parle de l’Église comme réalité transcendant toutes les institutions censées la représenter, qui, elles, sont toutes mortelles. De nombreuses Églises historiques ont disparu depuis 2000 ans. Le cas le plus tragique est peut-être le cas cathare. Pour l’Occitanie, une date symbolique, pour ce qui en est connu : 1321, la mort du dernier parfait connu, Bélibaste. Or, sachant que la perpétuation de l'Église se faisait par imposition des mains d’un parfait (pour ce terme, cf. par ex. 1 Co 2, 6 ; Ph 3, 15), l'Église cathare s’est éteinte irrémédiablement. Tout au plus un disciple des parfaits disparus peut-il espérer qu’un ange céleste vienne lui ouvrir le paradis céleste au moment de sa mort. Mais pas de possibilité de reconstituer une Église sur terre, attestée par un parfait antécédent…

Situation terrible d’une Église s’éteignant, détruite par l’histoire toujours incompatible avec l’ultime, avec la pureté et la vérité… incompatibilité qui a conduit à la croix Jésus, annonçant à ses disciples une fin similaire : “si on a fait cela au bois vert (la persécution et la mort), qu’en sera-t-il du bois sec ?” (Luc 23, 31.) Hors cela, tous les christianismes composant avec l’histoire, jusqu’à prendre le pouvoir, sont dans une forme ou une autre d'infidélité au Maître, ce qui éventuellement ne les empêchera pas de mourir aussi. C’est ce qui est arrivé à ce qui a été qualifié comme “augustinisme politique”…


Augustin, Origène et la question de l’histoire

L’augustinisme politique désigne l’application de la pensée d’Augustin d’Hippone au domaine politique, en particulier à partir de son œuvre majeure, La Cité de Dieu. La notion d’augustinisme politique a été forgée au XXᵉ siècle, par Henri-Xavier Arquillière, pour qualifier la tendance médiévale à absorber le droit naturel de l’État dans la justice surnaturelle et le droit ecclésiastique.

La notion d’augustinisme politique ne correspond pas à la pensée d’Augustin mais à une déformation médiévale (principalement par la papauté grégorienne) ou moderne (J.D. Vance) !

L’augustinisme politique repose en grande partie sur l’idée d’un déficit de la nature que l'Église romaine viendrait combler et corriger, occasionnant sa revendication médiévale de prise en charge de l'histoire et de sa violence… Précisément ce que le catharisme rejette.

Ainsi René Nelli analysant l’influence doctrinale d’Augustin sur la pensée cathare, en particulier sur la question du mal, de la concupiscence et du rapport au monde matériel, rapproche la morale cathare de celle d’Augustin et d’Origène, soulignant par ex. que, pour les cathares comme pour Augustin (et comme pour les augustiniens politiques dans l’Église romaine !), l’acte sexuel est entaché de concupiscence et donc intrinsèquement mauvais, comme l’est la violence du pouvoir et de l’histoire.

Augustin s’inscrit dans une lignée origénienne atténuée (en conservant l’importance essentielle d'une lecture spirituelle des Écritures), que l’on retrouve accentuée dans le catharisme — avec en son cœur la préexistence et donc la dualité des mondes qu’Augustin ne retenait pas.

Pour Rome le déficit de la nature implique sa prise en charge dans l’histoire, via pouvoir et sacrements. Pour les cathares, ce déficit induit un constat d’irrémédiable.

C'est Thomas d’Aquin qui trouvera dans l'Aristote arabe et sa relecture un déplacement du débat : pour lui la nature relève bien de Dieu (à la différence des cathares) mais pas de l'Église (contre l’augustinisme politique).


Histoire et Simone Weil

Attirée par ce qu’elle comprend des cathares (voir sa correspondance avec Déodat Roché), Simone Weil souligne par contraste son rejet des violences commises au nom de Dieu dans l’Ancien Testament et par l’Église romaine, et cherche dans l’expérience cathare une fidélité évangélique libérée de la force et de la domination.

Sa critique de l’Ancien Testament, qu’elle considère comme porteur d’une image de Dieu incompatible avec celle du Christ, a été l’un des motifs pour lesquels elle s’est rapprochée du catharisme tel qu’elle le comprenait avec le défaut de textes des années 1930-1940 (par ex. le Livre des deux principes a été découvert seulement en 1939). Se rapprochant de Déodat Roché (c’est à la lecture d’un texte de Roché de 1937 qu’elle lui écrit en 1941), elle s’en tient à la compréhension du catharisme qui conduit Roché à en faire, via des réflexions profondes mais alors en défaut de sources suffisantes, un manichéisme.

Sa méconnaissance du judaïsme et son absence de formation dans cette tradition ont nourri les contresens de Simone Weil.

Martin Buber estime pourtant qu'elle n’a pas rejeté le judaïsme en soi, mais la version déformée qu’en donnait l'Église romaine de son temps. Cela vaut sans doute aussi pour la compréhension du catharisme d’alors, censé rejeter l’Ancien Testament.

On peut dire aussi que, juive laïque, l’attitude de Simone Weil témoigne d’un désir de voir la religion de ses ancêtres être dégagée des douleurs de l'histoire qui traversent l’Ancien Testament. Il est frappant de voir sa mystique être si proche de la mystique juive, par ex. de la notion de tsimtsoum, que par ailleurs elle ne connaît pas.

Ce qui se confirme par sa compréhension de la Bhagavad Gita, qu’elle a lue en sanskrit pour en saisir toute la portée spirituelle et philosophique. Pour elle, le dharma de l’homme est d’agir sans attachement aux fruits de l’action, en consentant à la nécessité qui structure le monde. Elle rapproche cette notion de dharma (devoir) de sa propre idée d’“obéissance à la nécessité”, qu’elle considère comme la vertu suprême : aimer la nécessité, c’est aimer le monde tel qu’il est, sans vouloir y imposer sa volonté propre. Or, avec la Bhagavad Gita, on est dans un contexte guerrier : “Ton devoir est de combattre, dit Krishna à Arjuna. Pour un guerrier, rien n’est plus noble qu’un combat juste” (ch. 2, v. 31). On est proche de la lecture spirituelle juive de l'Ancien Testament, qui voit dans les douleurs et les violences un appel au dépassement douloureux de l'histoire. Contre la violence guerrière, “ce n’est pas par la force ni par la puissance, mais par mon esprit, dit le Seigneur (YHWH)” (Zacharie 4, 6), selon l'Ancien Testament.

Le rapprochement de Simone Weil d'avec le catharisme/manichéisme de Déodat Roché a été perçu, à tort, comme un rapprochement du marcionisme, d’un “catharisme marcionite” — du nom de Marcion, qui, selon les Pères de l'Église qui le présentent, rejetait l’Ancien Testament et l’essentiel du Nouveau, ne retenant que dix épîtres de Paul et une partie de Luc. Outre les difficultés que pose un tel rapprochement, se pose la question du comment il aurait pu s'effectuer. C'est où a été conçue l’hypothèse d’une filiation paulicienne, que Simone Weil n’a pas retenue, mais qui était à l’ordre du jour dans les généalogies de l'hérésie de son époque…


Tentative d’un rattachement marcionite via les pauliciens

Selon ces généalogies, les pauliciens, signalés par Photius et Pierre de Sicile (tous deux décédés fin IXᵉ s.), seraient à l’origine du bogomilisme. Je reprends les réflexions développées pour ma thèse soutenue en 1988 et publiée en 2000 (R. Poupin, La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières), p. 90-91 et 112 — note 42 p. 91 : “Photius, P. G., vol. 102 (datant du XIIIᵉ siècle), qui les distingue des bogomiles, mais surtout Pierre de Sicile, dont l'Historia manicheorum, P. G., vol. 104, a été authentifiée par [l'historien belge Henri] Grégoire, qui la date de 872 env. (“Miscellanae epica et etymologica”, Byzantion, XI, 1936, p. 610) — ignorent tout ascétisme sexuel ou alimentaire paulicien (cf. Obolensky, The Bogomils, Cambridge, (1948) 1978, p. 44). Entre autres différences notoires avec le bogomilisme — et le catharisme — Pierre de Sicile, qui relate leur histoire de 668 à 868 (cf. Obolensky, p. 31), mentionne leur rejet de toute succession apostolique (P.G. 104, col. 1257), leur aversion contre le monachisme, révélé par le diable à l'apôtre Pierre (col. 1245), dont d'ailleurs ils rejettent les écrits avec l'Ancien Testament (Obolensky, p. 39) ; ils ne refusent pas l'usage des armes (ibid., p. 37-38)… Quant aux relations du paulicianisme et du manichéisme, il convient de recevoir avec prudence l'avis de Pierre y voyant un manichéisme simplifié, puisqu'il rapporte lui-même qu'ils anathémisent Mani (cols. 1276-1277) et rejettent les spéculations cosmologiques et gnostiques de sa secte (Obolensky, p. 32). L'ascendance du mouvement reste difficile à cerner. La tentative que fait Pierre de les rattacher à Paul de Samosate (cf. ibid.) convainc peu. Leur nom viendrait plus vraisemblablement de leur vénération de l'apôtre Paul, qui va jusqu'aux noms qu'ils donnent à leurs Églises (cf. ibid., p. 33-36) — ce qui est étranger aux bogomiles comme aux cathares — ceci ne faisant toutefois pas nécessairement un marcionisme (cf. Harnack, Marcion, Leipzig, 1924, p. 382-383) de ce mouvement qui remonte à la 2e moitié du VIIe siècle (Grégoire, “Pour l'histoire des Églises pauliciennes”, Orientalia Christiana periodica, XIII, 1947, p. 508).”
Que les pauliciens, originaires d'Arménie, aient été installés de force à Philippopolis (Plovdiv), en Bulgarie, par les autorités byzantines, n’implique rien de plus qu’une possible solidarité hérétique avec les bogomiles de Bulgarie, vu les différences doctrinales importantes entre les deux mouvements (cf. Obolensky), et a fortiori avec le catharisme, notamment quant à l’Ancien Testament (rejeté par les pauliciens) et au Nouveau Testament (rejeté par eux en grande partie), acceptés en entier par les cathares. (Cf. Duvernoy, La Religion des cathares, p. 335, et Poupin, op. cit., p. 112 note 63).


Le Dieu séparé et les textes bibliques comme témoins d’un au-delà de l’histoire

Amie de Simone Weil, Simone Pétrement, dans ses travaux sur les origines du gnosticisme, notamment dans son ouvrage Le Dieu séparé (Cerf 1984), montre que l’altérité radicale de Dieu est au cœur de la pensée gnostique. Or, on est là avec cette notion centrale du judaïsme : le tétragramme (YHWH), Nom imprononçable, “au-delà de tout nom” (formule reprise par Paul — Ph 2, 9), est radicalement transcendant. L’altérité du Dieu séparé est accentuée dans le marcionisme jusqu’à déboucher sur un rejet des livres bibliques qu’utilisent les gnostiques et la grande Église, dans la lignée de Philon d’Alexandrie.

Tentation du rejet de l’AT, attesté par les Pères quant à Marcion, tentation rejetée par la “grande Église”. La même tentation a été reprise en islam, qui finira (au XIᵉ s., témoin Ibn Hazm de Cordoue) par y succomber pour un rejet des livres antécédents au Coran, faisant des textes de la tradition islamique une nouvelle loi, s'avérant déboucher sur l'impasse de l'islam politique, en lieu et place d'une relation dialectique avec les livres antécédents. Phénomène inévitable quand est abandonné par une religion ce qui en est la source. Ce qui, si l'on en croit les écrits qui en parlent, a atteint le marcionisme — mais n'a été le fait ni de la “grande Église”, ni des cathares, selon leurs propres textes.

Le nom imprononçable de Dieu marque la distance entre Dieu et l’homme, et son caractère mystérieux et inaccessible. Cela en lien avec les échecs des mises en place politiques. Ces échecs sont marqués par exils et destructions des temples : 722 av. JC et la chute de Samarie, qui ne s'en relèvera pas ; 586 av. JC et la destruction de Jérusalem et du temple dont la chute accompagne la fin de la dynastie davidique ; 70 et la destruction du second temple qui scelle la fin de la dynastie sacerdotale des sadducéens. Ne reste que la Torah comme fondement spirituel et sa révélation du Dieu au nom imprononçable. Un Dieu que nul n'a jamais vu, notion reprise par les mouvements juifs et bientôt chrétiens (cf. Jn 1, 18) parmi lesquels principalement les gnoses.

Déjà dans les années 50, selon l’épisode d’Athènes relaté par les Actes des Apôtres, ch. 17, le “dieu inconnu”, figure religieuse grecque, est repris par Paul pour parler du Dieu unique, invisible et transcendant, du judaïsme et du christianisme, renvoyant au Nom imprononçable. Paul, juif revendiqué, disciple du pharisien Gamaliel, selon les Actes des Apôtres, est resté fidèle à la Torah et à son Dieu radicalement transcendant. Sa fidélité se résume par son “la Loi (Torah) est sainte” (Ro 7, 12). Un malentendu tenace lui fait dire que la loi est renversée par la mort du Christ alors que c'est l'incapacité à l'observer qui est en cause — cf. sur le judaïsme de Paul, l'excellent développement de J.-F. Bensahel (Affronter le monde nouveau, éd. O. Jacob, 2019) qui y décèle tout au plus des concessions aux non-juifs. On peut aller plus loin et n'y voir rien d'autre que sa façon de rester fidèle à la tradition juive demandant aux non-juifs la seule pratique de la loi noachide.

Dans la gnose aussi, le “Dieu étranger” est radicalement transcendant, inconnaissable, au point de finir par n’avoir rien de commun avec le créateur du monde matériel. On y retrouve le démiurge de Platon, qui lui-même recoupe la dimension de l’histoire dans le judaïsme hellénistique de Philon d'Alexandrie. Dans le judaïsme hellénistique, la transcendance, l'au-delà de l'histoire de la divinité suprême, se traduit par le recours à la médiation, pour l'histoire, de l'angélologie — ce que l'on retrouve dans le Nouveau Testament. Ainsi, naturellement, chez le juif helléniste Étienne (Ac 7, 53), mais aussi chez Paul (Ga 3, 19), selon un usage déjà très présent dans les Écrits/Ketuvim (cf. notamment, et entre autres, Daniel), dans une lignée d'interprétation de "l'Ange de YHWH" de la Torah — "ange", i.e. littéralement "messager".

Dans tous les cas, la conviction est qu’il existe une réalité divine suprême, au-delà de l'histoire, qui dépasse la compréhension humaine, et dont la connaissance ou l’accès ne peut se faire que par révélation, silence, respect du mystère.

Le fait que le nom de Dieu soit imprononçable dans le judaïsme (pour souligner l’altérité, la transcendance et l’inaccessibilité de Dieu) a trouvé un écho dans la pensée gnostique, qui valorise aussi l’idée d’un Dieu suprême inconnaissable, caché au-delà de toute nomination ou conceptualisation. Cette impossibilité de nommer Dieu exprime, dans les deux traditions, la conviction que la divinité suprême échappe à toute saisie humaine.

Dans la Kabbale, le nom secret et imprononçable de Dieu (Shem HaMephorash), porte l’idée d’un savoir caché. Cette idée est également centrale dans la gnose, où la révélation du nom ou de la vraie nature de Dieu fait partie de la connaissance salvatrice.

Il n'est pas jusqu’au nom Yao/Iao des gnostiques qui ne dérive de YHWH, le Nom hébreu imprononçable de Dieu, via la transformation des lettres et de leur prononciation dans les milieux syncrétiques de l’Antiquité. Le nom “Yao” en lien avec l’Égypte apparaît principalement dans des contextes où il correspond à une prononciation du nom divin YHWH, notamment dans des sources juives en Égypte et dans la tradition gnostique. Par exemple, les papyrus d’Éléphantine, communauté juive en Égypte, indiquent que le Nom était prononcé “Yaô”.

“Yao” en Égypte se réfère à une forme translittérée du nom divin juif YHWH, attestée dans des contextes juifs ou gnostiques d’Égypte, plutôt qu’à une divinité égyptienne.

Le nom imprononçable du Dieu du judaïsme est lié à la gnose par la reprise et la transformation de ce nom dans les systèmes gnostiques, où il sert à désigner la divinité mystérieuse, cachée et suprême, conservant l’idée juive d’une transcendance et d’une ineffabilité qui dépasse la compréhension humaine.

On pense à Cioran, qui, affirmant : “si j’étais croyant, je serais cathare” (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 155 - cf. aussi son livre Le mauvais démiurge), ne laisse pas d’apprécier l'Ancien Testament qu'il dit même préférer au Nouveau, l’admirant pour son âpreté, contre un Dieu doux et bon dont il fustige volontiers un côté mièvre : “La poésie et l'âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l'intention de 'belles âmes'” (La tentation d'exister, Œuvres, p. 865). En cela, Cioran se rapprocherait de Moïse Maïmonide parlant des anthropomorphismes bibliques pour y appuyer sa théologie négative en notant que les figures grossières de Dieu proposées par l'Ancien Testament ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu.

Dans tous les cas, on est aux prises avec le problème de l’histoire. La vérité y sera broyée : Israël, la croix, la fin des cathares, etc.

RP

Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

mercredi 21 août 2024

“Des nains sur des épaules de géants”




On connaît la formule médiévale, "nous sommes des nains sur des épaules de géants", attribuée à Bernard de Chartres (XIIe siècle), enracinée dans un passé qui le précède, et revendiquée jusqu’à plusieurs modernes — sceau d’une certaine humilité comme quête pas toujours atteinte… Jusqu’à ce que l’humilité sombre dans l’oubli né de la certitude de certains des plus récents dépositaires du savoir d’être plus savants que celles et ceux qui les ont précédés, devenus témoins surannés d’un passé qu’il s'agit de “déconstruire”… Quitte à effacer, avec les travaux du passé, celles et ceux qui ne s'enthousiasment pas spontanément devant ce que les déconstructeurs ont posé : leur œuvre qui postule qu’eux seuls valent d’être écoutés, devenant les géants oblitérant ceux qu’ils décrètent “nains” naïfs d’un passé révolu…

Car nous sommes à l’époque issue de “l’invention de l'invention”, pour reprendre les mots de Michel Jas décelant une “mode historiographique : « l’invention des cathares », « l’invention des Cévennes », « l’invention des Pyrénées », « l’invention du tourisme », « l’invention du christianisme », « l’invention des droits de l’homme »… Cette mode, comme beaucoup de modes, présuppose que l’on n’a pas bien compris auparavant et que désormais on sait, que ce que l’on a dit a été inventé ou exagéré, ou reposait sur pas grand-chose et que maintenant l’auteur de l’essai a enfin décortiqué le déroulé maladroit et trompeur et que « la lumière a jailli » !”

Concernant le Moyen Âge, la mode en question ira s’il le lui faut pour établir sa vérité alternative, jusqu’à effacer même les sources, qui établissent la dimension religieuse et théologique de la pensée médiévale, hérétique incluse, comme le note l'historien Jacques Paul : « Le contenu religieux de l’hérésie est habituellement minoré comme si les doctrines ne comptaient pas (…) Il est clair que les controversistes orthodoxes (catholiques) savent parfaitement qu’ils attaquent des doctrines autant et même plus que des comportements (…) Ils s’emploient en général avec ardeur à réfuter des idées (hérétiques) et une argumentation. Peut-on croire que des ouvrages volumineux, minutieusement étayés à grand renfort de citations bibliques, aient été écrits en vain et sans but (…) Le mépris que certains historiens affichent pour les doctrines et l’ignorance dont ils créditent, sans preuve, les croyants ne sont pas sans conséquence (…). L’hérésie est d’abord un phénomène religieux ». (Jacques Paul, L'Église et la culture en occident IXe-XIIe siècles, PUF 1986, p. 768-769.)

Le cas médiéval n'est évidemment pas le seul…

À lire ICI, l'indispensable commentaire de Jean-Paul Sanfourche.

RP

jeudi 6 juin 2024

Ré-existence des cathares ?


Image sur France Culture


France Culture, 8 avril 2024, Marguerite Catton interviewe l’historien Julien Théry, lui demandant d’entrée si les cathares ont existé. Elle a sans doute écouté l’émission diffusée quelque temps auparavant (21 septembre 2023), où, invité avec sa collègue Alessia Trivellone par Xavier Mauduit pour Le cours de l’Histoire, “Hérétiques, l'invention des cathares”, l’historien et sa collègue nous ont permis de savoir que ce mot n’aurait jamais été utilisé au Moyen Âge pour l'Occitanie.

Peut-être aussi l'intervieweuse a-t-elle consulté Wikipédia, article “Catharisme”, citant en note J. Théry à son appui : “Le nom de ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement et il faut noter qu'il est tout simplement absent des milliers de protocoles de l'Inquisition languedocienne, où il n'est mentionné par aucun inquisiteur, accusé ou témoin de la persécution, pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval ou dans quelque récit de la croisade albigeoise que ce soit.”

Passons sur l’incohérence de cette phrase… “Le nom ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement”… Mais il n’est pas mentionné, “pas […] présent chez quelque auteur médiéval”. Il faudrait savoir : donné par les adversaires du mouvement ou présent chez aucun auteur médiéval ?… On apprécierait une explication… peut-être de J. Théry, référé en note par Wikipédia pour appuyer cette proposition.

Mais revenons à France Culture. Réponse de J. Théry à Marguerite Catton : le mot “cathares” a bien été utilisé au Moyen Âge, dit-il ce 8 avril ! La surprise passée, je ne peux m’empêcher de penser à ce que son collègue de sa TV en ligne Le Média, Théophile Kouamouo, a appelé antan (2006), à propos d’un tout autre sujet, “révisionnisme évolutif”, qui consiste à finir par admettre l’inverse de ce que l’on a dit jusque là, en donnant l’impression que c’est déjà ce qu’on voulait dire quand on disait le contraire. Citons Th. Kouamouo, article “Révisionnisme évolutif” (Le Courrier d’Abidjan — n° 756, mercredi 5 Juillet 2006) : “[Après avoir donné une première version des faits,] on se rend vite compte qu’on n’a pas le monopole de l’information, qu’il y a des journaux [ou des historiens] […] qui répercutent les vérités qui nous dérangent […]. On réécrit donc l’Histoire falsifiée qu’on était en train de tenter d’imposer. Non pas en restituant ses droits à la vérité, mais en concédant ce qu’il est désormais impossible de ne pas admettre.” (Cf. infra, en note annexe, l'article complet de Th. Kouamouo *)

J. Théry nous assure que l’ “hérésie”, parfois nommée, donc, “cathare”, inexistante en soi, naîtra de sa persécution après son invention par la réforme grégorienne initiant un “cléricalisme” qui n'existait pas auparavant : en ce sens que l'Eglise catholique, jusque là, n’aurait pas requis que les sacrements fussent administrés par des clercs ordonnés ! (Sic !) Il faudra expliquer cela aux orthodoxes orientaux, qui seront sans doute ravis d’apprendre que leur pratique des sacrements et leur administration par des clercs ordonnés leur est venue de la réforme grégorienne occidentale ! De même que le pape François, cité par J. Théry, sera sans doute ravi d’apprendre que sa dénonciation du cléricalisme et de ses abus signifie une volonté de permettre aux laïcs d'administrer les sacrements de la même façon que les clercs ordonnés ! Et que dire des paroisses en souffrance de manque de prêtres pour célébrer l'eucharistie, d'apprendre que cela vient de la réforme grégorienne, et qu'ils vont bientôt pouvoir se passer de prêtres…

Passé la surprise, on se dit : il aura donc consulté des sources, ou… les travaux de Jean Duvernoy. Sur la réforme grégorienne et son lien avec l’hérésie, il n’est pas inutile en effet de réentendre Jean Duvernoy (Le catharisme. Vol. 2 : L’Histoire des cathares, Privat 1979, p. 79-80) :

"Du milieu du siècle à 1100, [le mouvement que les sources intitulent « manichéen », qui apparaît en Champagne, dans l'Aquitaine et à Toulouse, à Orléans, en Flandre, en Allemagne, en Italie,] disparaît de l'histoire, alors que triomphent la réforme grégorienne et les fondations d'ordres religieux nouveaux, consécutifs à une prédication populaire itinérante. C'est dans cet interrègne apparent de l'hérésie que Jean Gualbert, Bruno, Robert de Molesme, Etienne de Thiers, Girard de Salles, Vital de Mortain, Bernard de Turon, Robert d'Arbrissel, les moines d'Hirsau, Jean de Méda, soulèvent les foules avant de fonder Vallombreuse, la Chartreuse, Cîteaux, Grandmont, Savigny Fontevrault, les Humiliés, ou d'éphémères communautés de laïcs ; dans cette période aussi que l'anticléricalisme, ou du moins la censure ouverte du clergé contemporain, est la doctrine officielle de l'Eglise, et ceci à partir et sous l'impulsion de Pierre Damien ; dans cette période que la Pataria milanaise attaque avec de gros effectifs la hiérarchie conservatrice.
Pendant cette période, le mot d'hérésie est réservé, par le parti « grégorien », au clergé simoniaque et concubinaire ; par ce clergé aux partisans de la réforme
(1).
Le seul cas de répression, au cours de ce demi-siècle, est celui de Ramihrd, un prêtre brûlé par les gens de l'évêque de Cambrai en 1077 pour avoir refusé les sacrements des simoniaques (évêque compris). Grégoire VII lui donna raison et demanda à l'évêque de Paris d'excommunier la ville
(2).
On pourrait discuter longuement le point de savoir si, dans le tumulte de la querelle des investitures et de la réforme, les hérésies sont passées inaperçues, parce que leur prédication et leurs aspirations étaient en grande partie identiques à celles des réformateurs ; si au contraire elles n'ont plus trouvé d'adhérents, leur clientèle normale étant satisfaite par ailleurs, ou si enfin l'intense courant de foi active déclenché par la réforme a détourné en particulier vers la Croisade, la population de spéculations dogmatiques tendant à l'immobilisme ascétique
(3).
Le XIIe siècle est le siècle d'or des hérésies. Il y a à ce fait trois causes probables, qui agirent plus ou moins isolément.
Le mouvement ascétique et apostolique qui avait animé la réforme n'était pas éteint. Un Henri de Lausanne et même des personnages moins connus comme Eon de l'Etoile ou Pierre de Bruis furent des prédicateurs itinérants suivis de la foule. Henri bénéficia encore, parfois, de l'aval du haut-clergé, comme au Mans.
En s'affranchissant de la classe militaire par la suppression de la simonie et de la patrimonialité des prélatures, l'Eglise acquit une puissance temporelle considérable […]"
.

(1. Sur tous ces points, entre autres : H. Grundmann, Religiöse Bewegungen im Mittelalter, Hildesheim 1961 ; J. v. Walter, Die ersten Wanderprediger Frankreichs, Leipzig 1903 ; A. Fliche, Etudes de polémique religieuse à l'époque de Grégoire VII, Les prégrégoriens, Paris 1916 et travaux ultérieurs sur la réforme grégorienne ; A. Borst, Die Katharer, pp. 81 et ss., et en dernier lieu le chapitre Orthodox Reform and Heresy de M. Lambert, Medieval Heresy. Popular Movements from Bogomil to Hus, Londres 1977, pp. 39 et ss.
2. Chronique de Baudry, MGH SS. VII, p. 540 ; P. Fredericq, Corpus Inquisitionis hæreticæ pravitatis Neerlandicæ, Gand 1889, p. 11 ; trad. anglaise et discussion dans W.L Wakefield et A.P. Evans, Heresies of the high Middle Ages, New-York et Londres 1969, pp. 95-96.
3. Il va sans dire que le mouvement ascétique était loin d'être absent de la réforme grégorienne. Il est piquant de voir Grégoire VII imposer aux chanoines les trois carêmes de l'Eglise grecque… et des cathares (A. Fliche, op. cit. prox. supra, pp. 300-301). Fin de citation de Duvernoy.)

*

Certes, à l’instar de la réforme grégorienne, l’hérésie médiévale correspond à une réaction morale, comme le soulignait l’historien italien Raffaello Morghen écrivant judicieusement en 1951 dans son livre Medioevo cristiano, que le catharisme était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors (y compris pré-grégorienne).

Beaucoup mentionné, notamment par J. Théry, Morghen semble, hélas, peu lu (ou peu compris ?). Pour l’historien italien, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal. Au colloque de Royaumont, en 1962, il précisait : « La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique. » (« Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge », Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962, p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen ne cautionne pas les thèses récentes qui se réclament de lui, mais s’accorde sur le fond avec Duvernoy !…

Encore un effort, et la thèse universitaire des deux ou trois auteurs “majoritaires” à la soutenir, thèse dite “déconstructiviste”, finira par rejoindre, dans un processus évolutif non dit, celle des Duvernoy, Brenon, Roquebert…

*

* Note annexe

“Révisionnisme évolutif”, par Théophile Kouamouo, Le Courrier d’Abidjan — n° 756, mercredi 5 Juillet 2006 :

“Les historiens de la presse s’amuseront bien quand ils étudieront les journaux français de la période folle que nous vivons, autour du thème de la crise ivoirienne. Avec un peu de chance, ils développeront un concept : le « révisionnisme évolutif ». Au départ, on engage une action moralement scandaleuse — ici, il s’agit de l’organisation d’un coup d’Etat puis d’une rébellion armée en Côte d’Ivoire. Puis, on tente de travestir les faits de la manière la plus grossière possible. Mais on se rend vite compte qu’on n’a pas le monopole de l’information, qu’il y a des journaux sur les lieux des crimes qui répercutent les vérités qui nous dérangent, et qu’on a laissé des traces sur le lieu de notre forfait. On réécrit donc l’Histoire falsifiée qu’on était en train de tenter d’imposer. Non pas en restituant ses droits à la vérité, mais en concédant ce qu’il est désormais impossible de ne pas admettre. Sauf que la vérité, dans la crise ivoirienne, vient à compte-gouttes, progressivement, comme un puzzle dont le visage final sera la face la plus hideuse de la Chiraquie. Sauf que les nouvelles versions, quand elles s’empilent les unes sur les autres avec frénésie, finissent pas discréditer à jamais celui qui les diffuse.
On l’a vu avec l’affaire du massacre de l’Hôtel Ivoire, où Paris a dit tout et son contraire avant de se taire piteusement. Désormais, c’est le prétendu « bombardement » de la base française de Bouaké ** par les FDS dont l’Histoire est réécrite tous les jours, au fur et à mesure de l’instruction des plaintes des parents des victimes. Les journalistes qui se font un honorable devoir de toujours se porter au secours de leur armée et de leur gouvernement sur le théâtre des guerres coloniales, rappliquent pour expliquer au bon peuple l’histoire invraisemblable de Jacques Chirac, le président qui s’était précipité pour accuser son homologue ivoirien d’être à la base du bombardement de Bouaké, et qui paradoxalement aurait pris le risque d’une affaire d’Etat pour faire disparaître les preuves du forfait de son ennemi ivoirien. Parmi ces journalistes, Thomas Hofnung de
Libération qui a pondu un article rempli de contre-vérités « exclusives » pour faire semblant de dénoncer une prétendue complicité du gouvernement français avec Gbagbo au nom de la raison d’Etat, et mieux camoufler les mensonges et la mystification qui ont justifié l’entrée en guerre avec une ancienne colonie où de nombreux entrepreneurs français avaient des intérêts. Il est dommage que de nombreux journaux ivoiriens aient donné de l’ampleur à une mauvaise opération de propagande.”

** Pour le fin mot de l’affaire Bouaké, cf. le livre de l’avocat des familles des soldats français tués lors du bombardement de Bouaké : Me Jean Balan, Crimes sans châtiment, affaire Bouaké, Max Milo 2020 (préface du Gal Renaud de Malaussène, du commandement des forces française en Côte d’Ivoire au cours de l’année 2005).


RP, avril 24

À suivre ICI...


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

lundi 22 avril 2024

Cathares. Le prix des guillemets


Montségur en Janvier-Février 2015 (photo Arpaix Pereilha)


Une hérésie inventée pour justifier a priori un projet politico-militaire : la croisade albigeoise. Pour cela, constituer de toute pièce une théologie inventée : produire un Traité anonyme en vue d’en donner en Occitanie une réfutation laborieuse (début XIIIe s.), dans un Contra manicheos (visant donc un dualisme) qui n’enlève rien à l'intérêt de l'argumentation inventée comme “cathare” dans le Traité anonyme. Produire plus tard, au XIIIe s. et plus loin, en Italie, un autre traité de théologie similaire, intitulé Livre des deux Principes (donc dualiste), doté d’une solide argumentation scolastique.

Puis a posteriori, après la croisade, charger l’Inquisition de confirmer, à travers ses procès et leurs dizaines de milliers de pages, la réalité de cette théologie inventée, en retrouver des traces déformées, induites sous la torture dans l’esprit des victimes, finissant par faire leur, par la terreur, ce dont on les accuse !

En tout cela : les traités à eux attribués, les tentatives de réfutation des polémistes, les tentatives de développer des généalogies expliquant leur présence, les procès d'Inquisition, etc., apparaissent des hérétiques croyant à la préexistence des âmes, déchues dans la matière, dans l'exil tragique d'un monde de douleurs et de persécutions — effet d’une catastrophe, portant en contrepartie l'espérance de la possibilité de la remontée de l'âme aux cieux, de sphère céleste en sphère céleste (selon la configuration des cieux médiévaux), jusqu'à la spiritualité où les Parfaits (Bons Hommes et Dames), par le Consolamentum, donné comme unique sacrement cathare, rejoignent en esprit les frontières du Paradis perdu.

Voilà ce que se sont donné la peine d’accomplir leurs persécuteurs : leur inventer une théologie qui dessine avec profondeur le tragique de la vision de l’humain et de son destin — comme cœur de la pensée et d'une histoire dite manichéenne ou cathare, ou simplement hérétique, une théologie qui déploie cette dimension tragique et grandiose : l’exil dans un monde douloureux, dimension centrale de la théologie inventée d’une hérésie médiévale inventée.

Puissance conceptuelle des ennemis des hérétiques “cathares” par eux inventés, pour leur inventer de même une telle théologie ! — d’une qualité souvent supérieure à sa réfutation ! Tel est le prix qu’il faut accepter pour ne recevoir les cathares qu’entre guillemets

RP, avril 2024


Cf. ici : François Rastier, La vérité sans guillemets


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

jeudi 18 avril 2024

Ré-existence des cathares/2 (entre guillemets)


Image ICI


Pour faire suite à Ré-existence des cathares ?

Interview par Jérôme Cadet, sur France-Inter, de Laure Barthet et Laurent Macé sur l’exposition de Toulouse sur les “cathares” (entre guillemets).

Problème : à l’oral, les guillemets ne se voient pas. Alors, briefé sur le sujet, l’interviewer insiste. Les guillemets sont au cœur de son sujet. Manifestement Laure Barthet, commissaire de l’exposition et Laurent Macé, historien, lui glissent entre les doigts, peu enthousiasmés par les guillemets, sous entendant un doute sur l’existence de l’emploi au Moyen Âge du mot cathares pour l’Occitanie : si, les cathares y ont bien existé, et y ont parfois reçu ce nom ! L’interviewer perçoit qu’il y a dû y avoir débat dans le comité d’organisation… Laure Barthet n’en dit rien, mais précise : ce nom, fait des théologiens catholiques d’alors, a une portée théologique.

Pour finir une interview qui, de la part des interviewés, n'est pas hypercritique comme semblerait le vouloir l’insistance des guillemets, l’interviewer briefé y revient, rappelant le titre de l'exposition, « “Cathares” entre guillemets, Toulouse dans la Croisade. »

On pense à Michel Roquebert, répondant à Alessia Trivellone — qui à l’époque (2018) tenait à ce que le mot cathares n’ait jamais été utilisé pour le Midi — en ironisant : ce débat autour du mot « cathare » me paraît assez puéril. Tout le monde sait de quoi on parle quand on le prononce ou l’écrit […]. C’est comme si on pensait que tous les peintres que nous appelons « gothiques » avaient eu les mêmes maîtres et peignaient de la même façon, ou que toutes les églises ainsi nommées elles aussi répondaient à un modèle unique. Au demeurant, aucune dénomination n’est plus artificielle que ce mot de « gothique », ni plus injuste, car, postérieur aux temps « gothiques », il fut à l’origine très dépréciatif, voire méprisant. Qui aurait cependant l’idée de demander sa suppression en Histoire de l’art ?”

On ne voit pas non plus qu'après avoir admis l’existence d’églises gothiques au Moyen Âge, et leur désignation conventionnelle sous ce nom, les historiens se soient mis à utiliser de façon systématique les guillemets ! On peut dire la même chose des dominicains, qui eux, contrairement aux cathares qu’ils combattaient par la prédication et la polémique, n'existaient pas sous ce nom au Moyen Âge. Personne n’a l’idée d’imposer des guillemets au mot devenu courant, conventionnel pour désigner l'Ordre des Prêcheurs, selon ce titre qui est celui des dominicains du Moyen Âge à nos jours.

Petite précision : risquant de me faire taxer (ça m’est déjà arrivé) de “défenseur des cathares”, façon de disqualifier mon propos, je signale que mes réflexions à ce sujet sont parties d’un travail sur le dominicain Thomas d’Aquin, travail d’un calvinien attaché au dialogue œcuménique, qui ne fait pas sienne la théologie cathare, de plus aujourd’hui éteinte. Ce qui ne m’a pas empêché de constater qu’elle a existé, et qu’elle n'est pas sans intérêt en termes de sens de la radicalité de l’exil métaphysique, par exemple — ce qui se retrouve en termes modernes chez un Cioran, confessant : “si j’étais croyant, je serais cathare”.

Mais jusqu’à nouvel ordre, on tient, dans les milieux “autorisés”, à ce que l’hérésie médiévale d’Oc n’ait pas eu de théologie propre, mais qu’elle soit due à l’Inquisition, et que les témoignages à son sujet soient donc aussi tardifs que l’Inquisition. Effectivement l'institution date de 1231 (20 avril 1233 pour le Languedoc), avant de se développer et de se mettre en place. Et les procès d’Inquisition, en effet, n’utilisent pas le terme à vocation théologique, cathares, se contentant généralement de viser une hérésie, sous ce mot, hérésie, s’abstenant de fournir une tentative de définition a priori.

Car le mot cathares, antérieur à la mise en place de l'Inquisition, est une tentative des théologiens et polémistes de définir ladite hérésie. En l'occurrence d’y dire une hérésie dualiste. Étrange de lire qu'on ne voit pas de textes lui attribuant le dualisme qu’essaient de dire les termes manichéens ou cathares, idée que l’on retrouve bien dans les procès d'Inquisition, sans le mot. Et pour cause, le terme dualisme a été forgé plusieurs siècles plus tard, fin XVIIe, par Pierre Bayle, pour définir, précisément, le manichéisme.

Problème non-négligeable, donc, de la thèse devenue en France la thèse universitaire officielle : postuler que les hérétiques médiévaux n’ont pas de théologie (thèse chargée d’une certaine condescendance de clercs). Des bribes de théologies seraient apparues parmi des milieux disparates devenus hérétiques suite à leur invention pour la Croisade puis par l'Inquisition, bribes que n’auraient fait qu’adopter maladroitement ceux qui se les voyaient prêter par leurs ennemis les inventant arbitrairement.

Cela ressemble fort à un postulat. Si l’on remonte quelques décennies auparavant, au temps de la polémique, le mot cathares apparaît bien, pour l'Occitanie, et pas de façon marginale, quoiqu’on en veuille, cela dès le XIIe siècle, commençant, ce qui n’est pas rien, par un Concile œcuménique, 1179, dans un canon visant les Terres d’Oc. On le retrouve dans une somme de la foi catholique et un traité dénonçant explicitement les manichéens (“qui sont nos modernes cathares”).

Le traité Contra manicheos, qui donne cette précision, “nos modernes cathares”, est daté au plus tard de 1220, soit plus de dix ans avant la mise en place de l'Inquisition.

Annie Cazenave (“De l'opportunité du sens critique”, Les cathares devant l'Histoire, Mélanges offerts à Jean Duvernoy (2003), L'Hydre, 2005, p. 148) fournit un argument qui vaut d’être entendu et qui le ferait remonter plus haut : “Rédigées à Elne vers 1220, de quelle utilité auraient été ces polémiques ? À quel public se seraient-elles adressées ? En temps de guerre, convertir par le dialogue n'était plus de mise, les méthodes étaient devenues plus expéditives ! Ces textes datent du temps des controverses et c'est leur échec qui a conduit à la croisade.”

Il en est de même de la Somme d’Alain de Montpellier, datée du tournant XIIe-XIIIe s. Lui préfère le terme hérétiques, mais ne manque pas de s’interroger sur la signification et l’origine de ce mot, cathares, employé pour l’Occitanie par le Concile auquel il a assisté — origine, pour lui, peut-être populaire. Où l'on retrouve le rhénan Eckbert donnant quelques décennies avant une signification savante à un terme peut-être populaire — jeu de mots sur Ketzer, mot allemand pour hérétique et Katze, le chat, chat que l’on retrouve avec le catus d’Alain, qui y voit l’origine du terme cathare.

Dans tous les cas, on y trouve l’idée qu’il y a bien là-derrière une théologie ! D’autant plus évidente que le Contra Manicheos cite texto un Traité anonyme développant une théologie précise, que le polémiste juge “manichéenne”, c’est-à-dire dualiste (mais le mot n'existe pas encore).

La remarque d’Annie Cazenave révèle toute sa pertinence si l’on sait qu’en Terre d’Oc, la croisade a remplacé la polémique… mais pas en Italie, où au XIIIe s., l’on retrouve le terme cathares, désignant aussi les hérétiques d’Oc, et ayant conservé jusqu’à un traité de théologie intitulé Livre des deux Principes, retrouvé en 1939. Comment faire plus “dualiste” ? — terme pas encore inventé, et donc donné sous les termes manichéens ou cathares.

Dans ces termes apparaît un tâtonnement théologique : comment définir ce qui caractérise cette hérésie ? Où l’on trouve trois temps : manichéens dès le XIe s. ; puis, équivalent moins précis (puisque l’on peine à faire la filiation avec Mani), cathares, depuis le XIIe s. ; et enfin, encore moins précis, tout simplement hérétiques, généralisé par l’Inquisition, dont les procès laissent toutefois transparaître la même hérésie, dont sera retenu le terme cathare, cette hérésie qui a infesté principalement l'Albigeois, lui valant la croisade et l'identification postérieure de son nom à celui d’hérésie albigeoise, i.e. cathare, allant jusqu’à y voir, dès la Canso, ceux de Bulgarie — rejoignant la tentative des polémistes de trouver une généalogie à l’hérésie (cf. de même pour l’Italie les traités généalogiques édités par le P. Dondaine).

À comparer ce que l’on dit d’eux, Jean Duvernoy n’hésite pas à parler de catharisme pour les manichéens du XIe s., selon ce terme disant déjà un embarras qui tentera de se nuancer dans le terme cathares, avant de se contenter du vocable hérétiques — ce qui n'empêche par lesdits hérétiques d'avoir avant l’Inquisition et avant la Croisade, une théologie (en débat et plurielle), une liturgie, une conscience de soi… Inventées par leurs ennemis ?

RP, avril 24

À suivre ICI...


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

samedi 30 mars 2024

Wikipédia et le catharisme

Remise en ligne d'un texte d'avril 2022, après de légères modifications (cf. la notion de "révisionnisme évolutif") de l'article "Catharisme" de Wikipédia (par ex. il signale à présent la mention du terme "cathares" dès fin XIe sous la plume d'Yves de Chartres, sans en tirer les conséquenses sur la thèse "rhénane") : il conserve le même problème de fond…




L’article “catharisme” de l’encyclopédie en ligne Wikipédia est un exemple remarquable de ce qu’il faut lire pour être sûr de ne rien comprendre au catharisme. Heureusement nous sommes toutefois prévenus d’entrée : “La pertinence du contenu de cet article est remise en cause”. Hormis cet avertissement, l'article est non modifiable sur le fond : quelques historiens de ma connaissance s’y sont essayés à plusieurs reprises et se sont vus à chaque fois immédiatement censurés par un vigilant propriétaire (?)* de l'article jugeant à rejeter, sous le terme “POV” (Point of view, i.e. “subjectif”), toute divergence quant à son approche auto-proclamée objective…

La section “étymologie” illustre remarquablement la méthode. Une pétition de principe (fausse : cf. infra), annoncée dès l’introduction, oriente tout le développement : le terme “cathare” viendrait de l'occitanisme des années 1960. L'affirmation est erronée, fût-elle appuyée d’un article déjà ancien de Julien Théry, cité à de nombreuses reprises dans la section, mais réfuté depuis longtemps, notamment par Michel Roquebert…

La section étymologie commence ainsi : “Le nom de ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement [ce qui est vrai] et il faut noter qu'il est tout simplement absent des milliers de protocoles de l'Inquisition languedocienne, où il n'est mentionné par aucun inquisiteur, accusé ou témoin de la persécution, pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval [ce qui est faux] ou dans quelque récit de la croisade albigeoise que ce soit. En outre, c'est tardivement qu'il a été adopté par les historiens : c’est en effet seulement depuis les années 1950 que le terme de ‘cathare’ est plus largement préféré à d'autres […]”. Ah bon ?!

Passons sur l’incohérence de cette phrase… “Le nom ‘cathares’ a été donné par les adversaires de ce mouvement”… Mais il n’est pas mentionné, “pas […] présent chez quelque auteur médiéval”. Il faudrait savoir : donné par les adversaires du mouvement ou présent chez aucun auteur médiéval ?… On apprécierait une explication…

On nous concède généreusement, momentanément, un point de départ dans les années 1950, pour revenir, en fin de section sur le postulat de départ - années 1960 : “Repris et popularisé en français par l'occitanisme des années 1960 en opposition au centralisme ‘jacobin’ et parisien, le terme cathare, s'il manque de neutralité, est celui qui s’est imposé, même s'il ne sert jamais dans les sources médiévales à désigner les hérétiques du sud de la France […]”. Sic !

Au seul appui du récit de la Croisade contre les Albigeois (Hystoria albigensis) et d’une lecture erronée du canon 27 du concile de Latran III, on nous assure que l'hérésie était, en Occitanie, intitulée “albigeoise”. Et on nous parle d’”albigéisme”, de façon tout à fait anachronique, puisque le terme, désignant une doctrine (et non plus seulement le cœur d’une région), est dû à la Réforme protestante. Ce faisant on rend inaccessible au lecteur le simple fait que l’Albigeois, notion géographique, a subi une croisade pour fait de catharisme, notion religieuse désignant ce que les textes nomment plus communément “hérésie” (intitulé le plus fréquent, seul point que l’article de Wikipédia remarque à juste titre).

L’article concède, dans une démarche chère aux "déconstructivistes", qu'on peut faire remonter le terme “cathares” plus haut qu’à 1960, au XIXe siècle, avec l’historien alsacien Charles Schmidt “relançant” en 1848 une expression médiévale proche de sa région, sans que celui-ci, Schmidt, n’ait remarqué qu’elle n’aurait au Moyen Âge concerné que la Rhénanie (ce que j'ai nommé "thèse rhénane"), voisine de l’Alsace, bref la zone germanique, ce que l’article souligne à l’envi (concédant toutefois que ce terme germanique a pu s’étendre l’Italie du Nord… Difficile de l’éviter quand un traité médiéval s’intitule carrément De heresi catarorum in Lombardia).

À l'appui de l'idée de la quasi exclusivité rhénane du terme, l’article a insisté précédemment longuement sur le fait, déjà signalé par Jean Duvernoy dès les années 1970, que le terme apparaît dans les sources médiévales effectivement pour la première fois en Rhénanie (sauf Yves de Chartres !).

Wikipédia, suivant le courant "déconstructiviste", y trouve un appui à son postulat de départ et de fin de section : le terme, germanique, ne concerne pas l'Occitanie jusqu’à ce que les occitanistes des années 1960 (ou tout au plus 1950) le fassent leur. Sic !

CQFD ! Sauf que cela se fait au prix de l'occultation de plusieurs sources, parlant bien au Moyen ge de "cathares" concernant l'Occitanie, quoiqu'en veuille le premier paragraphe de la section, nous assénant que le terme n’est pas utilisé par les Inquisiteurs (ce qui est juste) “pas plus qu'il n'est présent chez quelque auteur médiéval” (ce qui est faux).

L’article ne mentionne ni le Contra manicheos qui, début XIIIe siècle, appelle cathares les hérétiques méridionaux (“les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”), ni la lettre du pape Innocent III aux prélats méridionaux, les mettant en garde en 1198 contre ceux qu’il appelle notamment cathares, lettre enchaînant sur la mise en garde du concile réuni vingt ans avant par son prédécesseur Alexandre III, Latran III (1179). Le concile est bien cité par l’article, en son canon 27, mais d'une façon qui en déforme le contenu, qui contredirait le postulat de base. Non seulement le canon 27 ne fait pas de l’”albigéisme” (dont il ne parle pas) une hérésie à côté de celle des cathares, mais il dit que la région de l’Albigeois, comme celles de la Gascogne, du Toulousain, et d’autres, est infestée de cathares (“dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur” / “Eapropter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum, quos alii Catharos, alii Patrinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant…”).

Autre omission significative, concernant Alain de Lille. Il est bien cité, mais nulle part n'apparaît qu’à l’époque où il écrit contre les hérétiques (que dans son développement, il nomme “cathares”), il n’est plus à Lille, mais à Montpellier, où il s’est installé après avoir assisté au concile de Latran III dont il reprend les termes contre les cathares dans sa somme dédicacée à Guilhem de Montpellier, non sans tenter des étymologies douteuses sur le terme “cathares”, qu’il utilise, donc, pour les terres d’Oc). Omission qui permet à l’article de laisser penser qu’il vise la région de Lille (?), comme il omet de laisser paraître que Latran III canon 27 vise bel et bien les terres d’Oc. Intitulé de sa Somme quadripartite : Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens – quatre catégories, donc, les cathares étant distingués, comme hérétiques, des dissidents vaudois, les païens désignant les musulmans.

Oubli aussi de Rainier Sacconi, l'ex-dignitaire cathare entré chez les Frères Prêcheurs, qui titre un des paragraphes de sa Summa de catharis : “Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais”.

Méthode étrange que ces omissions pour un article se voulant “objectif” !

Si l’on veut démêler l'écheveau confus que nous propose l'article de Wikipédia, il s’agit d’en venir vraiment aux textes, qui parlent effectivement au Moyen Age préférentiellement d’”hérésie”. Mais lorsqu'il s’agit pour les polémistes d’essayer, dans des textes théologiques, donc, de préciser en quoi consiste ladite hérésie, on trouve régulièrement les formules "manichéens", ou “cathares”, imprécis eux-mêmes et jamais revendiqués par les hérétiques, mais qui permettent aux hérésiologues médiévaux de les distinguer, notamment des vaudois.

À l'époque, “Albigeois” désigne un espace géographique “infesté” de l’hérésie. Au XVIe s., les protestants méridionaux se perçoivent comme héritiers des anciens hérétiques, qu’ils entendent dédouaner de l’accusation de catharisme (que l’enseignement protestant rejette). Ils ne seront donc pas considérés comme cathares, mais A(a)lbigeois, le terme commençant dès lors à prendre un sens religieux, celui d’une doctrine pré-réformatrice (Albigeois devenant “albigeois”, sans majuscule), à côté de celle des vaudois.

Bien avant Schmidt, Bossuet reprend les termes "manichéens" et "cathares" pour faire apparaître que les albigeois dont se réclament les protestants sont bel et bien des hérétiques. Schmidt, près de deux siècles après Bossuet, se rangera aux arguments de l’évêque de Meaux : les albigeois étaient bien cathares, hérétiques !

On est un siècle avant les occitanistes des années 1960, qui n’ont fait que reprendre le terme que les historiens avaient concédé : "cathares". Les occitanistes n’ont rien inventé ! Ils n’ont fait que constater que la répression d’une terre et d’une langue s’était faite sur la base de la répression d‘une hérésie que ses ennemis avait qualifiée de “cathare” !…


RP, 22.04.22


* C'est à dire qui se comporte comme tel, et imperméable à l'argumentation en discussion. Cf. ici.


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

jeudi 19 octobre 2023

À qui profite le crime ?


Carcassonne - photo Jean-Louis Gasc


L’assassinat de Pierre de Castelnau et le déclenchement de la Croisade

Actualité immédiate – écrivant depuis quelques jours sur les “Albigeois” et ce qu’ils ont subi il y a huit siècles – je ne peux m'empêcher de penser aux morts de l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, me demandant comme beaucoup : à qui profite le crime ?… En 1209, la croisade déclenchée contre les Albigeois est dans les papiers depuis au moins 30 ans, à savoir depuis le concile de Latran III (convoqué en 1179 par le pape Alexandre III). Il suffit d’en lire le canon 27, visant les “cathares” infestant “la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse”, pour n'en avoir aucun doute.

L'idée de Croisade interne à la chrétienté n’a alors plus rien de tabou : même l'Angleterre fut un temps visée, sans oublier la IVe Croisade orientale, celle de 1204, qui débouche sur le sac de Constantinople, présenté comme un “dérapage des Vénitiens”, dérapage regretté par le pape Innocent III, qui n'en crée pas moins un patriarche latin de Constantinople – ce qui ne dénote pas dans un projet de domination romaine universelle et temporelle. Le dérapage des Vénitiens n’en dit pas moins beaucoup sur l’état d’esprit des Latins d’alors. Aussi, quand on entend que la IVe Croisade serait un échec de Rome qui le compenserait en s’en prenant à Toulouse, on reste songeur. Ne manquait qu’un déclencheur pour que le “bâton” s’abatte… Je cite Michel Roquebert :

« Pour que ce “bâton” qu'Innocent III réclamait en vain depuis bientôt dix ans finît par s'abattre sur le pays cathare, il fallut un événement hors du commun. A l'aube du 14 janvier 1208, Pierre de Castelnau [légat du pape], qui venait de Saint-Gilles, s'apprêtait à franchir le Rhône, quand il fut assassiné d'un coup de lance dans le dos. Arnaud Amaury [abbé de Citeau et successeur de Pierre de Castelnau dans la légation pontificale] dénonça immédiatement Raymond VI au Saint-Siège, comme étant l'instigateur du crime le comte, en effet, aurait eu une entrevue houleuse, à Saint-Gilles même, avec Pierre. Ce dernier refusant de lever l'excommunication et l'interdit qu'il avait fulminés en avril précédent, Raymond aurait proféré en public, à son encontre, des menaces de mort. Il avait donc armé le bras de l'assassin... Or tout ce qu'on sait du tempérament du comte de Toulouse incite à penser qu'il n'était pas homme à se livrer à des provocations ni à jeter de l'huile sur le feu – on ne peut pas en dire autant d'Arnaud Amaury, l'avenir va vite le prouver. Les efforts que Raymond va déployer pour éviter la guerre contredisent par ailleurs qu'il ait commandité un acte qui ne pouvait que la déclencher. Au pire, on peut penser au geste quelque peu irresponsable d'un familier trop zélé, voire d'un de ces Occitans qui haïssaient tant le légat qu'il lui avait fallu, on le sait, se cacher plusieurs mois durant pour échapper à la vindicte des foules. Il reste que l'assassinat de Pierre de Castelnau sera, avec la complicité d'hérésie, le grand chef d'accusation retenu contre le comte lors de ses procès successifs » (M. Roquebert, Histoire des cathares, Perrin 1999, p. 121).


Parallèles historiques :


L’attentat contre l’amiral de Coligny et le massacre de la Saint-Barthélémy

L’historien Jean-Louis Bourgeon a sérieusement mis en question l'accusation, devenue vulgate, mettant en cause Charles IX et Catherine de Médicis pour le massacre de la Saint-Barthélémy. Ce faisant, il nous confronte à la même question : à qui profite le crime ?

Un résumé du travail de l'historien, donné par Éric Deheunynck :

« Jean-Louis Bourgeon internationalise la Saint-Barthélemy. Le commanditaire de l’attentat manqué est le roi Philippe II d’Espagne. Coligny est devenu l’homme à abattre. Non seulement il est revenu en grâce à la cour et reste incontournable dans un royaume réconcilié, mais plus grave il pousse à intervenir aux Pays-Bas espagnols du côté des insurgés. Des huguenots ont déjà franchi la frontière et participent à la révolte de Mons. Éliminer Coligny, c’est non seulement mettre à mal le processus de paix en France mais aussi stopper net toute ingérence française dans la révolte des Pays-Bas. Dans ce scénario l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Diego de Zuniga, devient un personnage-clé, le duc de Guise son bras armé. L’échec de l’attentat pousse l’Espagne à organiser le coup de force du 24 août. À côté du duc de Guise, le royaume ibérique peut aussi compter sur le soutien de la ville de Paris. La milice bourgeoise est l’autre acteur du massacre. Dans ce scénario le roi de France a perdu tout contrôle sur sa capitale, ce qui se renouvela en 1588 lors de la journée des barricades. En assumant le massacre Charles IX rétablit néanmoins son autorité, du moins en apparence. »

Précisions données par Joël Cornette dans L’Histoire mensuel 408, février 2015 :

« Il faut tenir compte, en effet, de l'accusation d'hérésie portée contre Charles IX et Catherine de Médicis, accusés par les prédicateurs d'avoir fomenté “l'union exécrable”, ce “mariage contre nature” d'Henri de Navarre (un huguenot) avec Marguerite de Valois, soeur de Charles IX, fille d'Henri II et de Catherine. Nous savons en effet que la politique de concorde, consacrée par l'édit de pacification de Saint-Germain en 1570, a déchaîné une haine générale contre les personnes royales.
A lire cette lettre, il est impossible de penser que la royauté ait pu vouloir la Saint-Barthélemy. Il semble bien, au contraire, qu'elle l'a subie frontalement et qu'elle a tout fait pour l'éviter, comme le prouve la mobilisation tardive, par Charles IX, de la milice bourgeoise, arguant de la menace “de ceulx de la Nouvelle Religion” : un prétexte, écrit Jean-Louis Bourgeon, car il s'agissait avant tout de se protéger.
La Saint-Barthélemy a révélé l'ampleur du danger encouru et l'effort pour échapper au pire, c'est-à-dire à “ceulx qui vouldroient gouverner le Roy et le roiaulme à leur fantesye”. Cette accusation sans nom vise les Guises, champions d'un catholicisme intransigeant, dont on sait qu'ils gouvernèrent la France au temps de François II (en 1559-1560) avant d'être écartés du Conseil du roi par Charles IX et qui ne cessèrent alors, notamment avec l'appui de Philippe II d'Espagne, de s'opposer à la politique religieuse de Catherine et de ses fils.
Nous savons déjà, avec certitude, que les Guises furent à l'origine de l'attentat du 22 août 1572 contre l'amiral de Coligny – ce qui déclencha la Saint-Barthélemy. Le Discours du duc de Nevers nous aide à comprendre que Charles IX a craint d'être assailli en son Louvre par toute une population excitée par les Guises et leurs fidèles, liguée contre sa politique fiscale et religieuse. Un an plus tard, la crainte est toujours là. »



L’assassinat de 10 hommes lors du bombardement de Bouaké et suites

Parallèle plus récent, le “bombardement de Bouaké” (Côte d’Ivoire) de 2004. Ici, quelque lumière a pu percer un peu plus rapidement, du fait de la facilité contemporaine de la communication, ce qui permet de reconsidérer, au-delà du massacre de la Saint-Barthélémy, mieux fourni en document que le XIIIe siècle, la question du déclenchement de la Croisade contre les Albigeois à l’aune de la même question : à qui profite de le crime ?
Pour mémoire, il s'agit, parlant dudit bombardement de Bouaké, de l’histoire des avions “Sukhoï” sous couleur ivoirienne bombardant en 2004 le camp français de Bouaké et tuant 9 soldats français et un humanitaire américain : l’avocat des familles des soldats tués à Bouaké, Me Jean Balan, clame haut et fort, après enquêtes approfondies, que Laurent Gbagbo n’y est pour rien ! L’avocat rappelle : dès la mort des soldats français et l’atterrissage des avions à Yamoussoukro, les co-pilotes biélorusses ont été appréhendés par les autorités françaises… et exfiltrés vers le Togo. Arrêtés au Togo par les autorités, ils ont été remis aux autorités françaises qui les ont re-exfiltrés vers… (on ne sait où…). Les soldats tués, eux, ont été enterrés avec une précipitation telle que leurs effets (jusqu’aux paquets de cigarettes) étaient encore sur eux, non lavés, et qu’on avait interverti deux corps ! On sait cela parce que la juge aux armées Brigitte Raynaud avait fini par obtenir, à force de pressions, que, comme le demandaient les familles, les cercueils soient ouverts.
À l’époque, immédiatement après le bombardement, le Président Chirac accusait publiquement son homologue Gbagbo d’avoir commandité l’attaque, et présidait devant les cercueils des victimes une solennelle cérémonie aux Invalides, prélude à une tentative de renverser le Président Gbagbo, accusé de tous les maux, plus tard emprisonné dix ans à la CPI qui, ne trouvant rien contre lui après moult reports des délais pour enquêter, l’a lavé, en l’acquittant, des accusations qui le visaient.

*

Autant d’événements “hors du commun” (expression de Michel Roquebert parlant de l'assassinat de Pierre de Castelnau). La seule question est : à qui profite le crime ?, d'autant plus qu'il est énorme et ruine tous les efforts que faisaient ceux qui ont été accusés sans preuve !

Retour à l’actualité : le carnage à l'hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, dont on pourrait savoir le fin mot plus rapidement encore que pour le bombardement de Bouaké. En attendant, l'événement atroce, hors du commun, ruine tous les efforts d’Israël (même si les jours qui passent voient s’accumuler les preuves que le carnage à l’hôpital n’est pas de son fait) ; l’effet immédiat et sans enquête est de lui aliéner une opinion déjà a priori défavorable tant elle a été travaillée – jusqu’à négliger l’horreur du pogrom du 7 octobre, empreint d’une haine antisémite qui concrétise le projet, nuisible aux Palestiniens, écrit dans la Charte du Hamas.

Comme pour l'événement déclencheur de la Croisade de 1209, une question : à qui profite le crime – de 1572, de 2004, de 2023 ? Pas aux accusés sans enquête en tout cas ! Il leur nuit ! Et les accusateurs savaient qu’il leur nuirait ! À qui a profité le crime de 1208 ? À qui a-t-il nui ? Il a été le motif déclencheur de la destruction d’un pays, avant la disparition de sa langue, la langue d’Oc, véhicule de la culture européenne d’alors…

“L'Histoire est écrite par les vainqueurs, les menteurs, les plus forts et les plus résolus. La vérité se découvre souvent dans le silence et les lieux tranquilles”, écrit la romancière Kate Mosse (Labyrinthe, Livre de poche, p 814).


RP, 19 octobre 2023


jeudi 12 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (1)




“Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur.” (Simone Weil, En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, 1942)

“Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes […]. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” (Raffaello Morghen, Hérésies et société, Colloque de Royaumont, 1962)


*

1) De quelques inventeurs des cathares,
et de quelques pétitions de principe répétées et jamais questionnées…



Années 1960 - Stellio Lorenzi

On nous donne comme moment du lancement du mot “cathares” l'émission télévisée de Stellio Lorenzi, “Les cathares” (série La caméra explore le temps) de 1966 (époque où la télévision encore en noir et blanc entrait dans bien peu de foyers). On nous concède certes que quelques groupes ésotériques utilisaient le mot depuis quelques décennies. Mais au fond, au-delà de ces groupes ultra-minoritaires, Stellio Lorenzi serait un des inventeurs des cathares.

Simone Weil eût été étonnée de le savoir, elle qui écrivait en 1942, dans En quoi consiste l'inspiration occitanienne ? (Œuvres, Quarto p. 679) : “Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur”. Tiens, elle connaissait donc le mot “cathares” pour désigner un mouvement occitanien médiéval 25 ans env. avant l'émission de Stellio Lorenzi ! Dans une Lettre à Déodat Roché, datée du 23 janvier 1941, elle lui confiait : “Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur l’amour spirituel chez les cathares. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression […]”. La brochure en question date de 1937, et à y regarder de près, Déodat Roché ne vient pas d’inventer le mot, prisé, certes, dans les milieux ésotériques d'alors… qui l’ont repris aux historiens !

Ce qui nous conduit au second postulat sans cesse répété en dépit des textes : l’historien Charles Schmidt aurait inventé le mot concernant le Midi, en 1849…


Années 1840 — Charles Schmidt

À lire son livre, Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois (1849), on découvre vite que Charles Schmidt est bien informé. Il sait que les polémistes catholiques modernes attaquent les protestants sur leur volonté de considérer les “albigeois” (pris comme titre religieux, avec minuscule, donc) comme des pré-réformateurs, sorte de vaudois… D’où la préférence des protestants d'alors pour ce nom, “albigeois”, non-connoté péjorativement comme le mot “cathares”. Protestant, Schmidt sait, et regrette, que la polémique catholique mette à mal le discours protestant. Parmi les nombreux auteurs qu’il cite, l’évêque Bossuet qui, polémiquant avec le protestant Jurieu, soutient en 1688 que le catholicisme est invariable dans sa vérité contrairement au protestantisme qui compte même des “ancêtres” “manichéens”, “cathares”, notamment en Languedoc médiéval…

Citons Bossuet :
“LV. […] Caractères du manichéisme dans les cathares.
[…] Ces hérétiques, outre les cathares et les purs, qui étaient les parfaits de la secte, avaient un autre ordre qu’ils appelaient leurs croyants, composé de toutes sortes de gens. […] Renier [Sacconi] raconte que le nombre des parfaits cathares de son temps où la secte était affaiblie, “ne passait quatre mille dans toute la chrétienté ; mais que les croyants étaient innombrables : compte, dit-il, qui a été fait plusieurs fois.”
LVI. Dénombrement mémorable des églises manichéennes. Les albigeois y sont compris. Tout est venu de Bulgarie. […] On comptait seize [Églises] dans tout le monde, […] “l’Église de France, l’Église de Toulouse, l’Église de Cahors, l’Église d’Albi ; et enfin l’Église de Bulgarie et l'Église de Dugranicie, d’où, dit [Renier], sont venues toutes les autres”. Après cela, je ne vois pas comment on pourrait douter du manichéisme des albigeois, ni qu’ils ne soient descendus des manichéens de la Bulgarie. […]
Nous voyons, dans le même auteur et ailleurs, tant de divers noms de ces hérétiques […].” (Histoire des variations des Églises protestantes, II, Œuvres, t. XXXIV, § LV & LVI, 1688, p. 248-250.)

Charles Schmidt (qui ne sait pas encore qu'avec l'apologétique catholique moderne, la scientificité de Bossuet est elle aussi à nuancer !) se rend à regret, dans son Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, aux arguments catholiques : “Quelque heureux que nous eussions été de trouver les cathares en accord avec notre foi et de les défendre contre les accusations de leurs adversaires, nous avons dû nous soumettre avant tout à la vérité” (vol. II, p. 270). D’où le titre de son livre, façon de dire : “hélas les albigeois étaient bien cathares”.


Années 1990 — Monique Zerner & alii

Inventer l’hérésie ? Tel est le titre des Actes d’un colloque de 1998, tenu à Nice, dont on nous assène qu’il aurait découvert (enfin !) la vérité sur les “cathares”, cette invention des inquisiteurs médiévaux (qui ne les appelaient même pas ainsi) que tous les historiens, avant 1998, à commencer par Schmidt, auraient pris au pied de la lettre, sans distance critique. Désormais, quiconque ne se plie pas aux affirmations du colloque de Nice est jugé crédule voire, pire, insultant, les insultes se résumant en un crime de lèse-majesté : ne pas adhérer sans réserve à des conclusions… qui n’ont jamais été avérées ! (Ainsi le colloque qui tenait à ce que la Charte de Niquinta soit un faux s’est vu contredit par les experts qu’il avait désignés et qui ont reconnu l’authenticité de ladite Charte ! — document d’ailleurs sans autre importance que celle d’un découpage de zones épiscopales.)

Le colloque et ses défenseurs se réclament régulièrement de l’historien italien Raffaello Morghen, qui écrivait en 1953, judicieusement en effet, dans son livre Medioevo cristiano, que l’hérésie cathare était largement une réaction morale contre la hiérarchie ecclésiastique d’alors. Beaucoup mentionné, Morghen semble, hélas, peu lu. Pour lui, en effet, dire que l'hérésie est une réaction morale ne la vide pas de son contenu doctrinal, comme il l’admet lors de sa controverse avec Antoine Dondaine — à l’époque, on ne connaît pas la “cancel culture”, on n’efface pas les autres chercheurs, on s’écoute, on se cite, on s’influence réciproquement. Ainsi, Morghen corrige ses éditions ultérieures de son livre, tenant compte des autres recherches que les siennes, comme il l’a déjà fait au colloque de Royaumont de 1962, Hérésies et société, présidé par Jacques Le Goff.

Je cite Morghen (qui distingue morale et dogme comme le faisait déjà Schmidt !) : “La prépondérance des motifs éthiques, au commencement de l'hérésie, sur les traditions doctrinales paraît ainsi largement confirmée par les sources du 11e siècle. C'est cela qui constitue spécialement un trait d'union, entre les mouvements cathare et bogomile […]. Entre le bogomilisme et le catharisme, il y a des analogies évidentes, surtout en ce qui concerne la polémique contre la hiérarchie ecclésiastique, l'appel à la parole et à l'esprit de l'Evangile et le rigorisme moral. Plus tard, au 12e siècle, commencèrent des rapports attestés entre le monde hérétique de l'Orient balkanique et celui de l'Occident, dans lesquels on trouve des réminiscences d'anciennes traditions hétérodoxes, devenues désormais légende, mythe fabuleux, résidu psychologique.” ("Problèmes sur l'origine de l'hérésie au Moyen Âge", Hérésies et société, Actes du Colloque de Royaumont, 1962 p. 126-127.)

À bien le lire, Morghen, prenant acte de l'intensification des rapports bogomilo-cathares au XIIe s., s’accorde sur le fond avec Arno Borst (cf. son livre Die Katharer) !, présent au colloque — ce qui est loin de faire de l’historien italien un tenant des thèses “déconstructivistes” qui se réclament de lui…

Jean Duvernoy remarquait, avec ironie (ce qui fait peut-être partie des fameuses “insultes”), que les thèses les plus critiques existaient bien avant le colloque de Nice : « “Il n'y a jamais eu de bûcher à Montségur” : c'est ce qu'on pouvait lire sous la plume du Pr. Étienne Delaruelle dans la revue Archeologia de décembre 1967. Celui-ci reprenait sans précaution une thèse plus prudente d'Yves Dossat qui, ayant trouvé la mention d'une femme prise à Montségur et brûlée à Bram, s'était borné à dire en 1944 que “beaucoup de doutes pesaient sur ce bûcher”. Les deux érudits qu'étaient Yves Dossat et Étienne Delaruelle ne faisaient que céder à l'agacement devant une littérature de vulgarisation qui […] parait […] le catharisme de toutes les vertus […]. Mais ils restaient confiants dans les documents provenant de l'Inquisition, du moins de celle du Midi […].
Pour les adeptes extrêmes de [la] thèse
[de Robert Moore, qui, dans un premier temps, soulignait simplement les dérives persécutrices de la société post-grégorienne], l'hérésie médiévale est une pure création des cisterciens. En France le Pr. Monique Zerner convoqua à Nice des colloques et publia un premier recueil dont le titre était : Inventer l'hérésie ? (1998). Les thèses de Morghen furent reprises en Italie par le professeur Zanella qui en vint à nier le contenu de l'hérésie. Il n'y aurait eu qu'un malaise, un malessere, d'origine évidemment sociale. En France, l'agacement suscité par la prolifération des œuvres de grande diffusion a amené des historiens, particulièrement Jean-Louis Biget et Julien Théry, à se rallier à cette théorie du mal-être, et à “dé-construire” entièrement, en se réclamant de Foucault, la vision traditionnelle du catharisme. Il n'y aurait pas eu de “parfaits”, engagés dans des ordres, mais seulement des Bons hommes, c'est-à-dire des sapiteurs. Il n'y aurait pas eu de hiérarchie, car un Australien nommé Pegg a écrit une thèse dans laquelle il affirme qu'il n'y en a pas dans le manuscrit 609 de la Bibliothèque municipale de Toulouse — on y trouve en fait plus de quarante mentions d'évêques ou diacres. » Histoire et images médiévales n° 05, mai, juin, juillet 2006 (p. 4 et 7).

Les quelques historiens “déconstructivistes” que mentionne ici Duvernoy représentent, à deux ou trois autres près, le tout des représentants de ce courant, parmi les quelques dizaines d’historiens mondiaux du catharisme et des hérésies médiévales, jamais cités par lesdits “déconstructivistes”.

C’est ainsi, nous assure-t-on d'autorité, et quoi que disent les sources et les autres chercheurs, que furent inventés les “cathares” — lesquels en Languedoc n’auraient été que des Albigeois arbitrairement décrétés hérétiques…


RP, octobre 2023


À suivre : 2) Sur le vocable “Albigeois”…


Articles sur les cathares ICI, ICI, et ICI.

mercredi 11 octobre 2023

Lorenzi, Schmidt, les Albigeois & les autres (2)




2) Sur le vocable “Albigeois” (voir 1ère partie ICI)


On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables… mais suspects quand même aux yeux de Rome ! Pourquoi cette suspicion ?

Pourquoi le Concile de Latran III (1179), canon 27, texte important s’il en est, étant à portée “œcuménique”, omet-il, au sujet de l'hérésie, le Carcassonnais ? : “puisque dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux.”

Pourquoi après la Croisade, qui atteindra Carcassonne, le Contra manichaeos, contrairement à Latran III, ne comporte plus cet “oubli” ? : “ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne”.

L’explication rejoint la raison de l’emploi du vocable “Albigeois” pour désigner le cœur de la terre hérétique. Un peu d’histoire politique pour répondre à ces questions…

Notons en passant que de Latran III au Contra manichaeos (et ils ne sont pas les seuls documents), quant à la désignation de leur hérésie, les hérétiques du Midi sont appelés (entre autres) “cathares” (alors qu’on nous serine, autre pétition de principe contredite par les textes, que le terme ne concerne jamais le Midi). Ce terme qui apparaît dès la décennie 1160 (en Rhénanie — cf. Duvernoy 1976) (voire avant — fin XIe Yves de Chartres) est bien appliqué quelques années après aux hérétiques du Midi par les polémistes et les textes théologiques de leurs adversaires médiévaux.


Toulouse, Aragon, Montfort et l’Albigeois

Décidément suspects, les comtes de Toulouse sont pourtant apparemment insoupçonnables (cf. R. Poupin, "À propos des tuniques d'oubli", Colloque de Mazamet 2009, Loubatières 2010) : ils sont partis en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais on les y trouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Runciman, dans son livre sur Les Croisades : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise […]. » (Steven Runciman, Les Croisades, Cambridge 1951, Paris, Tallandier, 2006, p. 333.)

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin (ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la Première Croisade) !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur les terres, censées être les siennes, que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun depuis la Donation de Constantin (IXe s.), entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII ( XIe s.). Dans la logique de Grégoire et de la réforme, grégorienne, qui porte son nom, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là, c’est ce qui a valu à la dynastie normande de Sicile (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) — c’est ce qui lui a valu son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines. Et c’est ce qui vaudra à Simon de Montfort ses acquis en terres d’Oc.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire comme théologie de la substitution, qui est derrière.

Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae :
Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)


À l'inverse de cela, si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En étant loyal au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est ce que l’on va retrouver lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la quatrième Croisade (1204), Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, Providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des comtes de Toulouse, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

On sait par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade. Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant.

Un catharisme qui, avec ses tuniques d’oubli, veut l’histoire comme chute et oubli, est la négation radicale du projet historial grégorien que manifestement la dynastie toulousaine n’a pas compris…

Pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat de Pierre de Castelnau est le signal total de la chute, signal devenant pour Rome celui de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal. Hérétiques, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui, humiliée en 1209 à St-Gilles sous Raymond VI, sera finalement défaite sous Raymond VII, avec sa reddition au traité de Meaux-Paris de 1229.

D’autant que s’est mêlé à tout cela une — au moins relative — tolérance d’une hérésie dont la conviction est que ces corps de temps et de boue ne sont que tuniques d’oubli, qui font de l’histoire une chute, et non pas le lieu d’une rédemption gérée par Rome.

En 1209, c’est cette Histoire qui est en marche, les Toulouse ont déjà basculé dans un passé révolu. Pour cette dynastie qui, pour Rome, n’était dès lors pas si fiable qu’elle le prétendait, l’Histoire avait-elle lieu d’être pacifiée ?

Dès 1179 à Latran III, ce sont les seules terres de suzeraineté toulousaine qui sont visées, dont une, l’Albigeois, est aux mains du vicomte Trencavel, lequel est aussi vicomte de la terre carcassonnaise, revendiquée, elle, par le comté de Barcelone, et donc le roi d'Aragon Pierre II le Catholique, vassal direct du pape, en aucun cas suspect d’hérésie. Comment mettre en cible canonique la terre de Carcassonne dont il est souverain ?

Or, on le sait, le comte de Toulouse Raymond VI s’est croisé pour rejoindre l’armée qui déferle sur ses terres, qui dès lors, sont censées se trouver à l’abri.

C’est ici que le terme Albigeois va rendre un service important, alors que ce n’est pas le comté de Toulouse qui est visé, mais sa partie régie par le vicomte Trencavel, l'Albigeois : et à travers l’Albigeois c’est la dynastie vicomtale Trencavel qui est ciblée… emportant aussi Carcassonne, qui va échoir avec toutes les terres Trencavel à Simon de Montfort, champion de la papauté dans la Croisade. D’où un problème, qui transparaît nettement dans la Canso, la Chanson de Croisade.

Texte en vers occitans, la Canso est considérée par la critique unanime comme étant due à la plume de deux auteurs, Guillaume de Tudèle pour la première partie, un anonyme pour la seconde. Cette dualité d’auteurs sur laquelle la critique est unanime ne doit pas masquer pour autant la réelle unité de l'œuvre, à savoir la fidélité au comte de Toulouse, comme croisé pour la première partie, comme croisé trahi pour la seconde.

La Canso, comme les autres chroniques de la Croisade (Pierre des Vaux de Cernay et Guillaume de Puylaurens), parle d’Albigeois. C’est bien cette terre-là qui est visée dans la Croisade contre l’hérésie. C'est bien Trencavel qui est dans le collimateur. Mais il l'est comme vassal du comte de Toulouse — qui est resté suspect.

Ce qui n’empêche pas qu’en attaquant les terres Trencavel, Simon de Montfort a porté atteinte à une terre, le Carcassonnais, relevant du catholique insoupçonnable qu’est le roi d’Aragon — qui dès lors va vouloir reprendre ses droits, en s'alliant au comte de Toulouse, qui, dans la perspective croisée, est illégitimement pris en cible par la Croisade, puisqu'il est lui-même croisé ! C’est ce dont témoigne la deuxième partie de la Canso, sans que cela rompe l’unité du texte, qui se fait autour de la loyauté au comte de Toulouse — croisé loyal dans la première partie, croisé trahi dans la seconde.

En tout cela, on assiste au choc titanesque de deux catholiques insoupçonnables et concurrents, deux champions du pape : Pierre II d’Aragon et Simon de Montfort. Les chroniques catholiques et cisterciennes soutiennent Simon, la Canso pro-toulousaine (et tout aussi catholique, mais se percevant comme trahie) soutient Raymond de Toulouse et son nouvel allié, Pierre II d’Aragon.

Point commun quant au vocabulaire : le statut hérétique (la Canso parle de "ceux de Bulgarie") de l'Albigeois, seul incontestablement hérétique. La mise en cible de l’Albigeois est indubitablement antérieure. Dès lors, à l’unanimité, il devient pour les chroniqueurs unanimes, synonyme d'hérésie cathare en Languedoc.

*

On retrouve donc trois termes voués à devenir synonymes : hérétiques, terme vague dans la définition de ce qu’est ladite hérésie, terme retenu par les inquisiteurs, manichéens (i.e. “dualistes”) ou “cathares”, retenu par les théologiens et polémistes catholiques (y compris pour les terres d’Oc), et Albigeois, retenu par les chroniques, et, en soi, bien plus neutre quant à la qualification de l’hérésie, ce pourquoi il sera préféré par les apologistes protestants, les seuls à s'intéresser à ce qu’ils considèrent comme une pré-réforme… Jusqu’à ce que leurs adversaires catholiques s'attachent montrer par les textes que lesdits Albigeois étaient bien manichéens, i.e. cathares. Schmidt sera le premier protestant à se ranger, à regret, à ce qu'il tient comme irréfutable, d'où son titre, parlant de cathares ou albigeois. De Bossuet, fin XVIIe s., au XXe s., les historiens (y compris, depuis Schmidt, les protestants minoritaires), s’accordent à voir dans le catharisme une hérésie manichéenne. La deuxième moitié du XXe siècle (en accord en cela avec Schmidt qui, déjà, distinguait dans le mouvement dogme et morale) va s’attacher à considérer l'aspect protestation morale. C’est l'insistance de Morghen (1953), qui, dans un second temps (années 1960) (en accord avec Schmidt), reçoit l'apport de Dondaine et ne nie donc pas qu’il y ait bien autre chose que cette essentielle protestation. C’est dans cette ligne que se développent les recherches depuis les années 1970 (1990, contrairement à ce qu’on postule souvent, n’apporte rien de nouveau) : Nelli, Duvernoy, Roquebert, Brenon, etc. C’est sur leurs livres qu’il faut se pencher si l’on veut comprendre quelque chose à l’hérésie cathare connue dans l’Albigeois, mais aussi bien au-delà.


RP, octobre 2023


Cf. articles sur les cathares ici, ici, et .