samedi 7 décembre 2024

Signes des temps et civilisation moderne




Voir Introduction & Première partie (précédant la civilisation moderne) ICI :
"L’État, le judaïsme et la Chrétienté" — >


Sommaire

Lorsque la Chrétienté (comme christianisme politique) s’est effondrée suite à ses divisions (en 1648), une relecture protestante de la Bible hébraïque a initié un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.
Quid pour nous aujourd'hui des événements inouïs et terribles advenus depuis le XXe siècle ? Quelle lecture du 11 septembre et du 7 octobre comme signes des temps — et de quels temps ?
“Le soir, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ;‭ et le matin : Il y aura de l’orage aujourd’hui, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps”‭ (Mt 16, 2-3). Cf. Mt 24, deux signes : le figuier : “Dès que ses branches deviennent tendres, et que les feuilles poussent, vous connaissez que l’été est proche” (Mt 24, 32) et l’aigle : “où sera le cadavre, là s'assembleront les aigles” (Mt 24, 28).


Introduction

Permanent signe des temps, démultiplié et devenu pluriel, l'idée de bouc émissaire a traversé l’histoire que l’on va visiter. Cette idée évoque un rite décrit dans le livre biblique du Lévitique (ch. 16, v. 20-22) : le grand desservant du Tabernacle, puis du Temple, par une imposition des mains symbolique, fait reposer sur un bouc (l’animal) tous les péchés du peuple.
Chassé dans le désert, le bouc les y emporte. Le rite permet en principe d’éviter au peuple de persécuter un individu ou un groupe minoritaire en faisant reposer sur lui sa culpabilité. Le phénomène a été mis en lumière par René Girard, écrivant qu’à défaut de la compréhension du rite, les sociétés font communément reposer leur culpabilité sur une minorité, le plus souvent les juifs… Le premier pogrom antijuif signalé par les historiens a eu lieu dans l’Égypte païenne du 1er siècle, le dernier à ce jour a eu lieu le 7 octobre 2023. À y être attentif, le 7 octobre et ses suites en Occident comme dans le monde arabo-musulman, marquent un apogée de l'antisionisme, qui le fait apparaître comme révélant l’essence de l’antisémitisme : à savoir le judaïsme comme bouc émissaire de la culpabilité des sociétés religieuses (Chrétienté comme Islam) ou laïques : la civilisation moderne et contemporaine.

Moment significatif de la Chrétienté occidentale : la canonisation d’un roi, Louis IX, mieux connu comme Saint Louis ; canonisé pour sa fidélité à la papauté et à la théologie de la croix qui apparaît alors ; et parce que comme roi, il combat les “ennemis de la croix” : les musulmans, en participant à la huitième croisade, les hérétiques en achevant la croisade contre les cathares en Albigeois, les juifs en limitant leur impact par l’imposition de la rouelle jaune, reprise au monde musulman selon les décisions du pape Innocent III et du IVe concile du Latran, cela accompagné du brûlement de Talmuds à Paris en place de Grève. Dès son vivant il est populaire. La théologie de la croix le conduit à l'achat très onéreux de reliques comme celle de “la vraie croix”, ou de la couronne d'épines, pour Notre Dame et la sainte Chapelle. La croix sauve, mais culpabilise aussi : on a tué le Fils de Dieu. Aussi les départs en Croisade contre les “ennemis de la croix” se sont accompagnés de pogroms contre les juifs, réputés “déicides”, “ennemis du crucifié” par excellence… On se décharge sur eux de la culpabilité…

La Chrétienté s'est effondrée, remplacée par la civilisation moderne. Le phénomène a-t-il cessé ? Pas du tout : la civilisation moderne, libérale, est largement redevable à l’usage de la Bible hébraïque par ceux, protestants, qui la mettent en place. Or, le libéralisme politique est accompagné par le libéralisme économique, avec ses effets pervers en matière d'écarts de richesse. Bible hébraïque ? Juifs donc, qui deviendront les boucs émissaires recevant la culpabilité des effets pervers du libéralisme économique. Par la gauche, avec les philosophes des Lumières, de Voltaire à l’hégélianisme et au marxisme, en passant par Proudhon, qui dénonceront leur refus de s’assimiler et leur “cosmopolitisme”. Par la droite, nostalgique de l'Ancien Régime, qui leur reproche et leur rôle dans l’avènement de la civilisation libérale, et leur rôle dans la critique socialiste des effets pervers du capitalisme. On reconnait les années 1930, avec le nazisme qui reproche aux juifs un “cosmopolitisme” à la fois capitaliste et bolchevique.

La gauche n’est toujours pas en reste : un des effets pervers les plus évidents du capitalisme est le colonialisme qu’elle a promu !, suscitant donc un sentiment de culpabilité, qu’elle fera reposer, bouc émissaire, sur les juifs, devenus, en Israël, le type de l’homme colonialiste. Où l’antisionisme révèle bien cette essence de l’antisémitisme, où la gauche occidentale rejoint l’Islam politique pour lequel, comme pour la Chrétienté (mais sans théologie de la croix, évidemment), les juifs — et les autres minorités “du Livre” (cf. Les Arméniens chrétiens et leur génocide par les Turcs) —, sont “protégés” de façon arbitraire comme dhimmis, “protection” qui les laisse en proie à la menace de violences chaque fois qu’il faut se purger de ses propres échecs et de la culpabilité de ces échecs.

La culpabilité d’un monde issu de la Chrétienté (des USA à la Russie incluse) où l’on se renvoie la faute coloniale les uns aux autres, porte désormais contre les juifs et rejoint dans l’antisionisme par lequel il se déploie l’antisémitisme arabo-musulman, appuyé sur des textes tardifs, comme la Sira d'Ibn Hisham reprenant certains hadiths. Conjonction des culpabilités qui se rejoignent dans l’antisionisme continuant à faire des juifs les boucs émissaires de ces culpabilités.

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Civilisation moderne d'hier à aujourd'hui

En 1648, les traités de Westphalie marquent la fin symbolique de la Chrétienté (comme christianisme politique), effondrée suite à ses divisions.

On peut faire remonter la division de la Chrétienté d’Occident à 1378, où, jusqu’en 1418, elle connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes pour promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. Apparaîtront quatre options d’unification : par le pape ; par le Concile ; par la Bible (idée présente au XIVe s. chez Wycliff, puis chez Jean Huss condamné au bûcher en 1415 aux jours du concile ; idée développée dans l’humanisme) ; puis par l’Empire.

Luther revendique lui aussi, dans le courant humaniste, vouloir réunifier l'Église. Esprit œcuménique et ouvert, il est d'abord ouvert aussi aux juifs. Je le cite : « [Les chrétiens] se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens […] ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes […].
Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. […] Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? »
(Que Jésus-Christ est né juif, 1523, traduction W.-I. Brandt.)

Que s’est-il passé pour que Luther devienne l’atroce ennemi des juifs qu’il est devenu ? L’historien Thomas Kaufmann (Les juifs de Luther, L&F 2017), le résume en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

(Cf. aussi la question d’un éventuel AVC de Luther.)

Cf. en parallèle le film L'enlèvement de Marco Bellocchio (2023), au sujet de l’affaire Mortara (mi XIXe).

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Demeurent deux principes incontournables et féconds : Sola fide, par la foi seule, basée sur la seule Écriture, sola scriptura… L'Écriture, que Luther traduit pour la mettre à portée de tous.

Or, laisser parler la Bible, et la Bible entière (pas seulement le Nouveau Testament) ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée.

Pour Calvin, il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (IRC II, X, 2).

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La relecture protestante de la Bible hébraïque va initier un autre type de civilisation, débutant en Angleterre et ouvrant, via sa reprise américaine, sur la Révolution française. Philosophes et théologiens y lisent alors chacun à leur façon un moment eschatologique, signe des temps.

Pour en arriver là, un retour sur la division de la chrétienté. À l’échelle européenne, elle débouche sur la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur, de la dynastie catholique des Habsbourg, espère réunifier les territoires germaniques, mais elle entraîne la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Westphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté (l’Église et le christianisme comme clef de voûte politique de la Cité), échouée — remplacée par la civilisation actuelle, la civilisation libérale…

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Un an après, en 1649, apparaît la première mouture de la civilisation libérale, avec la révolution anglaise dite “Révolution puritaine”. Avec pour modèle analogique, la Loi biblique donnée dans le livre de l’Exode. (Voir aussi le Traité théologico-politique de Spinoza.)

L'Exode d’Israël s'ancre et débouche sur une conception inédite des relations avec le divin : le divin est irreprésentable, sans garant humain de sa présence comme l'est alors le monarque — qui n'est dès lors pas source de la loi.

Voilà une loi, exprimée dans la Torah, qui n'a pas d'auteur qui en serait le garant, qui y serait donc potentiellement ou actuellement supérieur. Moïse n'est pas donné comme un nouveau Pharaon ou un nouvel Hammourabi. La loi dont il témoigne ne procède pas de lui : il y est lui-même soumis ! Cela restera vrai même après l'instauration de la monarchie, avec la dynastie davidique qui se caractérise par l'exigence de soumission du roi à la loi.

La spécificité de la loi biblique donnée lors de l’Exode est que le législateur n’est pas la source de la loi. Voilà une loi, dont Moïse est le médiateur, mais dont il n’est ni l’auteur, selon la tradition biblique, ni le garant. C’est au point que cette loi, donnée pour gérer la vie d’une cité en gestation, à mettre en place en terre promise, ne prévoit pas de dirigeant, pas de roi. La loi seule doit régir la vie du peuple.

C’est le système qui traverse le livre des Juges, au point qu’au bout du compte, selon le leitmotive du livre, « il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qu’il voulait »

Où le problème finit par se poser : et si on instaurait quand même une royauté ?, cela au grand dam du prophète Samuel, qui voit dans cette idée une trahison du projet divin. Samuel finit par céder, comme Dieu le lui conseille, dit le texte.

Il concède donc au peuple l’intronisation d’un roi, Saül, qui finit par être rejeté, car comme Samuel avait prévenu, roi, Saül finit par se prendre pour le roi. Il est remplacé par David, qui lui, bien que roi aussi, reconnaît la suzeraineté de la loi, dont il n’est pas la source — cela apparaît dans l'épisode Bathsheba : David commet un adultère doublé de la mort du mari causée par David. Or que fait David lorsque le prophète Nathan lui met le nez dans sa faute ? Va-t-il dire : je suis le roi, cette femme me plait, je fais ce qui me plait ? Non : il se repent, reconnaissant qu’il y a une loi au-dessus de lui et qu’elle le concerne aussi. Ce sera la marque de sa dynastie, monarchie constitutionnelle, donc, en quelque sorte, instaurée dès lors sur cette base, la loi souveraine — le successeur de David est le fruit de cet adultère : Salomon. La loi souveraine sera la base — que cette dynastie en viendra certes elle-même à trahir…

C'est à cette tradition qui va du Sinaï à David que se réfèrent les révolutionnaires puritains anglais posant la supériorité de la loi par rapport à tous : personnes privées, rois, et même Églises ; la loi reçue dans une convention (Covenant) de tous, en analogie avec la loi biblique. Pour la première fois Europe, la liberté, et pas seulement la tolérance, est reconnue aux juifs — tous égaux sous une même loi (cela envisagé même pour les “Turcs”, i.e. musulmans). C'est, mutatis mutandis, ce modèle que reprendra la Révolution américaine (qui l’étend même, ce que n’ont pas pu faire leurs prédécesseurs anglais, aux catholiques reconnaissant désormais l’égalité des cultes et condamnés pour cela par Rome pour “hérésie américaniste”). C'est toujours ce modèle que reprend la Révolution française (malgré la vive opposition romaine). Pour la Révolution américaine, voir aussi l’anticipation dès les années 1630 au Rhode Island fondé par le pasteur baptiste Roger Williams (cf. Jean Baubérot, « Les protestants ont-ils inventé la laïcité ? », L’Obs, oct. 2017, on pourrait préciser : les protestants et les juifs.

En commun, une idée que l'on retrouve en arrière-plan dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ou plus tard dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

C’est le pasteur Rabaut St-Étienne, alors président de la Constituante, qui au nom des mêmes principes puritains, exige pour les protestants et les juifs la liberté et non la tolérance. Il est ami de Lafayette, avec l’appui duquel il avait obtenu l'insuffisant édit de tolérance de 1787. Le parallèle américain de la Révolution est connu — et apparaît dans la reprise de la Cocarde américaine comme symbole, origine la plus probable du drapeau tricolore. C’est encore à Rabaut St-Etienne que l’on doit l’incise “même religieuses” dans l’article X de la Déclaration de 1789.

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La lecture en termes eschatologiques de la Révolution française et de la civilisation libérale, fait en premier lieu de Hegel, plonge ses racines jusqu’au XIIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Ses développements ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce ce qu’il appelle l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa thèse, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui-même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît une universalisation radicale avec la Révolution française. Hegel en fait une lecture inscrite dans un monde post-galiléen. L'événement “lunette de Galilée” (1609) marque le tournant vers le développement de la philosophie moderne : il s’agit de repenser le monde autrement que sur la cosmogonie qui s’est effondrée sous la “lunette de Galilée”. C’est en arrière-plan du trajet qui va de Descartes à Kant puis Hegel, en passant par les philosophes anglais et Spinoza, aux Pays-Bas : de 1609 à 1648, une quarantaine d’année qui voient naître, suite aux observations de Galilée, la philosophie moderne, et suite au débouché de la guerre de Trente ans, la civilisation moderne. C’est d’un processus historique rationnel débouchant sur la Révolution française et sur la liberté, qu’il s'agit, selon la relecture qu’en fait Hegel.

Le système hégélien marque un point d’orgue dans la relecture rationnelle des événements. Hegel est celui qui, sur cette base moderne, relit le tournant révolutionnaire comme inéluctable tournant historique.

Lecture eschatologique… Or, on trouve aussi une lecture eschatologique, très différente, des événements révolutionnaires dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, qui y lisent eux aussi un tournant eschatologique, doublé de la lecture dans les Écritures du lien de l'alliance scellée avec Israël et de la Terre promise. En commun à tous ces courants apparus après la Révolution, l’idée d’une ère heureuse terrestre, règne messianique ici, ère de la liberté pour Hegel.

Pour Hegel il est question de l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via un processus qui permet à l’Idée absolue de se réaliser, via son incarnation/négation dans la matière, comme esprit, se réalisant dans la nation moderne.

Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, ouvrant sur un renversement du système hégélien. Marx relit le processus hégélien comme processus matériel (l’Idée absolue étant abandonnée comme inutile). Ici le processus historique débouche non pas sur la nation moderne mais sur l’avènement de la société sans classe.

On est aux prises dans tous les cas avec une vision de l’histoire comme processus évolutif, qui s’avère très défavorables aux juifs, considérés, dans la ligne de Voltaire, comme relevant d’un passé qui devrait passer. Ils restent tenants d’un rituel dépassé par la modernité, malgré les efforts de la Haskala en vue de l’assimilation.

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Autre approche de la nouveauté radicale post-révolutionnaire, le XIXe siècle américain tente d’en comprendre le tournant en regard des prophéties bibliques, fait de divers groupes anglo-américains. La source de la lecture des événements, la prophétie biblique, est donnée comme transcendante. Deux cas significatifs, parmi d'autres, sont l'adventisme et le darbysme. Concernant les juifs, on a dans ce dernier cas une reprise de la question de l’alliance indéfectible, relue dans le cadre d’une succession de dispensations non-abrogées. Héritier anglican, dissident, des réflexions des calvinistes du XVIIe s. aux Pays-bas sur l’indéfectibilité de l’Alliance avec Israël — de Pierre Poiret à Cocceius, il se sépare de Calvin qui considère qu’il n’y a qu’une seule alliance (malgré la pluralité des rites), scellée avec Abraham, et élargie aux nations.
Dans le darbysme, il y en a sept, dont la 5e est l’alliance mosaïque avec Israël et la 6e, l’Église. Aucune des deux n’est abrogée, mais l’Église a toutefois, quoique provisoirement, pris la place d'Israël (on est encore dans une théologie de la substitution). Provisoirement car dans ce courant on attend ce qu’on appelle l’ “enlèvement de l’Église”, après lequel Israël retrouve toute sa place. Cela n’est pas anecdotique puisque cette théologie est devenue numériquement très importante principalement aux États-Unis, soutenue par une traduction de la Bible très populaire, dotée de commentaires dans cette ligne, la Bible de Scofield — théologie qui explique en grande partie le soutien à l’État d’Israël comme accomplissement des prophéties bibliques. Demeure l'ambiguïté issue — en tout cas similaire à celle — de Luther, envisageant une future conversion des juifs. Cela dit, ladite conversion, massive, aura lieu ici après le retour du Christ venu enlever l’Église, ce qui n’empêche pas la perpétuation de l’élection d'Israël, d’où beaucoup d’attitudes favorables, depuis l'accueil des juifs par des cévenols calviniens alors influencés, entre autres, par le darbysme, jusqu’à une forte sympathie pour l’État d'Israël.
Dans tous les cas, on aura de la peine à comprendre ces réalités politiques si l’on ne tient pas compte de ces théologies (et quand on sait le rôle équivalent de la théologie en islam, on serait bien inspiré de ne pas se contenter d’une lecture seulement immanente de l’histoire, qui ne serait qu’économie et conflits d’intérêts)…

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La vision optimiste partagée par tous les courants de la civilisation moderne est rationnellement très convaincante : cf. Francis Fukuyama, qui en offre en 1989 une relecture en regard de l'effondrement du mur de Berlin, où il fait apparaître que nous aspirons tous à la liberté et à la reconnaissance (thymos) ; mais qu’au bout du compte cela débouche sur le dernier homme, repris de Nietzsche (Zarathoustra, Prologue § 5) — qui n’est pas sans ressembler au citoyen américain décrit par Tocqueville ! (Et désormais universalisé.)

Vision eurocentrée, occidentalo-centrée dès l’origine, comme le laisse apparaître la conférence de Berlin de 1885 où les nations occidentales (Empire ottoman inclus) se partagent le monde pour le coloniser. Les grandes nations s'auto-octroient leurs fonctions impériales…

On est alors à la veille d'un nouvel effondrement : 1914. Les nations censément libératrices s'avèrent terriblement meurtrières, et… nationalistes, excluant ce qui ne correspond pas à leur auto-définition d’elles-mêmes. Cela a déjà été révélé par l’affaire Dreyfus. Voilà un Français extrêmement patriote, mais qui a le tort d’être suspecté du fait de sa religion, qu’il ne pratique même pas. En naîtra l’idée de l’Autrichien Herzl : le sionisme (qui se concrétisera par une double décolonisation, des juifs et des Arabes à l'égard des Ottomans puis des Anglais — cf. G. Bensoussan, Que sais-je ?). L'événement 1918 ne fera que exacerber un nationalisme devenu idolâtrie extrême dans les velléités des perdants, allant jusqu’aux volontés exterminatrices. L’Empire ottoman vaincu, fomentant le génocide des Arméniens, parmi d’autres chrétiens, l’Allemagne vaincue, succombant au nazisme, décidant l’extermination des juifs, 1942 la “solution finale” — cf. le film La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee.

Or, de quoi s'agit-il ? D’un déploiement extrême du phénomène du bouc émissaire. Les vaincus cherchent et trouvent des bouc émissaires à leur défaite, sur qui faire reposer leur culpabilité et leurs ressentiments.

Les vainqueurs, eux, n’ont perdu ni leurs colonies, ni leur racisme (apartheid, ségrégation, etc.). Symbole évident pour la France, le 8 mai 1945…

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Écoutons Aimé Césaire :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ;
que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
« Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi : “Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présence Africaine, 1955/2004 p. 12-15).

Frantz Fanon :
« De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait :
“Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” »
(Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 [Points Seuil 2015 p. 119])

Ou James Baldwin :
« Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu, éd. folio, p. 77)

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Citation de Grégory Solari, théologien et philosophe, publié sur La Croix le 07/05/2024. Extraits :
« Il n’a fallu que quelques jours pour que la victime devienne le bourreau. L’espace nécessaire pour que le tissu de représentations qui s’attachent au nom “Israël” précipite presque naturellement l’inversion de la perspective. Depuis lors, rien, ni l’étendue des massacres du 7 octobre, ni leur nature, pour ne rien dire des otages encore détenus, aucun argument ne vient modifier cette inversion lexicale.
Dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les campus, Israël se réduit aujourd’hui à un oxymore cumulant en un seul mot ce qui permet de passer presque sans transition de la compassion à la condamnation (“génocide”), sans scrupule, ou très peu, pour l’insulte que constitue ce glissement. Avec la bonne conscience d’un imaginaire […] qui constitue le geste caractéristique du néo-antisémitisme depuis 1948, à savoir : jouer Israël contre le peuple juif.
Dissociation factice, mais commode, puisqu’elle permet depuis six mois de temporiser face à la montée croissante de la violence à l’endroit de tout ce qui se rattache fantasmatiquement au sionisme […] rejoué sur la scène académique, […] occupation relayée […] par un appel au boycott des institutions universitaires israéliennes […] coïncid[ant] symboliquement avec le jour commémoratif de la Shoah (5 mai). C’est-à-dire avec l’événement qui a poussé les survivants des camps devenus apatrides et malvenus partout, ou presque, à la constitution de l’État hébreu. »


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Le sempiternel phénomène du bouc émissaire est à présent partagé par un Occident qui se lave de sa culpabilité coloniale, et génocidaire réelle — sur Israël, et d’un monde arabo-musulman qui se décharge de son ressentiment dû à ses échecs constant et jamais regardés en face (et dont les débouchés monstreux conduisent au 11/09 et au 7/23).

Un parallèle historique : la séculaire violence contre les femmes dont veulent se purger les héritiers du patriarcat occidental, mis en lumière pour les Etats-Unis dès les années 1970 par Kate Millett et Andrea Dworkin (cf. son livre Les femmes de droite qui pourrait sérieusement être pris en compte concernant les dernières élections aux USA) ; un système patriarcal qui est évidemment bien plus prégnant dans le monde arabo-musulman.

Quid du silence assourdissant sur les atrocités contre les femmes et viols de masse du 7 octobre, et protestations du bout des lèvres contre ce que subissent les Afghanes, et les Iraniennes victimes des principaux ennemis actuels d’Israël ?

Caractéristique du phénomène du bouc émissaire, selon René Girard : la victime n’a aucun rapport avec le problème des bourreaux…

Et comme tout peut toujours se retourner, René Girard note dans ses dernières œuvres (cf. Achever Clausewitz, 2007) que quand la civilisation a fini par découvrir qu’être la victime pourrait signifier avoir le beau rôle — selon ce que Nietzsche dénonçait dans sa première dissertation de la Généalogie de la morale, où la morale juive résumée dans le Décalogue a été, hélas selon lui, partout véhiculée par le christianisme puis par les Droits de l’Homme et le socialisme —, on assiste, avertit Girard, à un redoutable retournement stratégique :
faire passer l'agresseur pour la victime et donner à l’agresseur le beau rôle. Où l’on retrouve l’application à Israël des termes de colonialisme, apartheid, génocide… qui servent à assurer la légitimité de sa mise en bouc émissaire. Jankélévitch le pressentait, écrivant en 1965 : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » (Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible)


R. Poupin, La Rochelle, AJC 7 & 8 déc. 24






Bibliographie sommaire (et filmographie)

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1955), Présence Africaine, 2004
René Girard, La violence et le sacré (Grasset, 1972), Pluriel, 2011
Église Protestante Unie de France, Juifs et Protestants - Une fraternité exigeante, Olivétan, 2015
Fédération protestante de France, Cette mémoire qui engage (2017), Olivétan, 2019
Fédération protestante de France, Parler de l'autre. Regards croisés juifs et protestants (2018), Olivétan, 2020
Fédération protestante de France, Les relations entre chrétiens et juifs - Compendium de textes protestants, Olivétan, 2022
Georges Bensoussan, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Que sais-je ?, 2023

Cf. aussi les films :
- L'enlèvement de Marco Bellocchio (2023), au sujet de l’affaire Mortara
- La conférence de Matti Geschonneck (2022), sur la conférence de Wannsee