Est-ce bien raisonnable ? C’est la question qui s'est posée depuis les origines quant à la conception chrétienne de l’Incarnation de la Parole créatrice en Jésus-Christ. Déjà dans la première Épître de Paul aux Corinthiens, il apparaît que la crucifixion de Jésus est taxée de « folie de Dieu ».
La question apparaît sous une autre forme à l'époque moderne avec les philosophies de la nature développées dans le cadre de l'idée de cause à effet. Le rationalisme s'y inscrit pour ce qui concerne les choses matérielles. L'empirisme précise que le cause à effet se vérifie à la reproductibilité en laboratoire. Les philosophies de l'histoire s’inscrivent dans cette perspective quant à leur relecture des événements passés. Et nombre de théologiens se plient à la même approche concernant leur lecture de la Bible et des Évangiles : tout doit entrer dans le cadre du scientifiquement possible. Or ce que disent les textes bibliques, et plus particulièrement, concernant Jésus, les Évangiles, relève évidemment du scientifiquement impossible, à commencer par la pierre d'angle de la foi chrétienne : Christ est ressuscité. Chose parfaitement déraisonnable. Jésus sera donc revu comme étant essentiellement un professeur de morale, ou de vie spirituelle : on tente de relire ce qu'il dit de faire ou de ne pas faire, débouchant toutefois sur la même impasse : manifestement, selon les textes, il croit lui aussi à toutes ces choses impossibles.
D'autres approches que celles relevant du seul cause à effet, incontournable dans la recherche scientifique, se sont alors fait jour, dans la conviction qui est déjà celle de Paul aux Corinthiens : en effet ce n'est pas raisonnable, c'est pour cela que cela demande à être cru. Une lignée renouvelée, notamment avec Kierkegaard, réclamant un « saut de la foi », au-delà de ce qui est historiquement ou scientifiquement démontrable. Si certains y retrouvent la possibilité de ne pas se rendre à l'impossible (le saut de la foi concernerait quelque chose de non-advenu : croire une résurrection qui n'a pas eu lieu en réalité...), une porte a cependant été ouverte : ce qui est impossible en regard de l'histoire comme cause à effet a pourtant bien réellement eu lieu en regard de la foi.
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Au XXe siècle, le philosophe Henry Corbin pose le problème comme relevant non pas de l’ « historicisme » mais de la compréhension des textes : l'herméneutique. Henry Corbin (interview sur France-Culture, 1978) :
« Avant tout [...] il y a l’idée d’herméneutique [...]. Ce mot « herméneutique », quand on l’employait chez les philosophes, il y a quarante ans [aujourd'hui près de 80 ans], semblait étrange, voire barbare. Or c’est un terme emprunté au grec et d’un usage courant chez les spécialistes de la Bible. Nous en devons l’usage technique à Aristote : le titre de son traité peri hermêneias a été traduit en latin De interpretatione. Il en est une meilleure, car dans l’usage philosophique de nos jours l’herméneutique c’est ce qui s’appelle en allemand das Verstehen, le « Comprendre ». C’est l’art ou la technique du « Comprendre » [...].
[...] elle dérive de Schleiermacher, le grand théologien du romantisme allemand [...]. Là même nous retrouvons les origines théologiques, nommément protestantes, du concept de l’herméneutique dont nous faisons aujourd’hui un usage philosophique. J’ai malheureusement l’impression que nos jeunes heideggériens ont un peu perdu de vue ce lien de l’herméneutique avec la théologie. Pour le retrouver, il faudrait évidemment restaurer une idée de la théologie assez différente de celle qui a largement cours de nos jours, en France comme ailleurs, je veux dire celle qui est devenue la servante de la sociologie, quand ce n’est pas de la « socio-politique ». Cette restauration ne pourra se faire que par le concours de l’herméneutique pratiquée dans les religions du Livre [...].
Pourquoi ? C’est que l’on a en main un Livre dont tout dépend. Il s’agit d’en comprendre le sens, mais d’en comprendre le sens vrai. Trois aspects : il y a l’acte de comprendre, il y a le phénomène du sens, il y a la mise à découvert de la vérité de ce sens. Ce sens vrai sera-t-il ce que l’on appelle couramment le sens historique, ou bien un sens qui nous réfère à un autre niveau que celui de l’Histoire au sens courant de ce mot ? […]
Il est en effet une notion qui domine l’herméneutique du jeune Luther, celle de significatio passiva [...]. Le jeune Luther affronte le verset du psaume : In justitia tua libera me. Comment la justice divine, l’aspect de Rigueur opposé à celui de Miséricorde, pourrait-elle être l’instrument de la délivrance ? L’affrontement est sans issue, tant que l’on fait de cette justice un attribut que l’on confère à un Dieu en Soi. Tout change, lorsqu’on la comprend dans sa significatio passiva. C’est à savoir la justice par laquelle nous sommes faits des justes. Ainsi en est-il pour les autres attributs divins, lesquels ne peuvent être compris (modus intelligendi) que par leur relation avec nous (notre modus essendi), et qui devraient toujours être exprimés avec l’adjonction du suffixe « -fique » (l’unifique, le bénéfique, le vérifique, le sanctifique, etc…). C’est cette découverte qui fit du jeune Luther le grand interprète de saint Paul, alors qu’il avait failli en être la victime. Or, cette situation herméneutique, je l’ai retrouvée dans maints grands textes de la philosophie mystique en Islam. Sa spécificité me serait peut-être restée close, si je n’avais pas disposé de la clef de la significatio passiva. Un simple exemple : l’avènement de l’être dans cette théosophie, c’est la mise de l’être à l’impératif : KN, Esto (à la seconde personne, non pas fiat). Ce qui est premier, ce qui n’est ni l’ens ni l’esse, mais l’esto. « Sois ! » Cet impératif inaugurateur de l’être, c’est l’impératif divin au sens actif ; mais considéré dans l’étant qu’il fait être, l’étant que nous sommes, c’est ce même impératif, mais en sa significatio passiva.
On peut dire, je crois, que là-même est le triomphe de l’herméneutique comme Verstehen, à savoir que ce que nous comprenons en vérité, ce n’est jamais que ce que nous éprouvons et subissons, ce dont nous pâtissons dans notre être même. L’herméneutique ne consiste pas à délibérer sur des concepts, elle est essentiellement le dévoilement de ce qui se passe en nous, le dévoilement de ce qui nous fait émettre telle conception, telle vision, telle projection, lorsque notre passion devient action, un pâtir actif, prophétique-poïétique. »
Où l'on rejoint la passion de la foi, celle de la réception subjective des textes dont parle Kierkegaard : ce n'est pas dans une délibération sur des concepts ou des « preuves » historiques, mais c'est dans un engagement de foi que m'est dévoilée la vérité de ce qui est advenu : « la parole est devenue chair ».
RP
« Qui dites-vous que je suis ? »
Un parcours non-exhaustif de la perception de Jésus
Église protestante unie de France / Poitiers
Catéchisme pour adultes 2014-2015
Chaque 3e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 3e mardi à 20 h 30
8) 19 & 21 mai 2015 - Est-ce bien raisonnable ? (PDF)
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