Ecclésiaste 3, 22 - 4, 1-16 – "Il n'y a rien de mieux pour l'homme que de se réjouir de ses œuvres" (Ecclésiaste 3:22). Œuvres qui trouvent leur accomplissement dans cette réjouissance, qui s'échouent ainsi dans leur aboutissement spirituel, s'ouvrant sur une plénitude qui les dépasse.
Car ne l'oublions pas, selon l'héritage biblique de l’Ecclésiaste, la fin du travail est de se reposer (Genèse 2:3 ; Ex 20:9-10 ; Deutéronome 5:13-14).
Avant cet accomplissement, et en vue de cet accomplissement, le travail est "passage", transformation de la matière – et de l'acteur, de celui qui agit sur la matière ; ce qui correspond à :
– l'entretien du jardin (Genèse 2:15)
– se nourrir à la sueur de son visage (Genèse 3:19).
C'est donc suite à cela que, selon l'Ecclésiaste, "il n'y a rien de mieux pour l'homme que de se réjouir de ses œuvres" (Ecclésiaste 3:22).
C'est encore pourquoi : "tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le" (Ecclésiaste 9:10). Ou : "il n'y a rien de bon pour l'homme que de manger et de boire, et de voir pour lui-même le bon côté de sa peine ; mais, remarque l'Ecclésiaste, j'ai vu que cela aussi vient de la main de Dieu" (Ecclésiaste 2:24).
On retrouve ainsi le rapport entre le travail et le repos comme aboutissement du travail. Et finalement le repos au sens de l’Épître aux Hébreux (ch.4).
Il se trouve qu'ici, le repos est tout bonnement mis en relation avec le travail. Ce faisant le travail est valorisé, ce qui, il ne faut pas l'ignorer, est une originalité dans l'Antiquité.
Travail et repos des temps bibliques et de l'Antiquité païenne à l'époque moderne
Dans le reste du monde méditerranéen d'alors, travail et repos ne correspondent pas tant à deux temps dans la vie de tout un chacun, qu'ils sont deux destins différents, celui de deux classes d'hommes. Le travail, d'emblée dévalorisé, est le propre des esclaves, et s'oppose à l'oisiveté (le fameux otium), qui est ici une notion positive, chargée de diverses activités, depuis l'assistance aux spectacles, jusqu'à l'action politique, ou guerrière.
Avec l'expansion du christianisme dans cette civilisation antique, va s'opérer une sorte de synthèse entre le partage biblique et juif d'un temps de travail et d'un temps de repos d'une part, et le vécu antique d'une société partagée entre aristocratie oisive et peuple laborieux d'autre part.
Cette synthèse se fera sur le mode connu de la division médiévale entre clergé, noblesse et tiers-état, ceux qui prient, ceux qui combattent, et ceux qui travaillent. On retrouve ici la distinction antique entre les travailleurs et les oisifs. Les travailleurs correspondent au tiers-état, les oisifs, sans nuance péjorative, se subdivisent entre la noblesse, correspondant à l'antique aristocratie, et cette autre classe, ceux qui prient, correspondant pour l'essentiel aux moines. Mais ici, chez les clercs et les moines, se réfugie l'élément biblique de cette synthèse médiévale : les moines en effet, s'ils participent, dans la société en général, de la catégorie des oisifs, vivent en revanche, dans leur monastère, comme leurs frères aînés du judaïsme dès l'époque biblique, en partageant leur temps entre le travail manuel, l'étude et la prière.
À l'époque de la Réforme, ce pôle biblique va s'élargir pour tendre à submerger le pôle antique gréco-romain. Avec la notion de sacerdoce universel, Luther va contribuer à laïciser une vocation réservée traditionnellement aux clercs. Dorénavant, la vocation (le fameux Beruf), concerne tout un chacun dans son œuvre séculière. L'ouvrier voit son œuvre dotée d'une place pleine de valeur dans ce qui est une véritable liturgie (leitourgon = l’œuvre du peuple) universelle (Max Weber, dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, a usé et abusé de développements à ce sujet). Travail et repos tendent à redevenir les deux temps de la vie commune. Mais cela sans que s'efface pleinement la glorification de l'oisiveté. L'aristocratie continue à prospérer et à faire des envieux, et le travail donc, à rester un provisoire dont on espère se passer en accédant à la bienheureuse oisiveté.
Des temps bibliques et de l'Antiquité gréco-latine aux temps modernes, sur le chemin de la synthèse entre les deux anciennes façons de percevoir les relations du travail et du repos, s'est opéré un glissement. Sous l'influence biblique, le travail n'est plus dévalorisé comme aux temps où il était le propre des esclaves ; mais d'un autre côté le repos biblique a reçu une connotation qui le voit dans les espérances communes, se charger de qualifications fort proches de l'ancienne oisiveté. Ici s'ouvre une porte par où va s'engouffrer le développement moderne des techniques.
Les choses sont plus sombres que l'on espérerait – le dévoilement du malaise par le machinisme
On a vu ce que l'on peut dire, en termes bibliques, être la situation idéale, une succession du travail et du repos où le repos devient le lieu d'accomplissement spirituel du travail qui y a conduit.
Mais force est de faire un constat qui fournit un élément d'explication à la recherche classique, naturelle, du statut d'oisif : c'est que du travail, on n'a généralement, au mieux, que l'aspect "sueur du visage", pour obtenir son pain et celui des siens ; avec au bout un repos agité, donnant à peine la force de recommencer une activité sur laquelle pèse la vanité d'un cycle sans fin, absurde.
Sans compter que – Ecclésiaste 4, 1-4 :
« 1 J’ai considéré ensuite toutes les oppressions qui se commettent sous le soleil ; et voici, les opprimés sont dans les larmes, et personne qui les console ! ils sont en butte à la violence de leurs oppresseurs, et personne qui les console !
2 Et j’ai trouvé les morts qui sont déjà morts plus heureux que les vivants qui sont encore vivants,
3 et plus heureux que les uns et les autres celui qui n’a point encore existé et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil.
4 J’ai vu que tout travail et toute habileté dans le travail n’est que jalousie de l’homme à l’égard de son prochain. C’est encore là une vanité et la poursuite du vent. »
C'est là annoncer le constat des penseurs modernes qui se sont penchés sur la question du travail !, à commencer par Karl Marx : au lieu d'être accomplissement de soi, satisfaction consécutive à la production d'une œuvre – devient lieu d'aliénation, de perte d'identité. Pour une raison simple : l'ouvrier est privé de sa capacité créatrice au profit d'une production anonyme et parcellaire, cela s'accentuant avec le machinisme.
Et là augmente la soif d'une oisiveté dont on voudrait qu'elle nous permette, et selon un semblant de paradoxe malgré le travail, de nous réaliser. Malaise croissant… Tempéré éventuellement par un retour d'humanité dans la solidarité :
Ecclésiaste 4, 9-12 :
« 9 Deux valent mieux qu’un, parce qu’ils retirent un bon salaire de leur travail.
10 Car, s’ils tombent, l’un relève son compagnon ; mais malheur à celui qui est seul et qui tombe, sans avoir un second pour le relever !
11 De même, si deux couchent ensemble, ils auront chaud ; mais celui qui est seul, comment aura-t-il chaud ?
12 Et si quelqu’un est plus fort qu’un seul, les deux peuvent lui résister ; et la corde à trois fils ne se rompt pas facilement. »
Charlie Chaplin a donné une illustration célèbre du risque de perte d'humanité dans son film Les temps modernes. On l'y voit visser à longueur de journée le même boulon, au point que son geste devient tic et obsession : lorsqu'il sort de son travail, au moment donc de son "repos", on le voit vissant des boulons imaginaires et poursuivant les boutons des vêtements des passants devenus d'hallucinatoires boulons.
« Pour qui donc est-ce que je travaille, et que je prive mon âme de jouissances ? C’est encore là une vanité et une chose mauvaise », disait l'Ecclésiaste (4, 8b).
Ce machinisme lui-même est donc sans doute en grande partie le produit d'une recherche effrénée du temps et du profit, du plus grand capital, en vue de parvenir au bienheureux statut d'oisif, en passant par la diminution du temps de travail, diminution indéniablement souhaitée par quiconque connaît la fatigue et la dureté de gagner son pain.
Et c'est ainsi que l'on est parvenu à presque toucher du doigt ce que l'on croyait être la belle promesse de la vieille chimère de l'oisiveté. C'est alors que se dévoile à nous le visage effarant du nouveau monstre qu'elle a enfanté de son accouplement incestueux avec son fils, le machinisme : apparaît le chômage, moderne rejeton hybride, oisiveté imposée faite de culpabilité, de frustration, de honte et de cet ennui d'où Baudelaire nous interpellait en vain : "tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère".
À l'occasion du machinisme au service du productivisme, est apparue une forme inattendue et amère de l'ancienne oisiveté : le chômage, qui désormais habite nos sociétés.
Il fallait sans doute les deux, la soif qui nous habite de l'oisiveté, et le moyen d'y parvenir par le gain inexhaustible, le moyen du machinisme, pour voir dévoilé l'abîme de mélancolie dans lequel nous précipitent nos peurs du vrai repos, cet accomplissement à l'opposé des distractions de nos vœux d'oisiveté : accomplissement du travail, le repos ne prend son sens que de ce qu'il accomplit, le travail, et charge celui qui s'en repose de la dignité de se reposer.
Alors les temps modernes dévoilent une réalité de tous les temps : vidé de sa gratification, de son investissement spirituel, du don du sens, le travail débouche sur l'absurde. Urgence de réentendre l'Ecclésiaste !
RP
L'Ecclésiaste
Église protestante unie de France / Poitiers
Étude biblique 2015-2016
Chaque 2e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 2e mardi à 20 h 30
4. 5 & 7 janvier 2016 (ch. 4 v. 1-16) L’œuvre - (PDF ici)
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