Luc 4, 5-6 : « Le diable, l’ayant élevé, montra à Jésus en un instant tous les royaumes de la terre, et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux. »
Jésus au désert précisément, pour confronter le diable, qui n'est donc pas à chercher où on s'attend trop à le trouver… Cf. saint Antoine et le diable en nous.
Voilà qui dit toute l'ambiguïté de notre rapport au monde dans lequel nous sommes — et qui est en nous ! — même si nous n'en sommes pas (« vous n'êtes pas du monde » mais « dans le monde » dit Jésus à ses disciples).
Ça vaut pour tout ce qui est prise en charge du monde, et dans un parcours qui débouche sur un monde globalisé. Un trajet qui concerne en premier lieu l'Occident « chrétien », puisque c'est de lui qu'est issue de facto la « mondialisation ». Un processus qui quant au temps de ce monde, peut s'initier avec la christianisation de l'Empire romain et son ambiguïté duelle, Pouvoir et Église, qui trouve un point d'orgue en Occident au tournant de l'an mil, avec en amont l'Empire carolingien, et aval la réforme grégorienne, et au cœur du processus la rencontre / confrontation avec l’islam. Moment ambigu de l’assomption du pouvoir qui voit bouleverser la philosophie — et la philosophie du pouvoir aux XIIIe-XIVe siècles, avec l'avènement de l’averroïsme politique, premier moment ce ce qui (mutatis mutandis !) deviendra la laïcité !
Il faudra encore un cheminement qui passant par la Réforme protestante, en vient dans la Révolution puritaine* anglaise à poser la souveraineté de la loi, en modèle analogique de la loi biblique dont aucun pouvoir n'est la source.
C'est ce modèle qui, via la Révolution américaine, débouche, mutatis mutandis, sur la Révolution française avec sa Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 « sous les auspices de l'Être suprême », avant d’inspirer la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948 comme alternative à l'abîme, déclaration en forme donc de « plus jamais ça ».
En tout cela, toujours l'ambiguïté, qui est dans un progrès du droit toujours grévé par la réalité à laquelle il faut s'affronter, réalité incommensurablement tragique, dans un progrès parallèle du tragique (cf. le XXe siècle des génocides).
Confronter un réel affreux, y plonger, même, hélas, comme le notent plusieurs auteurs contre l' « idéalisme ». Ex. : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » (Charles Péguy, Pensées, octobre 1910) — ou : « Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c'est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j'ai les mains sales. Jusqu'aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. » (Jean-Paul Sartre, Les mains sales)
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Exactement ce que ne sont pas les mouvements puritains et révolutionnaires en général… Prenant à bras le corps le réel… pour déboucher sur le monde des déclarations de droits.
Révolutions ambiguës comme le reste par la violence dans laquelle elles plongent — pour avoir des mains ! Le pouvoir reste ambigu, comme pis-aller au chaos — fût-il pouvoir absolu ! — : le Léviathan de Hobbes, pouvoir fort souhaité après la violence de la guerre civile qui dévoile l'homme laissé à lui-même comme l'ennemi de son semblable. (Cf. dans la Bible, après le livre des Juges, le peuple demandant un roi.)
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Nous voilà, depuis l'Europe, en un temps mondialisé, sous un ciel apparemment bouché, puisque l'absolu du pouvoir a débouché sur des mondes totalitaires, autre face, négative, de la face positive et rayonnante du droit et de la dignité.
Autre face : celle d'un ciel bouché, donc… mais qui semble bien s’être ouvert ailleurs, souvent grâce à la face rayonnante de la proclamation de la dignité de tous par la même pensée sous sa face positive ; ciel bouché qui est à même, peut-être, de s’ouvrir pour tous, y compris l’Europe, par le fait de notre espace commun désormais mondialisé. Ouvertures qu'ont permises les mouvements d’émancipation, et les relectures en théologies d'espérance et de libération des mêmes projets qui produisaient antécédemment l’impasse totalitaire. Mais les relectures théologiques peuvent aussi déboucher sur des cautions religieuses des pires totalitarismes — cf. les mouvements djihadistes…
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Lorsque le philosophe Nietzsche, fils de pasteur, prend acte de ce qu’il nous invite à percevoir comme les conséquences tragiques, au cœur de l’Europe de la fin du XIXe siècle, d’une histoire sans débouché, cela prend pour lui la forme d’un acte de décès : « Dieu est mort » !
Par cela, et par la façon d’annoncer ledit décès (c’est un « fou » qui, dans Le Gai savoir — livre III, § 125 —, se charge de l’annonce : « nous l’avons tous tué »), Nietzsche entendait sauver les « meurtriers », les sauver du désespoir, du « nihilisme », cet attrait du néant qu’implique la perte de ce qui, à force d’affadissement, est devenu, en guise de Dieu, une idole suprême… (ici aussi, cf. ce que connaît l’islam.)
Mais un acte de décès, aussi fracassante en soit l’annonce, a-t-il jamais sauvé quiconque de ses conséquences ? Nous voilà alors avec des reliquats d’idoles… Et les pires, faut-il sans doute ajouter — idoles constituées des restes composites d’un cadavre : façon de créature de Frankenstein. Bref : avoir « brisé ses idoles pour sacrifier à leur débris », comme le dit Cioran. C’est l’état religieux de l’Europe, aux yeux de beaucoup… Et de larges secteurs du reste du monde.
Où l’on doit peut-être en venir à ce constat bien connu : c’est, au fond, de l’acte de décès des héritiers-meurtriers dont il s’agit, via leur clochardisation d’orphelins désormais sans même un « RSA » religieux. Et non pas tant « mort de l’homme », comme on l’a dit — peut-être en confondant, par un certain ethnocentrisme européen, « homme » avec « occidental » —, que mort de la civilisation de Nietzsche, la nôtre — la civilisation globale.
Et si on (Dieu — et les humains) a semblé se porter bien mieux ailleurs que chez nous… Enfin…, tout au moins jusqu’à inoculation de notre revendication de « maîtrise et possession » cartésienne de la nature dont Nietzsche constatait les effets, le XXIe siècle commençant s'est déjà fait fort de nous détromper. Restons quand même optimistes : « vivre, c'est perdre du terrain » (Cioran encore).
Impasse du XXe siècle, totalitarismes éventuellement contagieux — mais peut-être pas forcément, impasse d'une Europe des XIXe et XXe siècles dont le même processus a produit quand même l’immense espoir de voir la dignité de tous reconnue contre tous les esclavages : « tous naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Que l'on puisse dépasser l'impasse contradictoire serait-il notre seul espoir ?… Rejoignant l'ancien espoir les prophètes : « des nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera » (Es 60).
Jusque là reste l'ambiguïté qui nous habite, effluves de nos inconscients personnels et collectifs produisant de leurs enracinements archétypaux rêves et mythes, entre espoirs et cauchemars.
« Le vrai Messie ne surgira, dit-on, qu'au milieu d'un monde "entièrement juste" ou "entièrement coupable" », dit un aphorisme du Talmud cité par Cioran. Il y aurait donc de l'espoir, de toute façon !…
(* Le puritanisme désigne une conception de la foi chrétienne développée en Angleterre par les protestants radicaux après la Réforme. Le mouvement est né à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle.
Comme tous ceux qui se voient désignés par un sobriquet, les puritains ne se sont pas donnés eux-mêmes ce nom. Une grande quantité de puritains se concentrait en Angleterre, où s’origine ce terme qui vise leur mise en question radicale de la superstructure hiérarchique de l’Église, en vue de la doter d’un système purement représentatif.
Le mot décrit, plutôt qu'une Église particulière, un type de pratique religieuse — avec fonctionnement représentatif —, à l’origine de tendance calviniste, qui déboucha notamment sur l'émergence d'Églises presbytériennes, puis congrégationalistes, baptistes, quakers, etc. L’Église dès Genève au XVIe siècle, était organisée selon un système représentatif, le consistoire, équivalent, mutatis mutandis, du conseil presbytéral actuel, composé de laïcs et de pasteurs. L’Église selon Calvin, reprenant le modèle de Strasbourg : une Église non-hiérarchique dotée de quatre ministères : pasteurs, docteurs, diacres, anciens. Une Église bâtie sur un modèle faisant jouer volontairement les contre-pouvoirs, ce qui aura des incidences considérables sur le développement des systèmes politiques modernes. Incidences politiques, qui débouchent, après la révolution puritaine anglaise, sur la révolution américaine avec l’indépendance des États-Unis, et sur l’instauration d’un système représentatif, renversement de la monarchie imposée d’en-haut… Avec comme retour d’effet en France — France qui a soutenu les Américains prenant leur indépendance face à l’Angleterre (cf. Lafayette) — la mise en place, lors de la Révolution, d’un système s’en rapprochant. Un système à vocation représentative, donc, qu’on a coutume d’intituler « démocratique », et dont le modèle initial est le conflit du parlement anglais contre la monarchie absolue débouchant sur la première révolution moderne.)
RP
Traditions religieuses et spiritualités
Église protestante unie de France / Poitiers
Catéchisme pour adultes 2014-2015
Chaque 3e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 3e mardi à 20 h 30
9) 21 & 23 juin – Un monde globalisé (PDF)
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