vendredi 27 juin 2025

À propos de la Confession de foi de La Rochelle




Introduction : de 1559 à 1571. De Calvin à Théodore de Bèze

La Confession de foi de La Rochelle nous situe entre 1559, synode de Paris qui en propose le texte — et 1571, synode de La Rochelle qui la ratifie et donne son nom à la Confessio gallicana. Entre ces deux dates, l'espérance de Calvin : l’adhésion de la France à la Réforme, et le constat de Théodore de Bèze : cela n’aura pas lieu…

On s'arrêtera sur cinq points de la Confessio gallicana, cinq points qui ont initié des questions qui valent jusqu’à aujourd’hui : la théologie naturelle, la prédestination, la Sainte Cène, les ministères, la relation aux pouvoirs.


1) Théologie naturelle (art. 1)

L’Article 1 adhère à la théologie naturelle. “Nous croyons et confessons qu’il y a un seul Dieu, qui est une seule et simple essence, spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste, et toute miséricordieuse.”
La légitimité calvinienne de cet article ne pose pas problème au temps de la Réforme et après, mais sera contestée par les barthiens en regard de l’usage dévoyé qu’a fait l’Allemagne nazie de la théologie naturelle. Les barthiens, dans le contexte nazi, considèrent que confesser Dieu de manière abstraite et universelle a permis à certaines Églises de se compromettre avec le nazisme. Ils plaident pour une confession centrée sur la révélation en Jésus-Christ, seule capable de résister à toute instrumentalisation politique de la foi.
Pour les barthiens, l’article 1 de la Confession de La Rochelle, en restant sur le terrain d’une théologie naturelle ou universelle, ne protège pas suffisamment l’Église contre la récupération politique du discours religieux.
Cette critique se manifeste dans la Déclaration de Barmen (1934), dont Barth est le principal rédacteur. Ce texte affirme que la Parole de Dieu en Jésus-Christ est l’unique autorité de l’Église, rejetant toute tentative de subordonner la foi à une idéologie ou à l’État.
Dans le contexte nazi, Dieu doit être reconnu comme le Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ, et qui se distingue radicalement de toute divinité nationale ou idéologique et ne doit pas être défini par des concepts philosophiques généraux. Seule une confession centrée sur la révélation biblique, et non sur des attributs abstraits, permet de résister à la tentation d’identifier Dieu avec une cause politique ou nationale.

Mais avant ces dérives ultérieures, datant du XXe s., au contraire le droit naturel de l'État de droit se fonde sur le lien qui est fait entre la nature (et la théologie naturelle) et la cité.
On est proche de la scolastique, et de Thomas d’Aquin.
La différence entre Calvin et Thomas d'Aquin tient dans le fait que Calvin n’utilise pas Aristote. Théodore de Bèze, lui, en reprend la logique. Les trois relisent la nature en regard de leur augustinisme commun.

Pensons aussi à Pascal, dont Les Provinciales ont été traduites en anglais par le puritain John Milton, secrétaire d'État de Cromwell, qui en espère une proche autonomie gallicane en France (il y aurait une réflexion à conduire sur le relai janséniste vers la Révolution française, souligné par Jacques Attali dans son Pascal ou le génie français) : “La Loi, écrit Pascal, n’a pas détruit la nature, mais elle l’a instruite. La grâce n’a pas détruit la Loi mais elle la fait exercer.” (Pensées, éd. Sellier, fragment 754.) En parallèle, Thomas d’Aquin : “gratia non tollit naturam sed perficit.”


2) Prédestination (cf. art. 12)

Pour poser la question de la prédestination, une citation :
« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, qu 23, a 3, resp.)

Cette citation de Thomas d'Aquin pour dire que la prédestination, professée d’Augustin (et déjà Paul) à Luther et à Pascal, etc., n’est pas une originalité calvinienne !

La spécificité réformée est d’y fonder la certitudo salutis — la certitude du salut (cf. Confession art. 16-22. Art. 17 : “par le sacrifice unique que le Seigneur Jésus a offert en la croix, nous sommes réconciliés à Dieu pour être tenus et réputés justes devant lui ; parce que nous ne lui pouvons être agréables, ni être participants de son adoption, sinon d’autant qu’il nous pardonne nos fautes, et les ensevelit.”). Ce que la doctrine produit dans une perspective calvinienne, c’est une « libération théologique, psychique et politique » (termes d’Olivier Abel) : il y a en chacun de nous une réalité qui n’appartient qu’à Dieu, sur laquelle nul pouvoir humain ne peut agir. Cette doctrine, loin d’être oppressante, protège l’individu contre toute emprise extérieure, y compris ecclésiastique (contre la crainte du pouvoir ecclésial romain d’alors de priver du salut par l’excommunication) ou politique.

La prédestination ne conduit donc pas à l’indifférence ou à l’angoisse, mais à une attitude de confiance et de gratitude. La doctrine calvinienne (et déjà luthérienne) vise à délivrer de l’angoisse du salut personnel, pour se tourner vers la confiance (sola fide) en la grâce seule (sola gratia) et vers une vie active dans la reconnaissance. (Ce point a fait l’objet d’un contresens de Max Weber, relevé par nombre d’historiens et historiennes, comme Liliane Crété (Les Puritains : Quel héritage aujourd'hui ?, Olivétan, 2012, p. 54 & 57-58), qui précise que le capitalisme tel que le présente le sociologue se développe au contraire malgré le calvinisme ; ou Monique Cottret (cf. France culture, "Jansénisme, les racines du Tartuffe" - à 29 mn), qui parle d’une confusion à ne pas faire avec le jansénisme, qui lui peut produire l’angoisse en ne posant pas de certitudo salutis.)

Autre caractéristique de la fonction calvinienne de la prédestination, comme vis-à-vis du péché originel (cf. Confession art. 9-11) : fonder la nécessité de contre-pouvoirs, le péché originel soulignant l’incapacité de tous d’être sans faute, et la personne au pouvoir sans les fautes spécifiques au pouvoir, de la corruption à la tyrannie (cf. infra).


3) Sainte Cène (art. 36)

Concernant la sainte Cène, un des deux seuls sacrements (art. 35-38) avec le baptême (art. 35) : “Jésus-Christ nous [y] donne […] la propre substance de son corps et de son sang” (art. 36). Voilà une façon de dire qui pourrait nous sembler surprenante. On y lirait plutôt du Thomas d’Aquin, par ex. Eh bien c’est du Calvin, qui ne recule donc pas sur le mot “substance”, jugé par les modernes comme bien trop scolastique (comme le mot “essence” pour l’article 1 et l’art. 6 sur la Trinité) !

Le citation en entier : « Nous avons à confesser que si la représentation que Dieu nous fait en la Cène est véritable, la substance intérieure du sacrement est conjointe avec les signes visibles ; […] si avons-nous bien manière de nous contenter, quand nous entendons que Jésus-Christ nous donne en la Cène la propre substance de son corps et de son sang, afin que nous le possédions pleinement, et, le possédant, ayons compagnie à tous ses biens. […] Or nous ne saurions avoir aiguillon pour nous poindre plus au vif, que quand il nous fait, par manière de dire, voir à l'œil, toucher à la main, et sentir évidemment un bien tant inestimable : c'est de nous repaître de sa propre substance. » (Calvin, Petit traité de la sainte Cène — in Œuvres françaises de J. Calvin, Paris, Ch. Gosselin, 1842, p. 188-189)

La Confessio gallicana ne dit pas autre chose sur le fond, quand on y lit que Jésus-Christ “nous repaît et nous nourrit vraiment de sa chair et de son sang”, que, “par la vertu secrète et incompréhensible, il nous nourrit et vivifie de la substance de son corps et de son sang”. Cela alors que la Parole de Dieu s'incarnant en Jésus-Christ ne cesse pour autant de le déborder infiniment — ce qui, lors des controverses luthéro-réformées ultérieures, se verra taxé d’”extracalvinisticum”. C’est là une notion qui, de nos jours, prend un sens important dans le dialogue interreligieux : le logos divin n’est pas en la possession des chrétiens !


4) Les ministères

Triple ministère des “ordres majeurs” (art. 29-31) vs quadruple ministère (Calvin / Bucer).

La confession de la Rochelle, ne perdant pas de vue la visée d’une Église gallicane réformée, s’en tient au triple ministère des classiques “ordres majeurs” : évêques (intitulés surintendants - art. 32), prêtres, diacres. Simplement la Confessio gallicana, fidèle au constat mis en lumière par J.-J. von Allmen (Le saint ministère selon la conviction et la volonté des Réformés du XVIe siècle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968), d’une Église restituant aux prêtres la fonction pastorale trop souvent attribuée aux seuls évêques, met les pasteurs en premier, ce ministère attribué aux prêtres comme aux évêques (lesquels se distinguent pour une raison fonctionnelle, mais se retrouvant sans supériorité hiérarchique par rapport aux autres pasteurs), les diacres restant le troisième des ordres majeurs (et remis en place comme tel par le dernier synode de l’EPUdF tenu à Sète en mai 2025).

Le quadruple ministère, qui n'apparaît pas sous ces termes dans la Confession de la Rochelle mais qu'on peut y retrouver, parle de : pasteurs, enseignants, anciens, diacres, quadruple ministère que Calvin reprend à Bucer. Il se déploie dans une considération pratique qui se met en place dans une société réformée : les pasteurs sont chargés d’ouvrir sur la transcendance, par leur ministère de la parole, qui se concrétise par les sacrements ; les anciens sont responsables de la direction de l'Église dans la cité ; les docteurs de l'enseignement (pas uniquement théologique) ; les diacres des questions sociales. Ces ministères sont voués à se perpétuer au-delà de l'Église, dans la société. C’est ce qui est advenu via les révolutions puritaines et la laïcisation qui en est issue : la tâche des anciens, au-delà des conseils presbytéraux, est devenue celle de nos députés (dès la révolution anglaise) ; la tâche des docteurs/enseignants s’est déployée dans notre école laïque (connue, l’œuvre du protestant (libéral) Ferdinand Buisson) ; la fonction diaconale s’est déployée dans la sécurité sociale, les caisses de retraite, les hôpitaux (d'origine chrétienne et laïcisés). S’ouvre ici toute une mise en place de contre-pouvoirs.


5) Les pouvoirs (articles 39 & 40)

De Calvin (mort en 1564) à Théodore de Bèze : en 1561, Théodore de Bèze participe au colloque de Poissy, convoqué par Catherine de Medicis — et où la France a failli voir l’union ecclésiale se faire sur la base de la Confession d'Augsbourg (que Calvin comme Bèze avaient signée). Le colloque échoue. Théodore de Bèze en prend acte. Le vœu de Calvin de voir une Église gallicane réformée ne se concrétisera pas.

En 1574, Bèze rédigera Du droit des magistrats. On est après le synode de la Rochelle (1571) et après la Saint-Barthélemy (1572). Bèze développe alors une doctrine de la résistance légitime contre les autorités tyranniques. Il y affirme que, si une autorité civile outrepasse ses droits ou devient persécutrice, il peut être légitime pour les magistrats de s’opposer à elle, voire de la déposer.
Théodore de Bèze, tout en présidant à la ratification des articles 39 et 40 qui affirment l’obéissance à l’autorité civile, a aussi théorisé, dans Du droit des magistrats, la légitimité de la résistance à l’autorité lorsque celle-ci devient tyrannique ou persécutrice.

Cf. ici aussi Pascal (Second écrit sur la condition des Grands) : “Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. […] Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler”.

Bèze va plus loin que Calvin en admettant explicitement que le tyrannicide peut être justifié dans certains cas extrêmes (cf. plus tard Charles Ier d’Angleterre et la Révolution puritaine ; la forme de l’autorité, royale ou républicaine, est indifférente — art. 39. Plus significatif que la révolution puritaine quant à la résistance à l'oppression, on pense aussi, mutatis mutandis, à Bonhöffer se résolvant à joindre le complot contre Hitler). Mais Th. de Bèze rejette la possibilité d’un acte privé ou anarchique (comme ce sera le cas pour Henri III et Henri IV, assassinés parce que tolérant “l’hérésie” protestante). Le propos de Bèze est l’inverse ! Le tyran insupportable est l'intolérant, qu’il n’est de toute façon pas question d’assassiner. On a fait dire au Réformateur ce qu’il n’a pas dit, à savoir qu’il serait à l'origine de ce qui deviendra les assassinats politiques des rois Henri III et Henri IV. Total contresens, puisque s’il reconnaît aux magistrats le droit, voire le devoir, de s'opposer à un pouvoir oppresseur, fût-il le pouvoir du roi, il refuse catégoriquement aux personnes privées la possibilité de porter la main contre lui, parce qu’il est choisi par Dieu, il est l’oint de Dieu, cela par le biais du peuple : le prince n’est pas établi pour son propre intérêt, mais pour le bien de ses sujets. S’il abuse de son pouvoir, il n’est plus un prince mais un tyran. Si le roi agit en tyran, il perd son autorité légitime. Les sujets ont alors le droit, voire le devoir, de résister et de le déposer, mais pas comme personnes privées, et a fortiori pas de l’assassiner comme personnes privées. Et pour affirmer cela Bèze se fonde, comme Calvin, sur 1 Samuel 26, 10, où David refuse de tuer Saül pourtant à sa merci, disant : « c’est à l’Éternel seul à le frapper, soit que son jour vienne et qu’il meure, soit qu’il descende sur un champ de bataille et qu’il y périsse ».

RP, La Rochelle, 23 juin 2025

mercredi 25 juin 2025

Brève théologie du 7 octobre




Le 7 octobre 2023 a dévoilé, pour qui veut bien le voir, les risques induits par l’usage que font les islamistes de certains textes de la tradition musulmane (textes des hadiths et Sira — biographie du Prophète de l’islam — datant de deux siècles env. après l’Hégire). Deux exemples : le mariage qui aurait été celui de Mahomet et de Aïcha (outre son “mariage”, cf. infra, avec Çafiyya), les violences guerrières et antijuives attribuées par les mêmes textes au même Mahomet. (À quoi on pourrait ajouter, via ces textes de conquêtes et butins, avec femmes-butins, la légitimation du futur rôle historique des civilisations arabo-musulmanes dans le développement de l’esclavage des Africains comme butin, avec le racisme négrophobe qui l’accompagne. Ici civilisations et “universalismes” “occidentaux” et arabo-musulmans ont les uns comme autres à balayer devant leur porte ! Cf. le livre récent et complet de Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage, Albin Michel 2018).

Le mariage Mahomet-Aïcha selon le Sahih de Bukhari (810-870) Volume 7, Livre 62, 88 : “‘Ursa a rapporté : ‘Le prophète écrivit le (contrat de mariage) avec ‘Aisha quand elle était âgée de six ans et consomma son mariage avec elle quand elle était âgée de neuf ans’”.
Ou encore : “‘Aïcha a rapporté (ibid. 64 et 65) ‘que le prophète l’a épousée quand elle avait six ans et qu’il consomma son mariage quand elle avait neuf ans […]’.” Cf. Sahih de Muslim (env. 821-875) Livre 8, 3310. Cf. Sira de Ibn Hisham (mort vers 834), etc.

Pour faire (trop) simple :
— l’islam sunnite considère que ce mariage et sa consommation ont vraiment eu lieu ;
— l’islamisme enseigne qu’il est légal de faire pareil ;
— d’autres musulman(e)s (ou réputés telles ou tels) pensent que cela relève de légendes traditionnelles, du genre de l'épopée, issues des milieux califaux, sans que ça n’ait de réalité historique (la tradition mystique, autre que celle écrite sous le contrôle des califes, tradition mystique initiée par Rabia al Adawiya, qui vivait avant la mise par écrit des textes califaux traditionnels peut aller jusqu’à permettre de mettre en doute que Mahomet ait été polygame, et qu’il ait été guerrier) ;
— et nombre de celles et ceux qui sont originaires de pays de tradition musulmane se moquent de savoir si cela a eu lieu ou pas et considèrent cela comme insupportablement archaïque.
Concernant les premiers, qui estiment que ce mariage et sa consommation ont bien eu lieu ou, comme les islamistes, qui pensent que cela vaut imitation, il y a bien lieu de craindre leurs croyances, de concevoir à l’égard de ces croyances là de l’ “islamophobie” (sans la confondre avec ni légitimer une “musulmanophobie”) !… Sachant que les racismes négrophobe et antisémite ne sont pas non plus étrangers à l’islam, l’antisémitisme inscrit (à l’instar de l’Antiquité et du Moyen Âge chrétiens) dans la tradition ; la négrophobie, elle, apparaissant dès le XIVe siècle, né de la pratique généralisée de l’esclavage et des déportations esclavagistes transsahariennes dès les premiers siècles de l’islam (cf. Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Gallimard 2008).


7 octobre 2023

Le monstreux pogrom antisémite du 7 octobre 2023 produit dès le 8 octobre… une forte montée de la mise en cause… des juifs !!! et des actes de racisme antisémite dans le monde… (cf. Eva Illouz, Le 8-Octobre, généalogie d'une haine vertueuse, Tracts Gallimard n°60, 2024).

Antisémitisme — que l’on voit apparaître dans plusieurs textes guerriers de la tradition califale, hadiths et Sira, qui attribuent à Mahomet des violences inouïes, notamment contre les juifs. Ibn Hisham fait le récit suivant, dans la Sirat Rassoul Allah (La biographie du prophète Mahomet — trad. fr. Wahib Atallah, Fayard 2004, p. 277-278) : “Le Prophète recommanda à ses compagnons : Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le. Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha [tribu juive de Médine] et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Qurayza par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Ils étaient six à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu’à leur extermination totale. Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens des Banû Qurayza entre les musulmans. Le Prophète envoya dans la région de Najd (en Arabie) une partie des captives juives des Qurayza en échange desquelles il acheta des chevaux et des armes. Parmi les captives des Banû Qurayzaa, le Prophète avait choisi pour lui-même (pour son plaisir) une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa possession, jusqu’à sa mort.”

Cela vaut aussi selon la même Sira concernant une autre tribu juive, demeurant à Khaybar. Le fameux cri dans les manifestations pro-Palestine en Europe, Khaybar Khaybar ya Yahud, jaysh Muhammad sawfa ya’ud (“Khaybar, Khaybar, ô Juifs, l’armée de Mahomet va revenir”), fait référence à un autre passage de la Sira d’Ibn Hishâm (datant donc de deux siècles après les événements supposés — sans doute inventés) : Khaybar est l’oasis où se trouvait la tribu juive des Banu Nadir. Le texte, parlant à nouveau d’un massacre de juifs attribué au prophète de l’islam, dit que Çafiyya est “prise pour épouse” (part du butin partagé) par Mahomet le jour où sont assassinés son mari et son père (Ibn Hishâm, Sira, trad. Wahib Atallah, éd. Fayard p. 315-317).

Qu’est-ce d’autre qu’un viol, que ce “mariage” consommé le jour-même de l’assassinat du mari, du père, des proches de la “mariée” ?… Chose sans rapport avec l’horreur du 7 octobre ? Mais, semble-t-il, ceux qui défilent avec des fanatiques qui hurlent cette référence comme menace actuelle ne savent pas !

Qu’est-ce d’autre qu’une légitimation du pogrom-razzia terroriste du 7 octobre ? Où le refus de le considérer, et y voir un acte de “résistance”, relève d’une affreuse imposture — confusion entre l’antisémitisme islamiste et les actes prévisibles exposés par Frantz Fanon dans son livre Les damnés de la terre, hélas préfacé par Sartre qui en gauchit le sens. Pour Fanon, les opprimés coloniaux en viendront éventuellement, voire inéluctablement, à la révolte violente. Sartre s’en réjouit ! Les “wokistes” américains et la “gauche radicale” française qui veulent voir dans la terreur islamiste de la résistance, voire des “féministes” qui n’y voient pas des viols, s’aveuglent sur l’imposture d’actes racistes antisémites, misogynes (contre des femmes juives, parce que juives, d’une violence inouïe), qui font de la cause palestinienne et de l’oppression un prétexte (les Yézidis massacrés par des islamistes, les Yézidies réduites en esclavage sexuels ont opprimé qui ? Sachant qu’on est devant les mêmes lectures des mêmes textes de la part de Daech et du Hamas, qui débordent largement l’OLP laïque). Le problème est qu’un discours ambiant veut faire confondre les deux ! Imposture terrible d’un propos qui vise à réinstaurer de façon démultipliée l’ancienne oppression coloniale qui fut celle des empires califaux, légitime le racisme antisémite (et demain négrophobe, et autres, comme haine des chrétiens, “croisés”, des athées, “apostats”, des homosexuels, systématiquement tués sous le régime du Hamas, etc.)…

Les textes cités ci-dessus sont pourtant clairs. Quatre attitudes à leur égard parmi les musulmans. Il y a ceux qui croient ces textes ; parmi lesquels ceux (islamistes) qui veulent les appliquer aujourd’hui et, quand ils le peuvent, le font ; il y a ceux qui y voient des créations apocryphes califales visant à justifier ces pratiques des pouvoirs ultérieurs mais qui n’étaient pas celles de Mahomet ; et ceux qui jugent que quoiqu’il en soit, on est dans un archaïsme insoutenable.

Les éructations des cris de "Khaybar" de ceux qui espèrent la promotion d’une compréhension islamiste du monde, devraient en principe être insupportables à la gauche radicale qui participe aux mêmes manifestations — en regard, entre autres, de l’antisémitisme indéniable de ces slogans et du refus obtus d’acquis féministes (jugés “immoraux” en regard de l’islamisme — cf. le statut des femmes dans les terres d’islam que sont l’Iran ou l’Afghanistan), voire pour les plus extrêmes une compréhension pour d’insupportables actes de violences, viols et meurtres (voire la pratique de menaces, via internet ou autres et le refus de condamner le terrorisme).

Qu’est-ce que cette “ultra-gauche” qui participe à ces manifestations parisiennes là ? Qu’est-ce que cette alliance avec des islamistes antisémites, esclavagistes et misogynes tout en étant proches des mouvements intersectionnels, forcément insupportables aux islamistes !? Ou sont-ils des indécrottables naïfs, qui ne voient pas la nature de l’islamisme ? Bref, des autruches, attitude d’autant plus troublante que l’on parle parfois d’universitaires, difficilement soupçonnables de ne pas savoir ce qu’est l’islamisme, ce que les islamistes ont à nouveau démontré le 7 octobre 2023 !

Le cœur de la difficulté est probablement dans les rapprochements antisionistes, puisque c’est sans doute essentiellement par ce biais-là que des militants de “gauche” et des islamistes se sont retrouvés dans les mêmes manifestations scandant des slogans explicitement antisémites (mais en général en arabe), via une défiance commune à l’égard de l’État d’Israël, de sa politique actuelle à un pôle, de son existence à un autre, avec tout un éventail entre les deux, allant jusqu’à l’antisémitisme, voire se fondant dans l’antisémitisme, quand est inscrite dans les textes fondateurs du Hamas ou de l’Iran des mollahs, la destruction pure et simple d’Israël.

Où il faut avoir la lucidité de pointer l’illégitimité de l’antisionisme, en tant qu’antécédemment aux dérives sur l’interprétation de ce terme, et à la politique de tel ou tel dirigeant de l’État d’Israël, il finit par viser tout simplement une revendication symbolique inhérente à la judéité : la (minuscule) terre constitutive de la judéité (et qui n’en est pas moins laïque). Je cite Pauline Bebe, rabbin : “Israël, le pays, la terre, est l’objet d’un attachement plusieurs fois millénaire des juifs. Non pas comme simple refuge pour les juifs après la seconde guerre mondiale, mais comme terre foulée par les pieds de nos ancêtres, décor de notre histoire, lieu de renaissance de l’hébreu, la langue du judaïsme, lieu de vie du judaïsme comme la diaspora, lieu de renouvellement d’interprétation et d’inspiration. Il ne s’agit pas de politique mais l’âme juive trouve des racines, un de ses foyers sur cette terre mentionnée quotidiennement dans nos prières” (“Les dix commandements de la lutte contre l’antisémitisme”, Revue de l’Amicale des pasteurs français à la retraite, 26 mars 2019).

Un petit peuple : 15 millions dans le monde, face à 2,5 milliards de chrétiens et 1,8 milliards de musulmans. 15 millions aujourd’hui. Chiffre à peine supérieur au nombre de juifs à l’époque, selon les historiens, de l’Empire romain. Pourquoi presque les mêmes chiffres ? À cause de la violence qu’ils ont subie tout au long de l’Histoire en Occident comme en Islam et ailleurs, à cause du racisme antisémite qu’ils continuent de subir sous le nom d’antisionisme (terme inventé par Staline pour n’être pas accusé d’antisémitisme). Or, qu’est-ce que le sionisme, en son sens premier (cf. Théodore Herzl) : la revendication d’un État souverain, libéré de la colonisation turque de l’époque, juifs à côté et avec les autres habitants de la province turque de Palestine, musulmans et chrétiens. La décolonisation a eu lieu en 1948, sous le mandat britannique. Une double décolonisation, refusée par les États arabes de la région : pas question pour eux de juifs souverains (effet de la théologie de la substitution dans le monde arabo-musulman : les “communautés” non-musulmanes doivent être “soumises”) ! D’accord pour les Arabes, mais pas pour les juifs, fussent-ils des juifs arabes ! (L’antisémitisme local précède 1948 : pogroms, alliance du mufti de Jérusalem avec Hitler, à l’instar des frères musulmans, mouvance du futur Hamas, alliée du nazisme dès les années 1920. Cf. Georges Bensoussan, Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Que sais-je ?, 2023 ) Nostalgie d’un autre colonialisme, celui de la domination coloniale arabe puis turque. Désir de décolonisation vis-à-vis de la dernière forme locale, anglaise, mais refus de la décolonisation des juifs ! Pourquoi ?

Un héritage international, dont est empreint le secrétariat général actuel de l’Onu, qui a mis quatre mois à reconnaître que le pogrom du 7 octobre pose problème, ou que la capture d’otages est un problème en soi, fait du Hamas ; un secrétaire général de l’Onu qui pendant ce temps donnait des satisfecit aux talibans et minimisait la violence de l’Iran contre les femmes, pendant que les mollahs tiraient les ficelles de leurs “proxis” contre Israël (le peuple iranien ne s’y trompe pas, qui refuse de soutenir la politique “antisioniste” des mollahs).

Israël accusé de génocide ou d’apartheid par les dictatures de la planète, faisant d’Israël le bouc émissaire d’une mémoire sélective. “Apartheid” : comment citer tous les Arabes israéliens dans les instances les plus élevées d’Israël — depuis le directeur de la banque centrale, Arabe israélien, jusqu’aux élus arabes de la Knesset ? Quel régime d’apartheid pour faire cela ? Alors on invoque les mesures de contrôle, ou le mur qui a permis de limiter les attentats quotidiens des fanatiques qui se faisaient sauter dans des bus bondés. Et après l’horreur du 7 octobre, dès le 8 octobre on refuse à nouveau à Israël le droit de se défendre, le devoir de défendre sa population, et on parle, quand il tente de se débarrasser et de débarrasser le peuple palestinien de la menace terroriste oppressive qui se cache derrière ses civils, mués sans vergogne en boucliers humains, de “génocide” ! L’atroce souffrance des Gazaouis est due avant tout à ses oppresseurs du Hamas, que personne ou presque ne semble mettre en cause, alors qu’ils clament leur refus de protéger leurs civils, leur racisme antisémite stipulé dans leur charte, et leur volonté d’éliminer “les juifs” !

Où l’antisionisme apparaît comme ce qu’il est. “L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort.” (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, 1965)

RP

mardi 10 juin 2025

Cathares. L’extinction d’une Église




La fin tragique du catharisme nous dit qu’une Église peut mourir. Le propos de Jésus : “les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle” (Mt 16, 18) parle de l’Église comme réalité transcendant toutes les institutions censées la représenter, qui, elles, sont toutes mortelles. De nombreuses Églises historiques ont disparu depuis 2000 ans. Le cas le plus tragique est peut-être le cas cathare. Pour l’Occitanie, une date symbolique, pour ce qui en est connu : 1321, la mort du dernier parfait connu, Bélibaste. Or, sachant que la perpétuation de l'Église se faisait par imposition des mains d’un parfait (pour ce terme, cf. par ex. 1 Co 2, 6 ; Ph 3, 15), l'Église cathare s’est éteinte irrémédiablement. Tout au plus un disciple des parfaits disparus peut-il espérer qu’un ange céleste vienne lui ouvrir le paradis céleste au moment de sa mort. Mais pas de possibilité de reconstituer une Église sur terre, attestée par un parfait antécédent…

Situation terrible d’une Église s’éteignant, détruite par l’histoire toujours incompatible avec l’ultime, avec la pureté et la vérité… incompatibilité qui a conduit à la croix Jésus, annonçant à ses disciples une fin similaire : “si on a fait cela au bois vert (la persécution et la mort), qu’en sera-t-il du bois sec ?” (Luc 23, 31.) Hors cela, tous les christianismes composant avec l’histoire, jusqu’à prendre le pouvoir, sont dans une forme ou une autre d'infidélité au Maître, ce qui éventuellement ne les empêchera pas de mourir aussi. C’est ce qui est arrivé à ce qui a été qualifié comme “augustinisme politique”…


Augustin, Origène et la question de l’histoire

L’augustinisme politique désigne l’application de la pensée d’Augustin d’Hippone au domaine politique, en particulier à partir de son œuvre majeure, La Cité de Dieu. La notion d’augustinisme politique a été forgée au XXᵉ siècle, par Henri-Xavier Arquillière, pour qualifier la tendance médiévale à absorber le droit naturel de l’État dans la justice surnaturelle et le droit ecclésiastique.

La notion d’augustinisme politique ne correspond pas à la pensée d’Augustin mais à une déformation médiévale (principalement par la papauté grégorienne) ou moderne (J.D. Vance) !

L’augustinisme politique repose en grande partie sur l’idée d’un déficit de la nature que l'Église romaine viendrait combler et corriger, occasionnant sa revendication médiévale de prise en charge de l'histoire et de sa violence… Précisément ce que le catharisme rejette.

Ainsi René Nelli analysant l’influence doctrinale d’Augustin sur la pensée cathare, en particulier sur la question du mal, de la concupiscence et du rapport au monde matériel, rapproche la morale cathare de celle d’Augustin et d’Origène, soulignant par ex. que, pour les cathares comme pour Augustin (et comme pour les augustiniens politiques dans l’Église romaine !), l’acte sexuel est entaché de concupiscence et donc intrinsèquement mauvais, comme l’est la violence du pouvoir et de l’histoire.

Augustin s’inscrit dans une lignée origénienne atténuée (en conservant l’importance essentielle d'une lecture spirituelle des Écritures), que l’on retrouve accentuée dans le catharisme — avec en son cœur la préexistence et donc la dualité des mondes qu’Augustin ne retenait pas.

Pour Rome le déficit de la nature implique sa prise en charge dans l’histoire, via pouvoir et sacrements. Pour les cathares, ce déficit induit un constat d’irrémédiable.

C'est Thomas d’Aquin qui trouvera dans l'Aristote arabe et sa relecture un déplacement du débat : pour lui la nature relève bien de Dieu (à la différence des cathares) mais pas de l'Église (contre l’augustinisme politique).


Histoire et Simone Weil

Attirée par ce qu’elle comprend des cathares (voir sa correspondance avec Déodat Roché), Simone Weil souligne par contraste son rejet des violences commises au nom de Dieu dans l’Ancien Testament et par l’Église romaine, et cherche dans l’expérience cathare une fidélité évangélique libérée de la force et de la domination.

Sa critique de l’Ancien Testament, qu’elle considère comme porteur d’une image de Dieu incompatible avec celle du Christ, a été l’un des motifs pour lesquels elle s’est rapprochée du catharisme tel qu’elle le comprenait avec le défaut de textes des années 1930-1940 (par ex. le Livre des deux principes a été découvert seulement en 1939). Se rapprochant de Déodat Roché (c’est à la lecture d’un texte de Roché de 1937 qu’elle lui écrit en 1941), elle s’en tient à la compréhension du catharisme qui conduit Roché à en faire, via des réflexions profondes mais alors en défaut de sources suffisantes, un manichéisme.

Sa méconnaissance du judaïsme et son absence de formation dans cette tradition ont nourri les contresens de Simone Weil.

Martin Buber estime pourtant qu'elle n’a pas rejeté le judaïsme en soi, mais la version déformée qu’en donnait l'Église romaine de son temps. Cela vaut sans doute aussi pour la compréhension du catharisme d’alors, censé rejeter l’Ancien Testament.

On peut dire aussi que, juive laïque, l’attitude de Simone Weil témoigne d’un désir de voir la religion de ses ancêtres être dégagée des douleurs de l'histoire qui traversent l’Ancien Testament. Il est frappant de voir sa mystique être si proche de la mystique juive, par ex. de la notion de tsimtsoum, que par ailleurs elle ne connaît pas.

Ce qui se confirme par sa compréhension de la Bhagavad Gita, qu’elle a lue en sanskrit pour en saisir toute la portée spirituelle et philosophique. Pour elle, le dharma de l’homme est d’agir sans attachement aux fruits de l’action, en consentant à la nécessité qui structure le monde. Elle rapproche cette notion de dharma (devoir) de sa propre idée d’“obéissance à la nécessité”, qu’elle considère comme la vertu suprême : aimer la nécessité, c’est aimer le monde tel qu’il est, sans vouloir y imposer sa volonté propre. Or, avec la Bhagavad Gita, on est dans un contexte guerrier : “Ton devoir est de combattre, dit Krishna à Arjuna. Pour un guerrier, rien n’est plus noble qu’un combat juste” (ch. 2, v. 31). On est proche de la lecture spirituelle juive de l'Ancien Testament, qui voit dans les douleurs et les violences un appel au dépassement douloureux de l'histoire. Contre la violence guerrière, “ce n’est pas par la force ni par la puissance, mais par mon esprit, dit le Seigneur (YHWH)” (Zacharie 4, 6), selon l'Ancien Testament.

Le rapprochement de Simone Weil d'avec le catharisme/manichéisme de Déodat Roché a été perçu, à tort, comme un rapprochement du marcionisme, d’un “catharisme marcionite” — du nom de Marcion, qui, selon les Pères de l'Église qui le présentent, rejetait l’Ancien Testament et l’essentiel du Nouveau, ne retenant que dix épîtres de Paul et une partie de Luc. Outre les difficultés que pose un tel rapprochement, se pose la question du comment il aurait pu s'effectuer. C'est où a été conçue l’hypothèse d’une filiation paulicienne, que Simone Weil n’a pas retenue, mais qui était à l’ordre du jour dans les généalogies de l'hérésie de son époque…


Tentative d’un rattachement marcionite via les pauliciens

Selon ces généalogies, les pauliciens, signalés par Photius et Pierre de Sicile (tous deux décédés fin IXᵉ s.), seraient à l’origine du bogomilisme. Je reprends les réflexions développées pour ma thèse soutenue en 1988 et publiée en 2000 (R. Poupin, La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin, éd. Loubatières), p. 90-91 et 112 — note 42 p. 91 : “Photius, P. G., vol. 102 (datant du XIIIᵉ siècle), qui les distingue des bogomiles, mais surtout Pierre de Sicile, dont l'Historia manicheorum, P. G., vol. 104, a été authentifiée par [l'historien belge Henri] Grégoire, qui la date de 872 env. (“Miscellanae epica et etymologica”, Byzantion, XI, 1936, p. 610) — ignorent tout ascétisme sexuel ou alimentaire paulicien (cf. Obolensky, The Bogomils, Cambridge, (1948) 1978, p. 44). Entre autres différences notoires avec le bogomilisme — et le catharisme — Pierre de Sicile, qui relate leur histoire de 668 à 868 (cf. Obolensky, p. 31), mentionne leur rejet de toute succession apostolique (P.G. 104, col. 1257), leur aversion contre le monachisme, révélé par le diable à l'apôtre Pierre (col. 1245), dont d'ailleurs ils rejettent les écrits avec l'Ancien Testament (Obolensky, p. 39) ; ils ne refusent pas l'usage des armes (ibid., p. 37-38)… Quant aux relations du paulicianisme et du manichéisme, il convient de recevoir avec prudence l'avis de Pierre y voyant un manichéisme simplifié, puisqu'il rapporte lui-même qu'ils anathémisent Mani (cols. 1276-1277) et rejettent les spéculations cosmologiques et gnostiques de sa secte (Obolensky, p. 32). L'ascendance du mouvement reste difficile à cerner. La tentative que fait Pierre de les rattacher à Paul de Samosate (cf. ibid.) convainc peu. Leur nom viendrait plus vraisemblablement de leur vénération de l'apôtre Paul, qui va jusqu'aux noms qu'ils donnent à leurs Églises (cf. ibid., p. 33-36) — ce qui est étranger aux bogomiles comme aux cathares — ceci ne faisant toutefois pas nécessairement un marcionisme (cf. Harnack, Marcion, Leipzig, 1924, p. 382-383) de ce mouvement qui remonte à la 2e moitié du VIIe siècle (Grégoire, “Pour l'histoire des Églises pauliciennes”, Orientalia Christiana periodica, XIII, 1947, p. 508).”
Que les pauliciens, originaires d'Arménie, aient été installés de force à Philippopolis (Plovdiv), en Bulgarie, par les autorités byzantines, n’implique rien de plus qu’une possible solidarité hérétique avec les bogomiles de Bulgarie, vu les différences doctrinales importantes entre les deux mouvements (cf. Obolensky), et a fortiori avec le catharisme, notamment quant à l’Ancien Testament (rejeté par les pauliciens) et au Nouveau Testament (rejeté par eux en grande partie), acceptés en entier par les cathares. (Cf. Duvernoy, La Religion des cathares, p. 335, et Poupin, op. cit., p. 112 note 63).


Le Dieu séparé et les textes bibliques comme témoins d’un au-delà de l’histoire

Amie de Simone Weil, Simone Pétrement, dans ses travaux sur les origines du gnosticisme, notamment dans son ouvrage Le Dieu séparé (Cerf 1984), montre que l’altérité radicale de Dieu est au cœur de la pensée gnostique. Or, on est là avec cette notion centrale du judaïsme : le tétragramme (YHWH), Nom imprononçable, “au-delà de tout nom” (formule reprise par Paul — Ph 2, 9), est radicalement transcendant. L’altérité du Dieu séparé est accentuée dans le marcionisme jusqu’à déboucher sur un rejet des livres bibliques qu’utilisent les gnostiques et la grande Église, dans la lignée de Philon d’Alexandrie.

Tentation du rejet de l’AT, attesté par les Pères quant à Marcion, tentation rejetée par la “grande Église”. La même tentation a été reprise en islam, qui finira (au XIᵉ s., témoin Ibn Hazm de Cordoue) par y succomber pour un rejet des livres antécédents au Coran, faisant des textes de la tradition islamique une nouvelle loi, s'avérant déboucher sur l'impasse de l'islam politique, en lieu et place d'une relation dialectique avec les livres antécédents. Phénomène inévitable quand est abandonné par une religion ce qui en est la source. Ce qui, si l'on en croit les écrits qui en parlent, a atteint le marcionisme — mais n'a été le fait ni de la “grande Église”, ni des cathares, selon leurs propres textes.

Le nom imprononçable de Dieu marque la distance entre Dieu et l’homme, et son caractère mystérieux et inaccessible. Cela en lien avec les échecs des mises en place politiques. Ces échecs sont marqués par exils et destructions des temples : 722 av. JC et la chute de Samarie, qui ne s'en relèvera pas ; 586 av. JC et la destruction de Jérusalem et du temple dont la chute accompagne la fin de la dynastie davidique ; 70 et la destruction du second temple qui scelle la fin de la dynastie sacerdotale des sadducéens. Ne reste que la Torah comme fondement spirituel et sa révélation du Dieu au nom imprononçable. Un Dieu que nul n'a jamais vu, notion reprise par les mouvements juifs et bientôt chrétiens (cf. Jn 1, 18) parmi lesquels principalement les gnoses.

Déjà dans les années 50, selon l’épisode d’Athènes relaté par les Actes des Apôtres, ch. 17, le “dieu inconnu”, figure religieuse grecque, est repris par Paul pour parler du Dieu unique, invisible et transcendant, du judaïsme et du christianisme, renvoyant au Nom imprononçable. Paul, juif revendiqué, disciple du pharisien Gamaliel, selon les Actes des Apôtres, est resté fidèle à la Torah et à son Dieu radicalement transcendant. Sa fidélité se résume par son “la Loi (Torah) est sainte” (Ro 7, 12). Un malentendu tenace lui fait dire que la loi est renversée par la mort du Christ alors que c'est l'incapacité à l'observer qui est en cause — cf. sur le judaïsme de Paul, l'excellent développement de J.-F. Bensahel (Affronter le monde nouveau, éd. O. Jacob, 2019) qui y décèle tout au plus des concessions aux non-juifs. On peut aller plus loin et n'y voir rien d'autre que sa façon de rester fidèle à la tradition juive demandant aux non-juifs la seule pratique de la loi noachide.

Dans la gnose aussi, le “Dieu étranger” est radicalement transcendant, inconnaissable, au point de finir par n’avoir rien de commun avec le créateur du monde matériel. On y retrouve le démiurge de Platon, qui lui-même recoupe la dimension de l’histoire dans le judaïsme hellénistique de Philon d'Alexandrie. Dans le judaïsme hellénistique, la transcendance, l'au-delà de l'histoire de la divinité suprême, se traduit par le recours à la médiation, pour l'histoire, de l'angélologie — ce que l'on retrouve dans le Nouveau Testament. Ainsi, naturellement, chez le juif helléniste Étienne (Ac 7, 53), mais aussi chez Paul (Ga 3, 19), selon un usage déjà très présent dans les Écrits/Ketuvim (cf. notamment, et entre autres, Daniel), dans une lignée d'interprétation de "l'Ange de YHWH" de la Torah — "ange", i.e. littéralement "messager".

Dans tous les cas, la conviction est qu’il existe une réalité divine suprême, au-delà de l'histoire, qui dépasse la compréhension humaine, et dont la connaissance ou l’accès ne peut se faire que par révélation, silence, respect du mystère.

Le fait que le nom de Dieu soit imprononçable dans le judaïsme (pour souligner l’altérité, la transcendance et l’inaccessibilité de Dieu) a trouvé un écho dans la pensée gnostique, qui valorise aussi l’idée d’un Dieu suprême inconnaissable, caché au-delà de toute nomination ou conceptualisation. Cette impossibilité de nommer Dieu exprime, dans les deux traditions, la conviction que la divinité suprême échappe à toute saisie humaine.

Dans la Kabbale, le nom secret et imprononçable de Dieu (Shem HaMephorash), porte l’idée d’un savoir caché. Cette idée est également centrale dans la gnose, où la révélation du nom ou de la vraie nature de Dieu fait partie de la connaissance salvatrice.

Il n'est pas jusqu’au nom Yao/Iao des gnostiques qui ne dérive de YHWH, le Nom hébreu imprononçable de Dieu, via la transformation des lettres et de leur prononciation dans les milieux syncrétiques de l’Antiquité. Le nom “Yao” en lien avec l’Égypte apparaît principalement dans des contextes où il correspond à une prononciation du nom divin YHWH, notamment dans des sources juives en Égypte et dans la tradition gnostique. Par exemple, les papyrus d’Éléphantine, communauté juive en Égypte, indiquent que le Nom était prononcé “Yaô”.

“Yao” en Égypte se réfère à une forme translittérée du nom divin juif YHWH, attestée dans des contextes juifs ou gnostiques d’Égypte, plutôt qu’à une divinité égyptienne.

Le nom imprononçable du Dieu du judaïsme est lié à la gnose par la reprise et la transformation de ce nom dans les systèmes gnostiques, où il sert à désigner la divinité mystérieuse, cachée et suprême, conservant l’idée juive d’une transcendance et d’une ineffabilité qui dépasse la compréhension humaine.

On pense à Cioran, qui, affirmant : “si j’étais croyant, je serais cathare” (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 155 - cf. aussi son livre Le mauvais démiurge), ne laisse pas d’apprécier l'Ancien Testament qu'il dit même préférer au Nouveau, l’admirant pour son âpreté, contre un Dieu doux et bon dont il fustige volontiers un côté mièvre : “La poésie et l'âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l'intention de 'belles âmes'” (La tentation d'exister, Œuvres, p. 865). En cela, Cioran se rapprocherait de Moïse Maïmonide parlant des anthropomorphismes bibliques pour y appuyer sa théologie négative en notant que les figures grossières de Dieu proposées par l'Ancien Testament ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu.

Dans tous les cas, on est aux prises avec le problème de l’histoire. La vérité y sera broyée : Israël, la croix, la fin des cathares, etc.

RP