dimanche 17 août 2025

Être dans le temps comme en exil et bannissement




“Nous commençons à goûter dès ici-bas, dans les bienfaits de Dieu, la douceur de sa bonté, afin que notre espoir et notre désir nous portent à en rechercher la pleine révélation. Lorsque nous aurons compris que la vie terrestre est un don de la bienveillance divine, dont nous avons à être reconnaissants puisque nous la lui devons, il sera temps alors d'en venir à considérer notre malheureuse condition, afin de nous dégager de ce trop grand attachement auquel nous ne sommes que trop portés.” (Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, III, ix, § 3, éd. Kerygma-Excelsis 2009, p. 648)

Calvin poursuit, référant à Hérodote et Cicéron : “Je reconnais que ceux qui ont jugé que le souverain bien serait de ne pas être né et le second de mourir tôt ont eu raison, d'un point de vue humain. […] Ce n'est donc pas sans raison que le peuple des Scythes pleurait à la naissance d'un enfant et faisait une fête solennelle, avec des réjouissances, lorsque l'un de leurs parents mourait. […] Si le ciel est notre patrie, la vie sur la terre n'est-elle pas qu'une traversée d'une terre étrangère et, comme elle est maudite à cause du péché, ne ressemble-t-elle pas davantage à un exil ou à un bannissement ?” (Ibid. § 4)

Emil Cioran reprend les mêmes références : “Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j'ai hanté les mêmes parages qu'eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveaux-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de la Création” (De l’inconvénient d’être né, folio 1973, p. 29). (Thraces et Scythes sont des peuples aux traditions assez proches, plutôt nomades pour les uns, sédentaires pour les autres.)

Revendiquant une proximité avec les bogomiles et les cathares, Cioran radicalise la gravité de la chute dans le temps (dont il fait le titre d’un de ses livres), due au mauvais démiurge (titre d’un autre de ses livres). Héritage bogomilo-cathare attribuant au Mal notre exil dans le temps, initié dans le fait, l’inconvénient, d'être né, ce dont on trouve les termes déjà chez Calvin : “Je reconnais que ceux qui ont jugé que le souverain bien serait de ne pas être né et le second de mourir tôt ont eu raison, d'un point de vue humain.”

En commun aux deux, l’héritage souterrain d’Origène, dont le mythe est atténué chez ses héritiers cappadociens du IVe siècle, ou chez Augustin. Le mythe de la chute dans le temps est évacué quant à sa lettre, mais pas quant à sa signification, devenue péché originel chez Augustin, et que Thomas d’Aquin reprend en insistant, malgré tout, sur la bonté de la création, pourtant déchue. C’est ce dont hérite Calvin, assumant l’idée d’exil : “la vie sur la terre n'est-elle pas qu'une traversée d'une terre étrangère et, comme elle est maudite à cause du péché, ne ressemble-t-elle pas davantage à un exil ou à un bannissement ?”

En arrière plan commun, le mythe d’Origène : nous sommes des esprits célestes préexistants, déchus, suite à un péché indicible commis en ce ciel originel, et dès lors changés en âmes vouées à occuper des corps conçus comme lieu d’exil, pour une traversée du temps qui nous est imparti ici-bas vers la patrie céleste perdue. Les cathares, allant plus loin en cela qu’Origène, attribuaient ce corps provisoire dans ce temps au Mauvais, concevant une double émanation : la mauvaise création pour ce temps, ce monde, ces corps provisoires, tandis que la bonne création relevait de Dieu — là où pour l'orthodoxie, d'Origène aux Pères anciens, aux médiévaux et aux Réformateurs, on n’en confesse qu’une : un monde émané de Dieu, selon un mystérieux acte volontaire, signifié dans la notion de Création ex-nihilo : Dieu ne produit l'émanation (en accord, pour la bonne création, avec les cathares) que selon un acte libre qui la rend radicalement dépendante — contrairement au néo-platonisme strict pour lequel Dieu ne peut pas ne pas s’émaner. C’est précisément ce qui distingue la création de l’engendrement au sein de la Trinité : il n’y a, au sein de la Trinité, aucune sorte de “à un moment donné” (fût-il éternel !), pas de décision qui ferait advenir à l’être le Fils et l'Esprit saint : ils sont éternellement consubstantiels au Père.
L’émanation comme création, qui culmine en “selon l'image” relève, elle, d’un acte libre qui pose sa dépendance radicale.

Le plan des Sommes théologiques médiévales, notamment de Bonaventure à Thomas d’Aquin, relève clairement de ce processus d'émanation et retour, qui se résume dans une formule d’une prière de l’Église réformée de France et de l’ÉPUdF : “nous venons de toi et nous pouvons aller à toi” — qui dit de la façon la plus brève le schéma développé par Calvin dans ses chapitres ix et x du livre III de son Institution de la religion chrétienne, qui concluent ce que les premiers réformés méditaient comme Traité de la vie chrétienne (les ch. vi à x).

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PS : d'Origène à Bergson et retour. Origène perçoit ce monde et ce corps comme lieu d’exil formé par Dieu pour recevoir les esprits déchus d’une préexistence bienheureuse. Un substrat temporel recevant l’éternité. Où l’on retrouve la date du nouvel an juif comme date depuis la création du monde, donnée en récit et relecture : 5786 ans cette année. Aucune contradiction avec les 13,8 milliards de l’univers. Une date en récit et relecture, comme 2025 en est une autre : après l’entrée dans le temps du nouveau monde initié par Jésus-Christ…
Rien n’interdit d'appliquer cela à l'être humain : quelques millions d’années pour son émergence, quelques centaines de milliers d’années pour le Sapiens : il s’agit de nous, de notre corps, douloureux, fragile, mortel, ce que Bergson a relu dans les découvertes de son époque concernant l’évolution comme lieu d'émergence de l'esprit. Le mythe origénien permettrait d’y lire aussi le lieu de notre exil, tout comme les mythes juifs de la préexistence : depuis la réticence des âmes à venir dans le corps, dans le temps (à nouveau l’inconvénient d'être né), jusqu’à l'idée que malgré tout, dans la préexistence, nous avons choisi notre lieu d’exil !

RP

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