vendredi 17 février 2017

« Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour »




D'un pain à l'autre, d'aujourd'hui à demain, ou du quotidien au supersubstantiel, des pierres à la parole de Dieu (cf. Mt 4, 1-11) — cf. ici la question du pain "de demain".

Relecture des Psaumes…

Psaume 78, 24 Il fit pleuvoir sur eux la manne pour nourriture, Il leur donna le blé du ciel.

Ps 37, 25 J’ai été jeune, j’ai vieilli ; Et je n’ai point vu le juste abandonné, Ni sa postérité mendiant son pain.
Ps 78, 20 Voici, il a frappé le rocher, et des eaux ont coulé, Et des torrents se sont répandus ; Pourra-t-il aussi donner du pain, Ou fournir de la viande à son peuple ?
Ps 78, 25 Ils mangèrent tous le pain des grands, Il leur envoya de la nourriture à satiété.
Ps 104, 15 Le vin qui réjouit le cœur de l’homme, Et fait plus que l’huile resplendir son visage, Et le pain qui soutient le cœur de l’homme.
Ps 105, 40 A leur demande, il fit venir des cailles, Et il les rassasia du pain du ciel.
Ps 127, 2 En vain vous levez-vous matin, vous couchez-vous tard, Et mangez-vous le pain de douleur ; Il en donne autant à ses bien-aimés pendant leur sommeil.
Ps 132, 15 Je bénirai sa nourriture, Je rassasierai de pain ses indigents ;
Ps 146, 7 Il fait droit aux opprimés ; Il donne du pain aux affamés ; L’Éternel délivre les captifs ;


De la rouspétance comme prière… exaucée

Tout commence par l’expression d’une amertume : la rouspétance face à un manque évident, celui du rassasiement du temps de l’esclavage (Ex 16, 2-3) ! Et en premier lieu, du rassasiement du corps. La faim…

Une amertume et une rouspétance qui visent le libérateur — et derrière le libérateur apparent, Moïse (v. 2), celui qui ne se voit pas, Dieu. Une rouspétance qui dès lors s’apparente à une… prière ! — puisque adressée à Dieu (v. 8) !

Une prière exaucée (Ex 16, 11) : la manne, la « qu’est-ce que c’est » selon le sens du mot (Ex 16, 15) — la manne agrémentée de viande de caille.

Et comme don de Dieu, « pain du ciel » (Psaume 78, 24), l’exaucement porte un appel à la confiance : on ne recueillera de manne que pour un jour, deux jours pour le shabbath. Si l’on en recueille plus, elle pourrit… (cf. Exode 16)


Du rassasiement

« Ne me donne ni pauvreté, ni richesse, accorde-moi le pain qui m’est nécessaire ; de peur que, dans l’abondance, je ne te renie et ne dise : Qui est l’Éternel ? Ou que, dans la pauvreté, je ne dérobe, et ne m’attaque au nom de mon Dieu. » (Proverbes 30, 8-9)

La mise en garde du Proverbe est la leçon que n’ont pas prise les pèlerins du désert : la manne devenue fade à leur goût… Les cailles, plus goûteuses finiront par les gaver !

« Si tu trouves du miel, n’en mange que ce qui te suffit, de peur que tu n’en sois rassasié et que tu ne le vomisses. » (Proverbes 25, 16)

Avec le pain, la manne, les cailles, comme don du ciel, du minimum à l’abondance, c’est tout la question de la prière et de ce que nous demandons qui est posée : de la prière comme rouspétance exaucée, à l’exaucement comme découverte que ce que l’on demandait ne correspondait pas à notre vrai désir !

« Fais de l’Éternel tes délices, Et il te donnera ce que ton cœur désire. » (Ps 37, 4) (cf. Nombres 11)


D'une nostalgie à l'autre

Dans le livre de l’Exode (cf. ch. 16), nous voyons le peuple regretter amèrement le temps qui lui apparaît ensuite ironiquement comme le temps de son rassasiement ! — à savoir le temps de son esclavage. Et de rouspéter contre Moïse et Aaron qui leur ont fait quitter « les marmites de viande » pour leur donner la sécheresse du désert !

Dès lors, nous sont données des scènes dignes de Job ou de Jérémie fatigués devant le poids de la vie : « que ne sommes nous morts […] en Égypte » ! « Pourquoi ne suis-je pas mort dès les entrailles de ma mère » s'exclamait Job (3, 11) ; ou le prophète Jérémie : « malheur à moi, ma mère, car tu m'as fait naître » (Jér 15, 10). Et contre cette inévitable douleur, contre la douleur d'exister, au fond, la douleur de devenir selon le projet de Dieu, une nostalgie radicale perce dans la rouspétance, dans la protestation contre tout inconfort en fin de compte : celle de la bienheureuse éternité, inscrite de façon confuse et indélébile au cœur de nos mémoires.

*

De même dans le livre de l'Exode, lorsque le peuple prend à partie Moïse et Aaron, ceux-ci remarquent : « ce n'est pas contre nous que sont dirigés vos murmures, c'est contre le Seigneur » (Ex 16, 8). C'est là encore ce que, en écho inversé, enseignera Jésus : « ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel, mais mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel » (Jean 6, 32).

Un déplacement, du corps et de ses besoins, du temps provisoire,… au Royaume présent au milieu de nous ; telle est la porte qui s'ouvre sur le Règne de Dieu qui est au cœur (demande centrale, la 3e) de la prière enseignée par Jésus, un chemin qui s'ouvre dans la relecture priante, dans les Psaumes, du chemin d'Exode que dessine la Torah.


RP
Le Notre Père

Église protestante unie de France / Poitiers
Catéchisme pour adultes 2016-2017
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5) 21 & 23 février — Troisième demande : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour » (PDF ici)


vendredi 10 février 2017

Question alimentaire et communion ecclésiale - 1 Co 8-10




Où il est question de la situation d'une communauté ecclésiale dans un monde, une cité, gérés selon l'ordre d'un paganisme qui atteint tous les domaines de la vie, jusqu'aux plus intimes, et jusqu'à la question alimentaire : que faire quand la viande qui se consomme provient des sacrifices et offrandes cultuelles ?

La situation peut sembler inactuelle : plus de temples d'idoles pour consacrer la nourriture de nos jours. Et par ailleurs, plus de communautés chrétiennes qui soient en rupture avec une société laïque largement héritière d'un système d'organisation de la pluralité religieuse inconnu dans l’Antiquité. Plus de cette rupture symbolique dans les pratiques quotidiennes entre Église et monde – rupture antique déjà abordée en 1 Co 5 et 6.

Est-ce à dire que le propos de Paul sur la question alimentaire et l'attention à ceux qui risqueraient d'y noyer leur conscience n'est plus à l'ordre du jour ? Voire ! 1 Co 8-10 fait partie des textes sur lesquels s'appuie Martin Luther pour développer son traité De la liberté du chrétien selon deux volets. Le premier : « le chrétien, la chrétienne est la personne la plus libre, qui n’est assujettie à aucun ». Le second : « le chrétien, la chrétienne est la personne la plus humble, assujettie à tous ».

C'est la leçon que donne ici Paul quant à l'usage de la liberté en regard des égards que l'on doit à autrui. Voilà qui est toujours actuel, a fortiori peut-être quand cela concerne, non plus seulement la vie dans une communauté ecclésiale, mais la vie dans le Cité, où l’Église n'est plus en rupture symbolique avec les pratiques alimentaires ambiantes. Cité où apparaissent cependant des pratiques alimentaires particulières, posant la question de l'attitude à adopter.

*

Calvin, s'inspirant en le développant du Traité de Luther, fournit des indications sur quelques principes à dégager quant à l'application des indications de Paul. Calvin, Institution de la religion chrétienne (trad. H. Évrard), III, xix, 11-15 :

11 Il faut dire ici quelque chose des scandales. J'approuve la distinction courante entre le scandale qui se cause et le scandale qui se prend. ... Il y a scandale causé par une action quand la faute provient de l'auteur de l'action. Il y a scandale pris lorsqu'une action innocente est prise en mauvaise part par la méchanceté des autres. ...
La première sorte de scandale n'affecte que les faibles ; la seconde est le fait d'une aigreur [hypocrite]. ... Nous userons de notre liberté chrétienne en la pliant à l'ignorance de nos frères qui sont faibles, mais non à l'irritable arrogance des [hypocrites]. ... Notre liberté ne nous est pas donnée pour nous opposer à nos frères qui sont faibles, puisque la charité nous met à leur service en tout et partout. Elle nous est donnée pour que, notre conscience ayant la paix avec Dieu, nous vivions aussi en paix avec les hommes. Et quant à la susceptibilité des légalistes, la parole de notre Seigneur nous montre quel cas nous devons en faire : Laissez-les. Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. ...

12 (...) Il n'y a rien de plus clair ni de plus certain que cette règle : nous devons user de notre liberté si cela contribue à l'édification de notre prochain et nous abstenir d'en user si son usage ne lui est pas profitable. ... 13 Tout ce que nous venons de dire au sujet des scandales concerne les choses indifférentes, celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Mais nous ne saurions nous dispenser de celles que le devoir nous impose de crainte de scandaliser quelqu'un. Car notre liberté doit être soumise à l'amour du prochain, mais cet amour doit être soumis à la pureté de la foi. ... L'amour du prochain ne saurait nous conduire à offenser Dieu. ...

14 Puisque les consciences des fidèles ... ont été délivrées par Jésus Christ de l'observance des choses dont le Seigneur a voulu qu'elles soient indifférentes, nous concluons qu'elles échappent à toute autorité humaine. ... 15 (...) En effet l'homme est soumis à deux gouvernements : un gouvernement spirituel qui forme les consciences à la piété et au service de Dieu ; et un gouvernement politique, qui enseigne aux hommes les devoirs d'humanité et de civilité auxquels ils doivent se plier. C'est dans ce sens qu'on parle de «juridiction spirituelle» et de «juridiction temporelle». ... Cette distinction, qui n'a pourtant rien de mystérieux, embarrasse bien des hommes, qui ont du mal à distinguer clairement ce qui relève de la juridiction externe, du pouvoir civil, et ce qui relève du jugement spirituel, qui a son siège dans la conscience. ...


RP
Première épître de Paul aux Corinthiens

Église protestante unie de France / Poitiers
Étude biblique 2016-2017
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5. 14 & 16 février – Chapitres 8-10 | La question alimentaire et la communion ecclésiale (PDF ici)


samedi 14 janvier 2017

« Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite... »




Si Luc donne la deuxième demande en son expression la plus brève, « que ton règne vienne », Matthieu la redouble en « que ta volonté soit faite, comme au ciel aussi sur la terre » (redoublement à ne pas comprendre comme chronologique ni comme ajout, mais comme mise en lumière, non chronologique, de ce que dit la première partie de la demande). Il n'est pas indifférent que le Notre Père soit donné chez Matthieu dans le Sermon sur la Montagne, qui est une porte de lecture de la Torah, mettant l'accent sur l'intériorité (et chez Luc, le Notre Père suit l’épisode de Marthe et Marie), intériorité comme racine dans le ciel de l’accomplissement de la Loi, à l’instar des Psaumes…

Les Psaumes donnent comme un déploiement des effets de la Loi reçue dans l’intériorité (cf. par ex. Ps 119, 11), en vue de la venue du règne de Dieu, l'espérance de la délivrance comme venue du règne de Dieu par l'accomplissement de la Loi face à l'échec récurrent de cet accomplissement : de nombreux Psaumes rappellent les étapes marquantes du parcours du peuple depuis l’exil d’Égypte et l'Exode jusqu’au retour d’exil de Babylone comme prémisse de l’avènement du Royaume.

Rien n’a jamais changé d'un comportement échouant à la sanctification du Nom, jusqu’en l’exil, qui a été la conséquence de la conformation à l’idolâtrie ambiante, profanation du Nom. Au point que le retour d’exil lui-même n’est pas le fruit d’un changement, d'un accomplissement par le peuple de la volonté de Dieu, mais de la seule miséricorde de Dieu attentif à la détresse de son peuple – « car sa miséricorde dure à toujours ! » (Ps 136.) D'où la prière ! Dont la formule est résumée dans le Notre Père : que ton règne vienne, par l’accomplissement de ta volonté, depuis l'intériorité, ancrée au ciel, jusqu'en ses conséquences dans le temps, sur la terre.

C’est ainsi qu'il est question de retour à Dieu, sanctifiant son Nom (cf. Ézéchiel 36) dans l’instauration de son règne comme effet de sa seule miséricorde.

*

Où se met en place l’articulation avec la doxologie finale retenue de la Didachè : « à toi appartiennent le règne, la puissance et la gloire » – même si ce règne déjà avéré ne se voit pas ! On est dans une affirmation de la foi, dans le cadre d'une prière, donc, pour une affirmation qui est comme telle au cœur des Psaumes, pour une prière confiante – « que ton règne vienne » :

Psaumes 9:7 (9-8) L’Éternel règne à jamais, Il a dressé son trône pour le jugement ;
Psaumes 22:28 (22-29) Car à l’Éternel appartient le règne : Il domine sur les nations.
Psaumes 29:10 L’Éternel était sur son trône lors du déluge ; L’Éternel sur son trône règne éternellement.
Psaumes 45:6 (45-7) Ton trône, ô Dieu, est à toujours ; Le sceptre de ton règne est un sceptre d’équité.
Psaumes 47:8 (47-9) Dieu règne sur les nations, Dieu a pour siège son saint trône.
Psaumes 59:13 (59-14) Détruis-les, dans ta fureur, détruis-les, et qu’ils ne soient plus ! Qu’ils sachent que Dieu règne sur Jacob, Jusqu’aux extrémités de la terre !
Psaumes 93:1 L’Éternel règne, il est revêtu de majesté, L’Éternel est revêtu, il est ceint de force. Aussi le monde est ferme, il ne chancelle pas.
Psaumes 96:10 Dites parmi les nations : L’Éternel règne ; Aussi le monde est ferme, il ne chancelle pas ; L’Éternel juge les peuples avec droiture.
Psaumes 97:1 L’Éternel règne : que la terre soit dans l’allégresse, Que les îles nombreuses se réjouissent !
Psaumes 99:1 L’Éternel règne : les peuples tremblent ; Il est assis sur les chérubins: la terre chancelle.
Psaumes 103:19 L’Éternel a établi son trône dans les cieux, Et son règne domine sur toutes choses.
Psaumes 145:11 Ils diront la gloire de ton règne, Et ils proclameront ta puissance,
Psaumes 145:12 Pour faire connaître aux fils de l’homme ta puissance Et la splendeur glorieuse de ton règne.
Psaumes 145:13 Ton règne est un règne de tous les siècles, Et ta domination subsiste dans tous les âges.
Psaumes 146:10 L’Éternel règne éternellement ; Ton Dieu, ô Sion ! subsiste d’âge en âge ! Louez l’Éternel !


Dans la confiance, une prière qui engage :

Psaumes 40:8 (40-9) Je veux faire ta volonté, mon Dieu ! Et ta loi est au fond de mon cœur.
Psaumes 51:12 (51-14) Rends-moi la joie de ton salut, Et qu’un esprit de bonne volonté me soutienne !
Psaumes 103:21 Bénissez l’Éternel, vous toutes ses armées, Qui êtes ses serviteurs, et qui faites sa volonté !
Psaumes 143:10 Enseigne-moi à faire ta volonté ! Car tu es mon Dieu. Que ton bon esprit me conduise sur la voie droite !


RP
Le Notre Père

Église protestante unie de France / Poitiers
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4) 17 & 19 janvier 2017 - Deuxième demande : « Que ton règne vienne, Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (PDF ici)


jeudi 5 janvier 2017

Paul aux Corinthiens - Sexualité, abstinence, mariage - 1 Co 7



« Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi » (c'est-à-dire célibataires et abstinents) (1 Co 7, 7), « mais chacun tient de Dieu un don particulier » (ibid.) ; donc… qu'on « fasse ce qu’[on] veut [...] qu’on se marie » (v. 36). « Je dis cela comme une concession, je n’en fais pas un ordre. » (v. 6). Quelques extraits qui pourraient résumer l'avis que donne Paul en 1 Co 7 sur sexualité, abstinence et mariage. On abordera la dimension, décisive, de l'espérance du Royaume en contraste avec le contexte policultuel de Corinthe. Il en ressort un « avis » de l'Apôtre qui deviendra fondateur d'une lignée de compréhension de la question sexuelle et matrimoniale dans l'histoire du christianisme, notamment occidental suite à la lecture de cet avis par saint Augustin (354-430)... Ce que considéreront les remarques qui suivent à travers quelques figures connues : après Augustin, Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.

*

Augustin (Confessions VIII, I) parle des hésitations à travers lesquelles il accédera finalement quand même à la conversion : “[...] j’avais pris en dégoût la vie que je menais dans le siècle [...]. Mais j’étais pris encore dans les liens tenaces de la femme. Sans doute l’Apôtre [Paul] ne m’interdisait point le mariage, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste [...].
J’avais appris de la bouche de la vérité elle-même qu’il y a des eunuques ‘qui se sont mutilés eux-mêmes pour gagner le Royaume des cieux’. Mais, dit aussi l’Apôtre, ‘comprenne qui peut comprendre’. [...] Pour moi, je n’en étais plus là ; j’avais franchi cette étape, et [...] je vous avais trouvé, ô vous, notre Créateur [...].
Il est encore un autre genre d’impies : ‘ils connaissent Dieu, mais ne le glorifient pas comme Dieu ni ne lui rendent grâces’. Dans ce péché aussi, j’étais tombé [...]. J’avais trouvé la ‘perle précieuse’. Je devais l’acheter au prix de tout ce que je possédais. J’hésitais encore.”


Nous connaissons la suite, dans le jardin de Milan (Confessions VIII, XII) : “[...] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ [...]
Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile.”


Augustin est dès lors converti. Il est à ce moment avec son ami Alypius. Il poursuit ainsi son récit (ibid.) : “Aussitôt nous nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. Nous lui racontons comment la chose s’est passée : elle exulte, elle triomphe. [...] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle, debout désormais sur cette ‘règle de foi’ où vous m’aviez montré à ma mère, tant d’années auparavant”.

Augustin l’a dit, on l'a lu : le mariage s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit”, dont, pour les avoir connus, il pense qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (on l’a entendu). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile. Cet état de perfection consistant à être “revêtu” du Christ.

Hiérarchie à deux pôles donc : le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval, cela d’une façon parfois des plus radicales.

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Mais en deçà du péché, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité ultérieure d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois.

Bientôt s’institutionnalisera un mariage d’Église. Au temps d’Augustin, le mariage est encore strictement civil, l’Église ne fait que l’entériner — concernant ses fidèles (Augustin n’a donc jamais procédé à une bénédiction nuptiale, inexistante. Il a participé à un mariage, dit-il dans un sermon, comme témoin). Au Ve siècle apparaissent les premières bénédictions nuptiales (Paulin de Nole), sur le parvis de l’Église, pratique qui restera celle du Moyen Âge, même après qu'à partir du XIe siècle se soit mis en place le mariage d’Église devenu sacrement. Ce qui va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare. On voit nettement cela chez ce militant de la lutte anti-dualiste, Thomas d’Aquin, premier de trois augustiniens célèbres sur lesquels on se penchera à présent : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.

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Thomas d’Aquin est célèbre entre autres, et à juste titre, pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension peccamineuse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle la relation sexuelle, nécessairement, n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu [...]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).

Toutefois, et je cite encore, “[...] la génération [...] est la raison d’être du coït. [...] L’éjaculation de la semence doit donc être ainsi réglée que s’ensuivent et une génération parfaite et l’éducation de l’engendré” (Somme contre les Gentils, III, CXXII).

Par ailleurs, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[...] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est l’hérésie de Jovinien [Jovinien était cet adversaire de St Jérôme (IVe-Ve siècle), qui s’attaquait à la supériorité du célibat]. La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII). “[...] La jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair [...]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque, le plaisir étant le moteur par lequel Dieu met en œuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, il n’est pas foncièrement mauvais.

À partir de là, la raison de l’octroi du sacrement se précise. Je cite à nouveau : “[...] la génération humaine a des fins multiples : continuité de l’espèce, [...] d’un peuple [...,] de l’Église [...]. Ordonnée au bien de l’Église, elle devra se soumettre au gouvernement ecclésiastique. Or, on donne le nom de sacrements à ce qui est dispensé au peuple par les ministres de l’Église” (ibid., IV, LXXVIII). Je précise : puisque, dit-il par ailleurs, l’Église “se multiplie par une génération spirituelle” et non pas charnelle (ibid., III, CXXXVI).

En résumé, chez l’augustinien Thomas d’Aquin, fidèle au maître, la malignité foncière de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature déchue, postérieure au péché originel. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. Concernant la question des sacrements, pour Thomas, l’inscription de la vie matrimoniale dans la sacramentalité relève de ce que l’Église, en dette certes à la nature, n’en relève toutefois pas. Son recrutement n’est pas génétique. Un élément de grâce s’insère dans une nature bonne mais déchue. S’infiltreront plus tard dans ce début de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne et contemporain.

*

Nuances diverses que Luther (1483-1546), augustinien aussi, n’a donc pas fait siennes. Le Réformateur en revient strictement au maître, Augustin. En raison de la concupiscence qu’elle suppose, pour lui aussi l’union sexuelle relève du péché. Faisant sienne une lecture augustinienne commune du Psaume 51, v.7 : “dans la faute j’ai été enfanté et, dans le péché, conçu des ardeurs de ma mère”, Luther commente : “[l’acte conjugal] est un péché que rien ne distingue de l’adultère ou de la fornication, si l’on se place du point de vue de la passion sensuelle et de la laideur du plaisir. Pourtant, Dieu, par pure miséricorde, ne l’impute pas aux époux, étant donné qu’il nous est impossible de l’éviter, bien que nous soyons tenus de nous en passer” (Des vœux monastiques).

Augustinisme strict, si ce n’est quant à l’affirmation selon laquelle le péché en question, induit par l’attrait de l’union sexuelle, est inévitable, quels que soient les vœux. C’est que Luther, insistant avec Paul sur cette fonction de la Loi qui est de nous convaincre de péché, est particulièrement sensible au fait que l’on n’échappe pas au péché, et à celui-là non plus, — sous l’angle de la convoitise, la concupiscence précisément, ultime commandement. “Celui qui convoite une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle”.

C’est la raison fondamentale de la rupture des vœux de Luther. À quoi bon s’imposer une pratique, reçue de la tyrannie des hommes, et qui, quelles que soient les mortifications que l’on s’impose pour elle, laisse son adepte retomber de toute façon dans le péché qu’il ne peut vaincre. C’est là pourquoi Luther affirme que fondamentalement on ne peut éviter sous cet angle ce dont on serait pourtant tenu de se passer.

C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre sa fameuse formule de Luther, employée à tort et à travers : “pecca fortiter, pèche hardiment..., mais crois plus hardiment encore” : accomplis sans contrainte, et avec joie, ton “devoir conjugal”... Ce qui n’est pas encore le soixante-huitard : “jouissez sans entraves” ! — on demeure certes dans le monde augustinien !

C’est un des lieux centraux de la justification par la foi. Et c’est cela qui lui permet de juger l’obligation du célibat des prêtres comme une tyrannie insupportable. “Je laisse [...] en suspens la question du Pape, des Évêques, des clercs des fondations et des moines qui ne sont pas d’institution divine, écrit-il. Puisqu’ils se sont imposés des fardeaux, ils n’ont qu’à les porter. Je veux parler de la classe des curés que Dieu a instituée ; les curés doivent assurer le gouvernement des paroisses, prêcher, administrer les sacrements, vivre au milieu de leurs paroisses. Il faudrait qu’un Concile chrétien leur concède la liberté de se marier pour éviter les risques et le péché. Car du moment que Dieu ne les a pas liés, nul ne doit ou ne peut les lier quand bien même ce serait un ange venu du ciel, pour ne pas parler du Pape [...]" (À la noblesse chrétienne de la nation allemande). En bref, il y a une Loi de Dieu, qui permet le mariage, qui même l’ordonne, il est donc illégitime, et même tyrannique de vouloir l’abolir par une loi humaine inverse, fût-elle canonique.

Quant au péché sexuel, on a vu que selon Luther, il n’est pas imputé aux époux, par la seule miséricorde de Dieu, et non pas à cause de sa fonction procréatrice — même si elle n’est pas pour autant séparée de la sexualité, en étant même pour Luther, une fin essentielle. Ici aussi, justification par la foi, en lien avec la volonté des conjoints, exprimée publiquement — pour ceux à qui cela n’est pas interdit par des lois tyranniques — volonté de vivre ensemble dans la fidélité selon la Loi de Dieu. Justification par la foi dont les sacrements — baptême et cène — suffisent.

Détail important : la publicité est un aspect important dans la Réforme pour qu’il y ait mariage effectif, cela en lien avec la dimension essentiellement sociale du mariage, qui se fonde sur une Loi divine donnée dès la Création — pas de sacramentalité spécifique aux chrétiens, donc. Où l’on a parlé de Loi ; ce qui nous rapproche des développements de cet autre augustinien, Calvin.

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Calvin (1509-1564), augustinien comme Luther, en adopte la radicalité quant au sens du péché : ”J’appelle continence, écrit-il, non pas quand le corps seulement est gardé pur et net de paillardise, mais quand l’âme se maintient en une chasteté sans souillure. Car S. Paul ne défend pas seulement l’impudicité externe, mais aussi la brûlure intérieure du cœur (I Cor. 7, 9)” (IRC, IV, xiii, 17).

Comme pour Luther, la justification se reçoit dans la foi, de la seule grâce de Dieu : “[...] non seulement Dieu pardonne [l’intempérance de la chair dans le mariage], mais il [la] couvre du voile du saint mariage à ce que ce qui était vicieux de soi ne soit point imputé”
(Comm. Deut., 24, 5).

Et fondamentalement, au cœur de cette approche, est la conscience que le mariage est commandé par Dieu, dès la Création. Dimension sociale donc : ce n’est pas seulement le consentement qui fait le mariage, mais la publicité de ce consentement, d’où en deçà de la dimension sacramentelle certaine (image de l’union du Christ et de l’Église), la disparition de la notion de sacrement quant au mariage (si toutes les images et métaphores employées par le Christ ou la Bible, précise Calvin, étaient des sacrements, le nombre en serait infini - IRC, IV, xix, 34). La Loi de Dieu, donc, donnée dès la Création, contre les lois tyranniques des hommes. Ici Calvin adopte la même polémique que Luther contre le célibat imposé (IRC, IV, xiii,14-17).

Mais chez Calvin — comme chez Luther, mais après lui l’accent tendra à se déplacer là —, la Loi divine fonctionne comme organe de libération : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Cela ne doit pas nous induire à penser que Calvin modère Augustin plus que de raison. Quant à sa modération de la rigueur augustinienne, Calvin est proche de Thomas d’Aquin, pas plus. Mais cela signifie que la Loi promulgue une liberté à laquelle aucune tyrannie ne saurait contrevenir. Mais rien dans cela qui soit sacrement. Cela augure des développements ultérieurs, déjà en germe chez Luther, et surtout donc chez Calvin, concernant l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était la norme, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage sera la norme, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.

RP
Première épître de Paul aux Corinthiens

Église protestante unie de France / Poitiers
Étude biblique 2016-2017
Chaque 2e mardi du mois à 14 h 30
& chaque jeudi qui suit le 2e mardi à 20 h 30
4. 10 & 12 janvier 2017 - Chapitre 7 : Sexualité, abstinence, mariage (PDF ici)


samedi 24 décembre 2016

Noël, un presque rien pour le salut du monde




Matthieu 1, 18-25
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit saint.
19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement.
20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit saint,
21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés."
22 Tout cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète :
23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : "Dieu avec nous".
24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse,
25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

*

Voilà un récit qui nous met en butte à l’inexplicable. Mais précisément, c’est le Dieu de l’inexplicable que Jésus nous fait rencontrer comme Dieu de l'Alliance.

Ce récit de Noël de l'évangile de Matthieu, si connu, nous dit tout d'abord que la contribution de Joseph à la grossesse de Marie, se résume à un mot : rien… à partir duquel Dieu crée notre part dans l’Alliance.

Joseph n'y est pour rien, nous dit Matthieu. Ce pourquoi il envisage de rompre : rappelons qu'à l'époque, les fiançailles étaient déjà une alliance, que normalement on ne rompait pas. C'était déjà un mariage, en quelque sorte, d'où le « Joseph son époux [de Marie] (v. 19 ; cf. v. 20 & 24) ». On était déjà promis l’un à l’autre, et cela ne se rompait pas. Cela dit, il était inconcevable qu'avant le mariage proprement dit, le fiancé s’approche de sa promise. D'où le problème qui se pose à Joseph : s'il ne rompt pas, on va le soupçonner lui de — comment dire ?… de s'être approché, et d’avoir… manqué de respect à sa promise ; ou alors, plus probablement, d'avoir été trahi !… Mais s'il rompt, il expose Marie à l'humiliation publique, et par là-même à un avenir des plus sombres : ce que Joseph veut lui épargner. Il envisage donc une voie moyenne : la rupture secrète. C'est un « homme de bien », dit le texte, précisément un « juste », à savoir, selon le judaïsme, un homme qui applique la loi de façon humaine.

C'est un ange, perçu en songe, qui le retient de mettre son projet de rupture secrète à exécution. (Joseph nous sera montré trois fois dans son sommeil rencontrant des anges. Le songe est le lieu de communication entre notre monde et les mondes supérieurs.) Joseph accepte la parole angélique ; et fait confiance à Marie. La parole mystérieuse de son songe rejoint l'espérance de la venue prochaine du Messie, sauveur du peuple — porteur de la paix et du salut pour son peuple — « c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Et voilà que c'est à lui qu'il est confié, selon l'ange du songe. C'est alors un Joseph reconnaissant qui, à son réveil, obéit à la vision et reconnaît l'enfant — qu'il nommera selon le songe — Jésus.

Joseph n’est pour rien à ce qui lui arrive, il n’a rien apporté… Mais c'est justement de là que tout va s'ouvrir. D'où il recevra en abondance ! Qu’est-ce que Joseph, en effet, reçoit de Dieu ce jour-là ? Jésus. Comme le nom même de Jésus l’indique (1, 21), il porte le salut du Seigneur ; le nom Jésus signifiant « le Seigneur sauve » ; cet enfant est lui-même, venue en chair, notre paix, notre salut : le projet de Dieu pour nous.

Alors, quant à ce « rien » de Joseph, il commence à prendre forme, si l’on y regarde bien. Joseph a reconnu, adopté Jésus comme son enfant — c'est ce qui fait la vraie paternité, pour chaque père. Voilà déjà qui est moins rien… Et voilà qui nous rejoint tous. Or recevoir, comme Joseph l’a reçu, ce don miraculeux de Dieu, c’est cela être sauvé. C'est de cela qu’il s’agit pour nous aussi. Adopter le salut de Dieu, son projet pour nous — pour que s’accomplisse la promesse selon laquelle Dieu sera avec nous : Emmanuel, promesse d'Alliance du prophète Ésaïe (ch. 7, v. 14).

*

Au bout du compte, de son rien, Joseph a reçu énormément. Il a reçu celui qui est le salut, celui qui libère le peuple, le sauve de ses péchés, celui qui est la paix de Dieu. Cette paix appelée à se répandre en ce monde, pour se déployer en vie éternelle, le projet d'Alliance de Dieu pour le monde et pour nous.

Joseph a ainsi vu multiplier jusqu’à nous les effets de son rien, ou presque rien, ce seul « oui » de la foi qu’il a apporté, au fond la confiance en la parole qui lui a été adressée : « ne crains pas » ; un accueil qui est lui même don de Dieu… Donné à la confiance en ce que Dieu peut faire du « rien », ou presque, que cette confiance permet d’offrir…

*

Au départ la parole de l’inexplicable, celle donnée à Joseph. Mais précisément, c’est le Dieu de l’inexplicable que Jésus nous fait rencontrer. Le Dieu de l’inexplicable fait entrer son fils dans le monde via le presque rien qu’est le « oui » de la foi, un « oui » reconnaissant de se voir, pour Joseph, confier le Sauveur du monde.

À nous d’apporter à notre tour notre rien, qui, repris par Dieu, n’est rien moins que le matériau par lequel il déploie sa force créatrice et la promesse d’Alliance du monde nouveau, enfin pacifié.


RP, Poitiers, Veillée de Noël, 24.12.16


samedi 17 décembre 2016

« Que ton Nom soit sanctifié »



Exode 3:14-15 Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui suis. Et il ajouta : C’est ainsi que tu répondras aux enfants d’Israël : Celui qui s’appelle "je suis" m’a envoyé vers vous.
Dieu dit encore à Moïse : Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël : L’Éternel, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’envoie vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà mon nom de génération en génération.
Exode 20:7 Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain ; car l’Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain.

Lévitique 19:12 Vous ne jurerez point faussement par mon nom, car tu profanerais le nom de ton Dieu. Je suis l’Éternel.
Lévitique 22:32 Vous ne profanerez point mon saint nom, afin que je sois sanctifié au milieu des enfants d’Israël. Je suis l’Éternel, qui vous sanctifie.


*

Reprise en prière avec les Psaumes — résumés dans le Notre Père, ici sous l'angle de la sanctification du Nom. Une centaine de citations exaltent le Nom dans les Psaumes. Extraits des premiers et derniers Psaumes :

Psaume 5:11 (5-12) Alors tous ceux qui se confient en toi se réjouiront [...] ; Tu seras un sujet de joie Pour ceux qui aiment ton nom.
Psaume 7:17 (7-18) Je louerai l’Éternel à cause de sa justice, Je chanterai le nom de l’Éternel, du Très-Haut.
Psaume 8:1 Éternel, notre Seigneur ! Que ton nom est magnifique sur toute la terre !
Psaume 9:2 (9-3) Je ferai de toi le sujet de ma joie et de mon allégresse, Je chanterai ton nom, Dieu Très-Haut !
[...]
Psaume 145:2 Chaque jour je te bénirai, Et je célébrerai ton nom à toujours et à perpétuité.
Psaume 145:21 Que ma bouche publie la louange de l’Éternel, Et que toute chair bénisse son saint nom, A toujours et à perpétuité !
Psaume 148:5 Qu’ils louent le nom de l’Éternel ! Car il a commandé, et ils ont été créés.
Psaume 148:13 Qu’ils louent le nom de l’Éternel ! Car son nom seul est élevé ; Sa majesté est au-dessus de la terre et des cieux.
Psaume 149:3 Qu’ils louent son nom avec des danses, Qu’ils le célèbrent avec le tambourin et la harpe !


*

Le besoin de signes de reconnaissance est incontournable pour se sentir exister, pour continuer à le faire. Pour cela l’autre qui donne ces signes est indispensable — au point que si l'on ne reçoit pas de signes positifs donnés par l'autre, on va tout faire pour en obtenir de sa part, même des signes négatifs s'il le faut, fût-ce à son propre détriment.

Cela est lié à notre perception de Dieu / Elohim comme puissance(s) qui nous déborde infiniment, et YHWH comme perception de Dieu comme nous étant favorable, via la promesse qui est dans ce nom comme nom d'Alliance (Ex 3, 14-15). Sanctifier le nom de Dieu, c'est aussi percevoir Dieu comme nous étant favorable, comme Père, et apprendre à percevoir via cette foi/confiance/emounah les signes qui nous sont donnés comme ultimement positifs. Sanctifier le Nom est déjà combat de prière pour l'avènement du Règne de Dieu, et déjà victoire !

Sacré et saint (deux traductions possibles de la même racine en hébreu — qadosh/qodesh, קדוש ; de même via deux mots en grec — hieros, ἱερός et hagios, ἅγιος ; sacer et sanctus en latin) peuvent être distingués en cela : le sacré est réception de l'ultime comme propre à faire trembler, « tremendous », pas nécessairement positif ! Où la profanation du Nom de Dieu, prendre son Nom en vain, revient à jouer contre soi. Aussi la reprise des règles ambiantes de protection du sacré est porteuse d'un tout autre sens, presque inverse, mais tout autant sujettes à susciter crainte et tremblement, puisqu’ici la promesse d'un regard heureux sur soi est en jeu — avec une différence de taille : on n'est pas face à un destin implacable et tragique éventuellement, mais face à une promesse d'Alliance pour l'accomplissement d'un Règne heureux, d'une perception de soi et du prochain digne, « selon l’image ». C'est ma dignité et celle de quiconque qui est en jeu dans la sanctification du Nom.

*

Le saint est une spécification du sacré, signifiée dans la sanctification du Nom, mais il a des ressemblances avec le sacré en un sens général, le sacré où s'enracine le religieux.

(Extrait de RP, « Le sacré et la répulsion », Cercle Philo-sophia, Sophia-Antipolis 2010 :)
Le sacré (dans lequel et par rapport auquel le saint se spécifie) est ce que le religieux investit, mais il dépasse le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire — selon les deux étymologies du mot « religion » — c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré.

Au point qu’on pourrait dire que le sacré c’est aussi le religieux, mais qui n'est pas conscient de l’être ! Ou qui n'est pas encore conscient de l'être, ou qui n'est plus conscient de l'être.

Les sociétés humaines s’organisant autour d’un sacré, même non-dit (surtout non-dit), y fondent le critère du rejet de leurs hérésies (les cathares ont disparu, mais on leur a trouvé bien des successeurs) et de leurs sacrilèges... La répulsion.

La religion peut être envisagée comme « l’institutionnalisation de l’expérience du sacré, — du sacré institué —, par rapport au sacré instituant de l’expérience elle-même ». « Avant d’être nommée, mise en mots, spiritualisée, cette expérience est d’abord intensément vécue. » (cit. http://g.bertin.pagesperso-orange.fr/SACRE.htm)

Le sacré suscite le tremblement, tremens. On est face à quelque chose de terrible, tremendus en latin, comme avec une autre écriture en anglais : tremendous ! Mis en ordre dans la religion, le sacré perd ipso facto quelque chose quelque chose de sa puissance. S’il est institutionnalisé, domestiqué donc, il est moins imprévisible, moins terrible, déjà en marche vers sa profanation et son remplacement. Et on ne profane collectivement que ce qui n’est déjà plus sacré, ou qui est le sacré d’autrui — que ce soit moquerie sur une religion, ses symboles ou ses clercs, ou une institution d’État ou autre personnage royal.

Tel est le paradoxe du rite qui dessine le sacré, l’espace sacré, le temps sacré, le personnage sacré. Et telle est pourtant la fonction de la religion : autant de règles d’approche désignant le sacré pour le rencontrer sans le profaner. Des règles à observer minutieusement sous peine de voir le sacré déborder dans le recouvrement de son déferlement et de son danger. Mais en lui faisant perdre son trop grand danger, la religion est déjà, comme telle, en route vers sa propre profanation. S’il n’y a plus lieu de trembler, s’il n’y a là, à terme, plus rien de « tremendous », de terrifiant, il n’y a là bientôt plus rien de particulièrement sacré.

Mais, si le sacré est l’expérience de l’ultime, expérience que de toute façon nous faisons, qui est même caractéristique de l’humanité, il va ressurgir par un autre bout, par un autre biais.

Une religion nouvelle va émerger, un ésotérisme nouveau va réinstiller du mystère, une espérance eschatologique nouvelle va réorienter la transcendance — vers le futur —, l’émotion communautaire va renouer du lien, etc.

Et plus le sacré sera conscient d’être religieux, percevra son rite comme religion, et moins il sera potentiellement puissant et ravageur. Et en rapport avec ce nouveau sacré, d’autant plus puissant qu’il n’est pas nommé vont se faire jour de nouveaux sacrilèges, de nouvelles hérésies et de nouvelles profanations, le pôle de la répulsion qui désigne le sacré en négatif, qui permet de le percevoir en miroir.

Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde infiniment, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Quand la religion, quand telle religion est regardée de haut, la question se pose de savoir, au nom de quel sacré s’opère cette relégation.

Pour aller un peu plus loin, quand la notion même de sacré semble n’avoir plus rien de « tremendous », la question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »…

La sanctification du Nom signifie le Nom qui est au-delà de tous ces aléas du sacré, la sanctification du Nom est alors promesse du Royaume.


RP
Le Notre Père

Église protestante unie de France / Poitiers
Catéchisme pour adultes 2016-2017
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3) 20 & 22 décembre - Première demande : « Que ton nom soit sanctifié » (PDF ici)


samedi 10 décembre 2016

Paul aux Corinthiens (ch. 5-6) - Mœurs et procès



Un des lieux d’articulation entre l'ancrage de l’enseignement de Paul dans la tradition juive et l'universalité du Royaume espéré est, quant à l’organisation concrète de la communauté ecclésiale, la « loi de Noé », rappelée en Actes 15, 19-21. Ses sept préceptes, adaptés, relus, articulés eux-mêmes pour ne pas interférer avec le salut par la foi seule prêché par Paul, se retrouvent en plusieurs aspects au long de la première épître aux Corinthiens… Aux chapitres 5 et 6, on touche à deux de ces préceptes adressés « aux fils de Noé », ceux concernant les unions sexuelles et les tribunaux…

*

Talmud de Babylone traité Sanhédrin 56a cité et commenté par le rabbin Philippe Haddad :

Nos sages ont enseigné : sept lois ont été données aux fils de Noé [à l’humanité] :
établir des tribunaux (1),
l’interdiction de blasphémer (2),
l’interdiction de l’idolâtrie (3),
l’interdiction des unions illicites (4),
l’interdiction de l’assassinat (5),
l’interdiction du vol (6),
l’interdiction d’arracher un membre d’un animal vivant (7).

La liste de ces lois est déduite du verset : « Hachem-Eloqim donna ordre à l’homme, en disant (lémor) : de tous les arbres du jardin manger, tu mangeras » (Berechit 2, 16).

1 – « Hachem-Eloqim donna ordre à l’homme » : de là découle l’obligation d’établir des institutions judiciaires.

2 – « Hachem » : de là découle l’interdiction du blasphème du Nom divin.

3 – « Eloqim » : de là découle l’interdiction de l’idolâtrie, ainsi qu’il est écrit : « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face » (Chemot 20, 3).

4 – « A l’homme » : de là découle l’interdiction du meurtre, ainsi qu’il est écrit : « Qui aura versé le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé ; car à l’image de Dieu, il a fait l’homme » (Berechit 9, 6).

5 – « En disant » : de là découle l’interdiction des unions interdites, ainsi qu’il est écrit : « Il est dit (lémor) : Si un homme renvoie sa femme, et qu’elle le quitte et soit à un autre homme, retournera-t-il vers elle ? ce pays-là n’en sera-t-il pas entièrement souillé ? Et toi, tu t’es prostituée à beaucoup d’amants ; toutefois retourne vers moi, dit Hachem » (Jérémie 3, 1).

6 – « De tous les arbres du jardin » : du vol. Car du moment qu’il est précisé : « de tous les arbres », ainsi que : « du jardin », cela implique que ce qui n’en fait pas partie lui est interdit (Rachi).

7 – « Manger, tu mangeras : de là découle l’interdiction de consommer de la viande arrachée à un animal vivant. Tu ne mangeras que ce qui n’est pas propre à la consommation (Rachi).

« Quiconque parmi les païens accomplit les sept lois fait partie des justes parmi les nations et a sa part au monde futur » (Rambam, Hilkhoth melakhim 8, 11).

(Source ici – d'après Philippe Haddad)

*

Tribunaux humains, inceste et interdit de l'inceste – 1 Co 5 et 6, où il est question de deux des sept préceptes noachides : tribunaux et interdits sexuels, 1 Co 5 s'inscrivant dans une définition de l'inceste, qui rejoint chez Paul à la fois une notion commune (« pire que les païens », dit-il aux Corinthiens – 1 Co 5, 1) et un enseignement biblique renvoyant à la « loi de Noé » posant des interdits sexuels (cf. Ac 15, 20) et donc à celle de Moïse, puisque c'est des livres de Moïse que se déduit la loi de Noé.

Où il s'agit chez Paul aux Corinthiens posant une réflexion éthique d'une mise en relation de la loi noachide et de la loi « naturelle » commune (stoïcienne aux temps de Paul).

En arrière plan du rapport entre loi « révélée » et loi « naturelle », on peut citer la fin de l'Ecclésiaste : « Écoutons la fin du discours : Crains Dieu et observe ses commandements. C’est là tout l'homme » (Ecc 12, 13). Voilà un texte, le Qohéleth, dont a vu l'an dernier qu'il ne requiert pas de foi en Dieu comme Seigneur de l'Alliance (YHWH pas mentionné),… mais qui bute sur ce constat : la loi même trouve sa source dans cet infini des paramètres (résumé au mot Dieu) que nous ne maîtrisons pas, que notre raison, donc, ne maîtrise pas. Car il est un point de la loi, de toute loi, où apparaît l’articulation où elle se fonde dans une zone infra-rationnelle, celle où l'on finit par dire à un enfant qui discute ce qui lui est demandé : « parce que c'est comme ça ». Ça vaut aussi pour les adultes ! Et c'est plusieurs fois l'argument final de Paul (par ex. 1 Co 11, 16), qui, cela dit, recourt à l’argumentation rationnelle (1 Co 11, 14) – qui le rapproche des stoïciens – pour bâtir son éthique, mais toujours en référence, en arrière-plan, à… la Torah, à la Loi de Moïse où la tradition juive participée par l’Église primitive (cf. Ac 15, 19-21) trouve les sept préceptes de la loi de Noé.

Cela reste vrai, mutatis mutandis, jusque dans les modernes déclarations de droit, qui référant à une loi naturelle, communément lisible, retrouvent l'articulation avec l'indicible qui les ancre dans un ultime relevant d'une façon ou d'une autre d'une supra-rationalité transcendant ce qui nous est rationnellement déductible. Ex. :

« L'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen » (Préambule de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789).

« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme [...] »
(Préambule de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948).

Où il est invariablement question de dignité humaine. En hébreu b'tselem, qui veut dire littéralement « à l’image de ». Le terme apparaît deux fois au premier chapitre du premier livre de la Bible : Genèse 1, 27 : « Dieu créa l’homme à son image (littéralement : à l’image de lui), à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » En hébreu, le mot b'tselem est donc aussi utilisé pour « dignité humaine ».


RP
Première épître de Paul aux Corinthiens

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3. 13 & 15 décembre – Chapitre 5-6 - Mœurs et procès (PDF ici)