« Mainmise ou liberté de l'autre ». Tel est le thème qui nous a été proposé pour cette rencontre*. On peut lire dans cette alternative une alternative entre relation à l’autre comme être rêvé et relation à l’autre comme être réel. Une alternative que je vous propose d’illustrer par les mythes de la tradition courtoise…
La passion courtoise — au-delà de sa dimension biochimique, à savoir le choc amoureux comme déclenchement hormonal —, la passion courtoise parle d’irréalité d’une rencontre, d’aiguisement du désir… et d’impossibilité de vivre ensemble. Elle parle d’un être rêvé à l’occasion de la rencontre de l’autre concret. Dans une rencontre, quelque chose s’est déclenché, qui évoque l’éternité ; via un autre rêvé, qui ne correspond qu’approximativement à l’autre réel. C’est là à mon sens un des fondements de la tentation d’exercer une mainmise sur l’autre : faire en sorte que l’autre réel se rapproche au mieux de l’autre de mon rêve, quitte à en disparaître comme être réel…
Nous voilà entre d’un côté l’invraisemblance de ne pas vivre ensemble, de ne pas vivre avec un être touchant la perfection, mais irréel ; et de l’autre l’impossibilité de vivre avec un être que le quotidien va dévoiler comme lui-même plus que comme l’idéal que j’y ai entrevu.
C’est là un glissement possible dans toute relation humaine et plus encore, avec toute son acuité, concernant l’amour et le couple — où entre les deux pôles du rêve d’idéal d’un côté et de la réalité de l’autre, le pacte matrimonial apparaît au fond comme un compromis envisageable ; ne faut-il pas, même, oser dire le seul ?!… Ce qui pourra certes sembler bien trivial : c’est tout le quiproquo de nombre de mariages contemporains dits « romantiques » : tentation de fixer une idéalité de l’autre, idéalité qui déjà s’échappe…
Car l'amour, autrement, dans sa première acception, en tout cas contemporaine, navigue dans d’autres eaux, autrement exaltantes !… qui risquent d’ailleurs de dériver vers quelque vague sentimentalisme… En des termes comme : « j'aime par ce que je le sens. C'est comme ça. » Et puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent jusqu’à ce qu’on ne le sente plus. Cela ne fonde pas une union dans la durée.
La passion, en fait, n’a que faire de la trivialité qui envisagerait la durée !
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Où, au-delà de nos exaltations réputées érotiques (d’après le mot grec pour désir), se trouve non pas tant la joie de la rencontre concrète, et de l’accouplement, mais celle qui le précède, la joie du désir, ou le joy pour le dire comme les troubadours… Joie parfois assez éloignée de son affaissement dans le biologique fonctionnel, ou autres fins spasmodiques.
C’est qu’au-delà, et au cœur de la réalité incontournable de la dimension pulsionnelle de l’amour, se cache une nostalgie, que l’on aurait pu voir transparaître en filigrane dans le tragique de la pulsion qui plus sûrement encore que la trivialité du quotidien, s’échoue aux signes de souffrance et de vieillissement des corps, ces signes que le temps fait ressortir avec cette cruauté que masquent mal, malgré leur tendresse, les surnoms intimes ; que masquent plus mal encore les professions de foi supposées galantes autour de l’idée généreuse concernant la beauté du mûrissement (malgré l’autre tendresse, réputée désabusée, des hommes mûrs des romans de Kundera — cf. François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 2003).
Comme si les mûrissants et ceux qui croient les flatter — parfois avec succès, remarquez ! — ; comme si, pourtant, ils ne savaient pas, au fond, que mûrir, c’est pourrir un peu.
Or ici, précisément, si l’on ne se voile pas la face, apparaît en contraste une figure de la nostalgie… Que l’on peut illustrer à travers quelques mythes : Tristan et Iseult, Mâjnun et Layla, etc.
Le mythe de Mâjnun et Layla est l’archétype arabe antéislamique de nombre de développements sur l’amour, tant orientaux qu’occidentaux. Mâjnun mourant d’amour pour Leyla, d’un amour non consommé.
C’est l’exaltation ultime de l’amour tel que, selon la légende, le vivait, et le mourait, la tribu des Banû ‘Odhra — les « virginalistes » — qu’ont chantée les mystiques de l’islam ; tribu où « on mourait quand on aimait » (cf. Cf. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard [1964], coll. Folio, 1986, p. 279 sq.).
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À ce sujet, considérons par exemple la lecture soufie (en mystique musulmane) d’un thème issu de la Bible, telle que relue par la tradition talmudique et par la tradition juive apocryphe, telles qu’héritées dans le Coran.
Il s’agit des tiraillements — disons — amoureux, de celle qui est dans la Bible Mme Putiphar, à l’égard de l’Hébreu Joseph. La Bible ne la nomme pas. La mystique arabe l’appelle Zoleïkhâ. Dans la Bible, cette dame, épouse du maître de Joseph devenu esclave, se met à le désirer, au point que pour ne pas succomber à ses avances, Joseph est contraint d’abandonner sa chemise entre les mains de la dame brûlant de désir. Joseph entend en effet rester loyal à l’égard de son maître.
Je lis le texte de la Genèse — ch. 39, v. 1- 20 (TOB) :
1 Joseph étant descendu en Egypte, Potiphar, eunuque du Pharaon, le grand sommelier, un Egyptien, l'acquit des mains des Ismaélites qui l'y avaient amené.
2 Le Seigneur fut avec Joseph qui s'avéra un homme efficace. Il fut à demeure chez son maître l'Egyptien.
3 Celui-ci vit que le Seigneur était avec lui et qu'il faisait réussir entre ses mains tout ce qu'il entreprenait.
4 Joseph trouva grâce aux yeux de son maître qui l'attacha à son service. Il le prit pour majordome et lui mit tous ses biens entre les mains.
5 Or, dès qu'il l'eut préposé à sa maison et à tous ses biens, le Seigneur bénit la maison de l'Egyptien à cause de Joseph ; la bénédiction du Seigneur s'étendit à tous ses biens, dans sa maison comme dans ses champs.
6 Il laissa alors tous ses biens entre les mains de Joseph et, l'ayant près de lui, il ne s'occupait plus de rien sinon de la nourriture qu'il mangeait. Or Joseph était beau à voir et à regarder
7 et, après ces événements, la femme de son maître leva les yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi. »
8 Mais il refusa et dit à la femme de son maître : « Voici que mon maître m'a près de lui et ne s'occupe plus de rien dans la maison. Il a remis tous ses biens entre mes mains.
9 Dans cette maison même, il ne m'est pas supérieur et ne m'a privé de rien sinon de toi qui es sa femme. Comment pourrais-je commettre un si grand mal et pécher contre Dieu ? »
10 Chaque jour, elle parlait à Joseph de se coucher à côté d'elle et de s'unir à elle, mais il ne l'écoutait pas.
11 Or, le jour où il vint à la maison pour remplir son office sans qu'il s'y trouve aucun domestique,
12 elle le saisit par son vêtement en disant : « Couche avec moi ! » Il lui laissa son vêtement dans la main, prit la fuite et sortit de la maison.
13 Quand elle vit entre ses mains le vêtement qu'il lui avait laissé en s'enfuyant au-dehors,
14 elle appela ses domestiques et leur dit : « Ça ! On nous a amené un Hébreu pour s'amuser de nous ! Il est venu à moi pour coucher avec moi et j'ai appelé à grands cris.
15 Alors, dès qu'il m'a entendue élever la voix et appeler, il a laissé son vêtement à côté de moi, s'est enfui et est sorti de la maison. »
16 Elle déposa le vêtement de Joseph à côté d'elle jusqu'à ce que son mari revienne chez lui.
17 Elle lui tint le même langage en disant : « Il est venu à moi pour s'amuser de moi, cet esclave hébreu que tu nous as amené.
18 Dès que j'ai élevé la voix et appelé, il a laissé son vêtement à côté de moi et s'est enfui au-dehors. »
19 Quand le maître entendit ce que lui disait sa femme — « Voilà de quelle manière ton esclave a agi envers moi » —, il s'enflamma de colère.
20 Il fit saisir Joseph pour le mettre en forteresse, lieu de détention pour les prisonniers du roi.
L’épisode, dans un premier temps, ne vise en gros qu’à souligner que c’est malgré sa loyauté que Joseph se retrouvera emprisonné suite à la colère d’un maître ne considérant que la preuve que lui apporte sa femme, désormais animée d’un désir de vengeance envers l’esclave qui l’a éconduite, et qui ne correspond manifestement pas à celui de son rêve érotique. Preuve irréfutable donné à son mari du désir qu’elle a projeté et a attribué à Joseph : il a oublié sa chemise…
Très tôt le thème a retenu les développements de toute une tradition concernant le désir de la dame. Ce donc, dès les commentaires juifs. C’est cela que reprend l’islam, et notamment les courants qui ont développé la mystique amoureuse et la réflexion sur la mystique amoureuse.
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Un connaisseur du soufisme, Christian Jambet, explique un roman que développe en persan à partir du thème de Yusûf et Zoleikhâ le mystique Abd Ar-Rahmân Jâmî au XVème siècle (cf. (Christian Jambet, Le caché et l’apparent, Paris, L’Herne, 2003, p. 101-122).
Zoleikhâ bénéficie des faveurs d’un homme brillant, le Putiphar de la Bible, qui peut même lui payer le luxe de l’achat d’esclaves, dont le bel adolescent Joseph — Yusûf dans le monde arabe. Esclave, Yusûf ne brille pas par son statut, contrairement au mari de Zoleikhâ !
Zoleikhâ veut autre chose : de meilleurs gènes pressentis peut-être, un désir de nouveauté, voire de vigueur, admettons, en alternative à un mari chez qui l’âge et la lassitude rendent « la sauterelle pesante et la câpre laborieuse » (pour le dire dans les termes de l’Ecclésiaste — ch. 11) — écho de la Bible présentant Putiphar comme un eunuque (Gn 39, v. 1) ?…
On sait que ce que demande Zoleikhâ à Yusûf correspond à un service qui était parfois demandé aux esclaves ; et que Joseph, dans la Bible, refuse par loyauté, mais aussi, ne se sentant pas esclave, par un sens aigu de sa dignité — conviction récurrente dans le cycle biblique le concernant.
Mais rien de tout cela dans le mythe musulman que développe Abd Ar-Rahmân Jâmî. Ici c’est en songe que Yusûf est apparu à Zoleikhâ, bien avant qu’il ne soit vendu comme esclave par ses frères. C’est en songe qu’il se présente alors à elle comme Premier ministre, ce qu’il deviendra, selon la Bible, mais bien plus tard. C’est sur la base de cette confusion onirique que Zoleikhâ épouse son mari Putiphar, alors effectivement Premier ministre. On reconnaît dans ces confusions oniriques, une thématique proche de celle de Tristan et Iseult. Où l’on retrouve le désir d’un autre rêvé, ne correspondant évidemment pas à l’être réel.
Comme pour les amants celtiques Tristan et Iseult, l’amour pour le beau jeune homme, Yusûf, a un fondement dans l’éternité que sa beauté signifie avant qu’elle ne soit enfouie dans — j’allais dire — le lieu corporel qu’illustre sa descente dans la fameuse fosse où le déposent ses frères et qui annonce ses enfouissements ultérieurs dans l’esclavage et la prison.
C’est ce signe d’éternité préalable qu’a perçu Zoleikhâ : un signe d’éternité pointé par la beauté. Et sachant que le Premier ministre qu’elle a épousé n’est pas le bel adolescent de son rêve prophétique, elle commence à dépérir : « sa beauté se fane, son âme tombe dans le désespoir, elle maigrit, sa taille est près de se briser », écrit Christian Jambet (p. 105). Bref, elle vieillit. Où l’on perçoit bien, ici, l’insuffisance de la lecture triviale qui lui ferait préférer le jeune Yusûf à un mari vieillissant. C’est sa beauté à elle qui s’estompe, pour une raison qu’ignore évidemment son raisonnable de mari (qui n’a donc, lui, aucune raison de perdre sa santé) ; sa beauté s’estompe parce qu’elle a perdu la source de cette beauté telle qu’elle en a eu la vision en songe : Yusûf comme fontaine de jouvence, et signe de Dieu.
Voilà qui nous transporte vers d’autres interprétations possibles du pouvoir de fascination des jeunes naïades et autres éphèbes publicitaires et télévisés. Fascination comme fruit d’une nostalgie d’une Beauté idéelle demeurée au ciel des Idées et perdue aux corps des naïades et des Joseph qui déjà donnent les signes du flétrissement annonciateur des maisons de retraite. Le beau fruit en plein mûrissement… Destin d’un fruit : il mûrit, pourrit et tombe.
« Zoleikhâ retrouve sa beauté, sa jeunesse, sa joie de vivre, au moment précis où elle pense succomber à la mort », nous dit Christian Jambet (p. 105), qui poursuit : « En l’union extatique, elle s’identifie à Joseph […]. On ne sait plus qui est Joseph, qui est Zoleikhâ, comme si c’était Joseph qui se sauvait lui-même dans l’épreuve de Zoleikhâ, et dans l’identité d’amour de l’amante et de l’aimé ».
Où l’on rejoint le soufi andalou du XIIème siècle, Ibn ‘Arabi de Murcie (1165-1240), musulman espagnol qui dans la lignée des fidèles d’Amour proclame qu’ « avant que le monde soit, Dieu est l’Amour, l’Amant et l’Aimé. » Mais qui a saisi ce dévoilement, dont la beauté de la jeunesse est le signe, ne s’arrêtera pas au fruit mûrissant, pourrissant déjà, qui en a recueilli les traces. La résurrection de Zoleikhâ n’est évidemment pas sans le dépouillement de ses oripeaux corporels.
La nostalgie de la splendeur perdue dont Joseph donnait le signe et dont le temps de l’oubli avait trempé ses oripeaux alors nouveaux, illustrés par sa chemise abandonnée, a vu cette chemise dégoûter lentement de la Beauté qui l’imprégnait antan, la constituait. Pour qui s’attache à la chemise, les lendemains déchantent, déchanteront toujours, accompagnant l’amer désir de capturer l’autre, de lui imposer mainmise.
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Sous peine de n’être que larmes, la nostalgie devient alors signe. Aussi la nostalgie en question ne renvoie pas à un temps jadis de fraîcheur des chairs juvéniles, mais à un outre-temps, en constante déperdition en ce temps-ci.
Dans les interstices du flétrissement promis vers lequel nous sommes plongés dès la précipitation de la naissance, prend place ce discernement qui renaît du regard d’amour — à même de concevoir le paradoxe du pacte du quotidien ! Qui reconnaît à l’autre qu’il est autre, qu’il est libre de l’être, jusqu’en son quotidien le plus trivial et fatigué.
Quelque chose de la Beauté perdue qui l’a fondée demeure au cœur de l’être de Zoleikhâ.
Dans le miroir du regard de l’un vers l’autre — l’œil fenêtre de l’âme — a émergé irréfutablement quelque chose qui va bien au-delà des formes généreuses et des courbes harmonieuses d’antan, quelque chose qui demeure au-delà de l’oubli.
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Revenons à la passion et à son sens réel, à savoir un sens de l’ordre du religieux ! L’idéal n’est pas dans le vis-à-vis mais dans l’inaccessible que le vis-à-vis de l’autre signifie et cache : il est en Dieu, qui est au-delà même de l’idéal.
« Celui qui aime, garde son secret, reste chaste, et meurt d’amour, celui-là meurt martyr », dit un hadith en lien avec ces mythes. Il est bien question, en effet, d’un rapprochement de l’amour mystique et de l’amour « humain ». Car l’amour pour Dieu, cet amour que souffrent les mystiques, rapproche de la souffrance de l’amour inabouti de l’amant pour l’aimée.
Tout le problème est précisément celui de la relation entre cet amour, humain, et l’amour porté à Dieu — les soufis parlent d’un dévoilement de Dieu à lui-même, le regard de Dieu sur lui-même, dans le regard de l’amant humain pour l’être humain objet de son amour.
C’est aussi dans cette tradition que se situe Ibn ‘Arabi quand il enseigne que c’est Dieu « qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n’y a ainsi qu’un seul Amant dans l’Existence universelle (et c’est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé ». (Ibn ‘Arabi, Traité de l’amour, trad. M. Gloton, Albin Michel, 1986, p. 59. Cf. aussi Rûzbehân Baqlî Shirazi, Jasmin des fidèles d’amour, trad. H. Corbin, Verdier, 1991.)
Voilà un dévoilement décisif pour ne pas tenter de posséder l’autre : ce n’est pas lui qui réalise l’idéal qu’il nous a permis d’entrevoir : lui, il faut donc le laisser être ce qu’il est.
Voilà une mystique de l’amour qui fleurissait chez les soufis, et qui est au moins une des sources de l’amour courtois. Le philosophe catalan des XIIIe-XIVe siècles Raymond Lulle n’hésitera pas à revendiquer l’influence soufie en exergue de son Livre de l’Ami et de l’Aimé.
Amour courtois en Occident, troubadours donc. Analysant le mythe courtois de Tristan et Iseult, Denis de Rougemont (L’amour et l’Occident, Paris, Plon/U.G.E. – coll. 10/18, 1972) remarque que l’amour de Tristan pour Iseult, et réciproquement, n’est jamais que recherche de l’impossible, recherche narcissique de soi à l’occasion de l’autre.
Dans l’étude de Denis de Rougemont, ce narcissisme, névrotique, débouche sur la rencontre de soi dans la mort, seule recherchée finalement dans l’autre rendu inaccessible. Par la passion, pour une sorte d’union mystique.
Dans ce carrefour de civilisation, qui va de l’Espagne musulmane à l’Europe courtoise, l’on est désormais au fait à la fois de la splendeur de Dieu et par là-même de son inaccessibilité, et de ce qu’elle renvoie finalement à celle de l’Autre, et de l’autre humain également, mais que l’autre ne se confond pas avec ce qu’il a permis de percevoir. L’Autre est dévoilement pour chacun de son propre infini en Dieu, et donc son propre abîme — intuition de ce que dira le freudisme quant à ce que le fantasme, moteur du désir, ne peut, pour cela-même, être assouvi.
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Kierkegaard l’a exprimé au plus précis, concernant « le jeune homme » de La reprise : « la jeune fille n’était pas aimée ; elle était l’occasion, pour le poétique de s’éveiller en lui ». C’est pourquoi,… ment-il (en toute sincérité !) qu’ « il ne pouvait aimer qu’elle […] ; et pourtant, il ne pouvait que languir auprès d’elle, continuellement » (Kierkegaard, La reprise, Paris, Flammarion, coll. GF, 1990, p.73-74). Auprès ou, sans doute mieux, au loin. Pensons ici au troubadour médiéval Raimbaud d'Orange, vouant un culte exalté, sur simple ouï-dire, à la Beauté d’une Dame égyptienne, Dame qu’il n’a jamais vue !
L’amour s’adresse-t-il en effet à celle que l’on dit exaltée, à la dame concrète, quand son poète devine, au fond, désirer surtout éviter sa vraie rencontre ? L’amour ne se signifiera que dans un engagement concret, charnel, quotidien, qui précisément, est la ruine de la quête de l’inaccessible. Libérant de la tentation vaine de posséder l’autre inaccessible, il se traduit simplement en engagement concret propre à laisser l’autre libre d’être ce qu’il est.
RP, *Sanary, 20 & 21.02.10
Pour aller plus loin : cf. ici.
Voir aussi : courtoisie et nostalgie.
Et ici : sacramentalité.
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