
“La mathématique universelle, c’est ce que devient le monde des Idées quand on suppose que l’Idée consiste dans une relation ou dans une loi, et non plus dans une chose” (Henri Bergson, “Introduction à la métaphysique”, Revue de métaphysique et de morale, 1903, p. 33, cité par Emil Cioran, in L’intuitionnisme contemporain, mémoire, Cahier de l’Herne Emil Cioran, p. 137)
Bergson critique l’idée d’une mathématique universelle telle qu’elle a été conçue par certains philosophes modernes (comme Descartes ou Leibniz). Pour lui, “le rêve d’une mathématique universelle n’est déjà lui-même qu’une survivance du platonisme” (cit. ibid.). Parlant de “relation”, Bergson vise aussi Einstein. Pour Bergson, l’ambition de réduire la réalité à un système unique, formalisé par des concepts et des mathématiques, repose sur une abstraction excessive qui trahit la véritable nature du réel. Il qualifie la mathématique universelle de “chimère philosophique”, insistant sur le fait que la réalité concrète, notamment l’expérience du temps et de la durée, échappe à l’analyse mathématique car celle-ci procède toujours par division, par abstraction, en négligeant la continuité et l’hétérogénéité propres au vécu.
Bergson distingue ainsi :
- Le temps mathématique, composé par la juxtaposition de points ou d’instants abstraits, mesurables et extérieurs à la conscience. Ce temps est statique, homogène, dénué de qualité ; il ne fait que juxtaposer des moments séparés, à l’image des monuments dans l’espace ou des nombres en arithmétique.
- Et la durée réelle (durée pure), vécue intérieurement, indivisible, qualitative, riche de nuances propres à la conscience. La durée est un flux continu et dynamique, que l’abstraction mathématique ne saurait saisir dans son essence vivante. Elle ne se laisse pas réduire à des instants discrets ou à des mesures universalisables.
Bergson reproche à la méthode scientifique — et à l’idéal d’une mathématique universelle — de vouloir réduire la complexité du réel à des lois générales, en perdant la richesse de la singularité et du vécu. Selon lui, l’essence de la durée et du mouvement ne peut se saisir que par l’intuition, non par l’analyse conceptuelle ou mathématique. Les mathématiques, en cherchant à universaliser la connaissance, finissent par ôter à la réalité son caractère vivant et singulier :
« Elle ne s'acheminera nullement par là à la mathématique universelle, cette chimère de la philosophie moderne. Bien au contraire, à mesure qu'on avance dans cette vue, on sent la nécessité de s'écarter de cette direction ». (Bergson, La Pensée et le Mouvant, PUF 1938, p. 215)
Pour Bergson, la prétention à une science universelle, dont la mathématique serait l’âme et le modèle, ignore la différence radicale entre la quantité, objet mathématique, et la qualité, donnée de l’expérience vivante. Toute démarche universalisante en mathématiques supprime les différences qualitatives, c’est-à-dire la vraie nouveauté et richesse du vécu.
Bergson refuse la mathématique universelle, car elle procède par abstraction, fige et schématise le temps et la réalité, leur retirant toute leur profondeur qualitative et vivante.
Il privilégie l’intuition sur l’analyse, seul moyen, selon lui, d’accéder à la véritable nature de la durée et du réel.
Cette posture le place à contre-courant du scientisme et du rationalisme mathématique de son époque.
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L’équation E=mc² d’Einstein a certes bouleversé les fondements philosophiques d’une éventuelle mathématique universelle :
- Unification conceptuelle : E=mc² révèle que masse et énergie sont deux aspects d’une même réalité, reliés par une loi mathématique simple et universelle. Cela valide l’idée — centrale dans le projet d’une mathématique universelle — qu’il est possible de décrire la diversité des phénomènes via des relations mathématiques cohérentes et fondamentales.
- Principe universel : L’équation incarne le pouvoir des mathématiques à exprimer des lois physiques valables partout dans l’univers. La constante c (vitesse de la lumière) est identique sous tous les référentiels, conférant à la formule une portée universelle, conformément à l’idéal cartésien ou leibnizien d’une science mathématique totale.
- Extension du domaine du calcul : En montrant que la masse est une forme d’énergie (et inversement), E=mc² invite à repenser les notions traditionnelles de substance, de matière et d’énergie, dissolvant ainsi les anciennes barrières conceptuelles grâce à un formalisme mathématique unique. Cette réduction et ce passage par l’abstraction mathématique sont typiques de l’ambition d’une mathématique universelle.
D’un point de vue critique (notamment chez des penseurs comme Bergson), cette universalité mathématique serait aussi source d’abstraction excessive : en mathématisant la matière et l’énergie, l’équation tend à ignorer l’épaisseur qualitative du vécu, la durée et la nouveauté — aspects auxquels le réel échappe selon Bergson. Autrement dit, la force unifiante de la formule actualise et exemplifie le débat sur les limites d’une mathématisation totale de la réalité, en particulier sur ce qui est vécu (la durée, le temps subjectif).
E=mc² étend la loi de conservation de l’énergie à la masse, ce qui oblige à repenser les catégories fondamentales de la physique dans une mathématique qui ne sépare plus substance et processus. Cela va dans le sens d’un raffinement progressif des lois universelles, par leur mise en équation mathématique.
L’équation E=mc² marque une avancée majeure vers une mathématique universelle, puisqu’elle démontre que des réalités apparemment disjointes (masse et énergie) peuvent être unies dans un formalisme mathématique universel. Mais elle met aussi en lumière les débats philosophiques sur les limites d’une telle universalité, en montrant jusqu’où la réalité physique peut (ou non) être saisie par les mathématiques sans reste qualitatif irréductible.
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Bergson et Einstein incarnent deux conceptions radicalement différentes de la relation entre mathématiques, temps et réalité :
Bergson critique l’idée d’une mathématique universelle, considérant qu’elle ne peut saisir la réalité vivante, notamment la durée vécue et la continuité qualitative du temps. Il reproche à la science et aux mathématiques de réduire le réel à un système abstrait de lois quantitatives, perdant ainsi l’essence du devenir et de la nouveauté propre à l’expérience vécue. Pour Bergson, seule l’intuition permet d’accéder à cette dimension fondamentale de la réalité.
Einstein, à l’inverse, voit en la science une tentative de décrire la nature par des théories mathématiques d’universalité maximale. Sa relativité générale en est un exemple marquant : il modélise l’espace-temps comme une variété continue et régie par des lois mathématiques universelles. Cependant, Einstein insiste sur la nécessité d’un lien entre les constructions mathématiques et l’expérience sensible :
« Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi nos constructions mentales se justifient seulement si (et de quelle façon) nos théories forment un tel lien ». (Einstein et Infeld, L’Évolution des idées en physique, 1938, tr. fr. M. Solovine, Champs Flammarion, 1982, p. 274).
Einstein reste attaché à la continuité, à une certaine forme de réalisme, et à la possibilité d’une connaissance objective et universelle du monde, même s’il reconnaît le caractère essentiellement abstrait des mathématiques comme produit de la pensée humaine. Il interroge la portée universelle de la mathématique : les mathématiques sont-elles fonction de la société qui la construit ou existe-t-il une mathématique universelle ?. Sa réponse est nuancée : il conçoit les mathématiques comme un langage universel possible, mais toujours rattaché à l’expérience.
Bergson demeure sceptique face à l’universalisme mathématique que symbolise le projet einsteinien, car il considère qu’il laisse de côté l’essence même du réel : la vie et la durée. Einstein, quant à lui, poursuit l’idéal d’une construction rationnelle et mathématique du monde, tout en reconnaissant le caractère abstrait de ce langage théorique.
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Là où Bergson parle de la durée dans sa perception intuitive, sensible dans tout processus évolutif, jusqu'aux individus dans le phénomène du vieillissement, la théorie d’Einstein (relativité restreinte et générale) explique cela en reliant l’écoulement du temps aux mouvements des individus et à leur environnement gravitationnel. Selon cette théorie, le temps ne s’écoule pas de manière absolue et universelle : il dépend du référentiel de chaque observateur.
Concrètement, la dilatation du temps veut dire que lorsque quelqu’un voyage à une vitesse proche de celle de la lumière, son temps propre (le temps mesuré par une horloge embarquée avec lui, ou par son métabolisme) ralentit comparé à celui d’un observateur resté immobile. Ce principe est illustré par le "paradoxe des jumeaux" :
Un individu resté sur Terre vieillit normalement. Un autre part en voyage spatial à grande vitesse : il reviendra plus jeune que son jumeau resté sur Terre, car pour lui, tout (rythme cardiaque, division cellulaire, etc.) a ralenti exactement dans les mêmes proportions que ses montres.
Les expériences (par exemple avec des horloges atomiques dans des avions) confirment ce phénomène, même si l’effet est minime à nos vitesses courantes.
La théorie d’Einstein pose donc que le vieillissement biologique dépend du parcours spatio-temporel de chaque individu : plus on se déplace vite (ou plus on se rapproche d’un champ gravitationnel intense), plus le temps s’écoule lentement pour soi-même par rapport à un observateur éloigné.
Cette asymétrie est au cœur du paradoxe des jumeaux : celui qui subit le mouvement/les accélérations "vieillit" objectivement moins vite lors de son parcours par rapport à l’autre.
La théorie assume donc que le vieillissement n’est pas absolu mais relatif, et qu’il est possible, dans l’univers d’Einstein, que deux individus identiques n’aient plus le même âge biologique s’ils ont suivi des parcours différents dans l’espace-temps.
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Bergson critique la théorie de la relativité restreinte, en particulier son traitement du temps : pour lui, le temps d’Einstein n’est qu’un temps “scientifique”, défini par les horloges et la mesure, c’est-à-dire un temps abstrait, extérieur et homogène. Or, Bergson défend l’existence d’un temps vécu, le temps de la “durée”, qualitatif, hétérogène et directement lié à l’expérience consciente : selon lui, cette dimension échappe radicalement à la mathématisation et à la physique relativiste.
Einstein, pour sa part, affirme que le temps pertinent pour la science est uniquement celui qui peut être défini et mesuré objectivement. Il considère la notion bergsonienne de “durée” comme non pertinente pour la physique puisqu’elle ne permet ni prédiction ni vérification expérimentale.
Pour Bergson, le temps des physiciens ne recouvre qu’un aspect du réel, et la réalité de la durée subjective ne saurait être dissoute dans le temps mathématisé de la physique.
Pour Einstein, au contraire, la valeur de la science réside dans sa capacité à formuler des lois mathématiques universelles, indifférentes à la subjectivité individuelle : la philosophie ne comprend pas assez la physique.
Ce débat a eu une portée symbolique importante : il marque la séparation croissante, au XXe siècle, entre le domaine de la science (où domine l’abstraction mathématique universelle) et celui de la philosophie (où subsiste la primauté du vécu et de l’intuition).
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Se pose la question d’un éventuel parallèle, mutatis mutandis, avec la distinction présente déjà chez Aristote entre le Premier moteur immobile, cause première du mouvement de l’univers, sans être lui-même mu ou transformé — et un monde qui, lui, est mu. Le Premier moteur est immobile, éternel, incorruptible et n’est jamais soumis aux processus évolutifs ou temporels qui affectent le monde physique.
Aristote conçoit le Premier moteur comme parfaitement actualisé : il est pur acte, sans potentiel de changement, et extérieur à la matière, il n’évolue pas et ne meurt pas. Ce moteur assure l’ordonnancement perpétuel de la nature, servant de source ultime à tout mouvement mais restant totalement stable et hors du temps.
E=mc² exprime l’unité fondamentale de la matière et de l’énergie : toute masse possède une énergie intrinsèque proportionnelle au carré de la vitesse de la lumière. Cette loi est universelle, mathématique, et s’applique à l’ensemble de la matière soumise à l’espace-temps.
Le vieillissement est un phénomène universel affectant la matière organisée (notamment le vivant) : l’énergie se dégrade, la structure se transforme, la complexité évolue — en accord avec la seconde loi de la thermodynamique (augmentation de l’entropie). Le vieillissement et l'évolution témoignent de l’irréversibilité et du changement au sein de la matière et de la vie.
L’évolution traduit comment, dans ce flux universel d’énergie-matière, surgit la diversité, la complexification, l’adaptation, mais dans un cadre fondé sur la transformation, la mort, la succession des générations.
La science moderne (E=mc², évolution) postule un monde où tout change, se transforme, s’use, vieillit : la matière et l’énergie circulent, se convertissent, la vie apparaît et disparaît, l’univers lui-même a une histoire (Big Bang, entropie croissante).
Les lois mathématiques, même universelles, rendent raison de changements irréversibles et d’une temporalité inscrite dans la structure même du monde.
Le Premier moteur aristotélicien est, à l’inverse, l’instance immobile, éternelle, dont le propre est justement d’échapper à tout vieillissement, changement ou histoire : il est le garant de l’ordre immuable qui rend possible la diversité des mouvements, mais sans être jamais affecté par eux.
La physique moderne — dont E=mc² est un symbole — remplace le modèle d’un principe suprême immobile par celui de lois mathématiques universelles, valides pour des réalités en mouvement, en évolution et en vieillissement. La tension principale : l’idée aristotélicienne d’un principe causant sans être affecté (moteur "hors du temps") semble incompatible avec la perception contemporaine d’un univers où tout, sans exception, est pris dans la dynamique de transformations, sous l’empire de lois mathématiques universelles mais qui décrivent, précisément, l’irréversibilité, la naissance et la mort — y compris, peut-être, celle de l’univers lui-même.
Ainsi, E=mc² d’un côté, le vieillissement et l’évolution de l’autre, parlent de la contingence et la plasticité de la matière, là où le Premier moteur d’Aristote décrit un ordre fondé sur l’immuabilité et l’atemporalité.
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Aristote distingue les corps célestes (astres) et les objets sublunaires (toute la réalité matérielle sous la sphère lunaire, dont font partie les êtres vivants et les objets terrestres).
Les corps célestes suivent un mouvement circulaire, éternel, parfait, mus par le Premier moteur immobile : principe éternel, immatériel, cause première, qui met le monde en mouvement sans lui-même être mu ni sujet au temps ni à l’altération.
Les objets sublunaires sont, eux, marqués par la changement, la génération et la corruption, la contingence et l’irrégularité. Vieillissement, mort et évolution font partie de leur condition propre.
« De toute nécessité, ce principe existe ; en tant que nécessaire, il est parfait tel qu’il existe ; et c’est à ce titre qu’il est le principe. Voilà démontrée ainsi l’existence d’une substance éternelle, immobile, séparée de tous les autres êtres que nos sens peuvent percevoir. » (Aristote, Métaphysique, livre Lambda)
E=mc² (Einstein) énonce que la matière et l’énergie sont deux formes d’une même réalité, convertibles l’une dans l’autre. Cette équation exprime une loi mathématique universelle qui s’applique à toute matière — céleste ou sublunaire.
Contrairement à la conception aristotélicienne :
- La physique moderne ne fait plus de distinction ontologique entre le céleste et le terrestre ; les mêmes lois (relativité, thermodynamique, conservation de l’énergie) valent partout.
- Le changement (transformation, vieillissement, évolution) est une réalité universelle : tout ce qui a une masse ou une énergie est soumis à la dynamique du temps, qu’il s’agisse des objets sublunaires, des étoiles ou du cosmos lui-même (Big Bang, expansion, éventuellement "vieillissement" des étoiles).
- Le vieillissement — processus d’accumulation de changements structurels irréversibles — illustre la condition des êtres sublunaires : exposition au temps, à l’entropie, à la mort.
- L’évolution (théorie de Darwin et ses prolongements mathématiques) montre que la variation, la transformation, la sélection, sont des lois dynamiques qui s’appliquent à tous les organismes vivants, mais se fondent sur des principes universels (mutations, sélection naturelle).
La science moderne généralise la contingence du sublunaire : tout ce qui est matériel, vivant ou non, est pris dans le flux évolutif du cosmos.
Pour Aristote, le vieillissement et l’évolution sont des phénomènes limités aux objets sublunaires ; les astres et le premier moteur sont eux éternels, immuables, parfaits.
E=mc² bouleverse cette vision : il n’existe plus de dualité "céleste/sublunaire". La matière des étoiles comme des corps humains suit la même dynamique : elle se transforme, vieillit, évolue, conformément à des lois mathématiques universelles.
La compréhension moderne du vieillissement et de l’évolution s’inscrit donc contre l’ontologie aristotélicienne du double ordre : elle consacre l’universalité du changement et de l’impermanence pour tout ce qui relève de la matière et de l’énergie, y compris les astres.
Autrement dit : ce qui, chez Aristote — restant héritier sous cet angle du monde dual platonicien — était réservé au monde sublunaire (fin, naissance, altération), devient, avec l’avènement de la physique moderne, la condition universelle du réel lui-même.
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Bergson n’en parle pas moins de platonisme à propos de la mathématique universelle. Chez Platon, les Idées sont des réalités intelligibles, pures, éternelles, inappréhendables par les sens, mais accessibles par la pensée rationnelle. Elles sont des « modèles » ou « formes » parfaites dont le monde sensible n’est qu’un reflet imparfait. On ne peut pas les expérimenter empiriquement : elles relèvent strictement du domaine du « pur intelligible ».
Concernant le monde sensible, qui n’est pas celui des Idées, Jung, influencé par ce modèle, transpose la notion d’Idée platonicienne dans le champ de la psychologie, sous la forme de ce qu'il nomme, comme Platon, des “archétypes”.
Si la relecture jungienne des archétypes s’inspire fortement de la théorie platonicienne des Idées, elle en modifie la portée et l’accès.
Pour lui, les archétypes sont des « formes a priori de représentation » : des structures universelles, héritées de l’inconscient collectif, présentes dans toutes les cultures humaines sous des variations symboliques multiples. (C.G. Jung, L’Homme à la découverte de son âme, trad. Roland Cahen, Albin Michel, p. 296-297)
Ils n’appartiennent pas à l’expérience individuelle : ce sont des matrices préexistantes, modes d’organisation fondamentaux de la psyché.
Leur « essence » demeure en soi inaccessible , transcendants à la conscience, et non saisissables directement par elle.
Différence par rapport à Platon : pour Jung, si l’archétype en soi reste inconnaissable, il apparaît concrètement dans l’expérience humaine : il se manifeste dans les rêves, les mythes, les symboles culturels, les œuvres ou lors de crises et transformations majeures de la vie intérieure. C’est donc par l’étude de ses effets, de ses images et productions symboliques que l’on accède à l’archétype, jamais à l’archétype pur.
En ce sens, l’archétype n’est pas « testable » expérimentalement comme une loi physique, mais il est repérable phénoménologiquement — dans l’analyse des œuvres, des mythologies, des rêves, des productions inconscientes.
Les Idées platoniciennes sont des entités pures, accessibles par la pensée mais hors d’atteinte de l’expérience directe.
Les archétypes jungien sont des structures universelles, inconnaissables en elles-mêmes, mais repérables à travers leurs manifestations psychiques et culturelles (images, récits, symboles), rendant possible, sinon un « test », du moins une exploration indirecte concrète.
Jung conserve la dimension « transcendante » des Idées, mais il la rend vivante dans le tissu de l’expérience humaine et de l’inconscient collectif, permettant ainsi de relier psychologie, anthropologie, histoire des cultures et philosophie.
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Jung s’inspire donc clairement de la théorie des Idées de Platon, en particulier dans la notion d’archétype :
Les archétypes, comme les Idées de Platon, sont des formes universelles, des structures fondamentales donnant forme et sens aux expériences humaines.
Jung s’éloigne du platonisme en ce que, pour lui, l’archétype est dynamique, « manifesté » dans des images, des symboles, des mythes, historiquement situés et sans cesse réinterprétés, alors que chez Platon l’Idée demeure immuable, au-delà du monde sensible.
L’archétype jungien est « psychoïde », c’est-à-dire à la frontière du psychique et du réel : il structure la psyché mais ne se donne jamais « en soi » ; ce sont ses manifestations qui deviennent accessibles dans l’expérience (rêves, mythes, œuvres d’art), et non une essence purement abstraite.
Jung considère donc qu’il ne s’agit pas d’un modèle “hypothétique se tenant derrière les images” mais de « noyaux de signification, historiquement situés, rendus manifestes dans des images qui demandent à être constamment réinterprétées » (Roger Brooke, Jung and Phenomenology, p. 159, cit. in Marcel Gaumond, La saisie existentielle des archétypes).
En somme, là où Platon pose des Idées fixes, Jung leur préfère des archétypes vivants, évolutifs et expérientiels, tout en conservant la portée universelle et structurante de la théorie platonicienne.
Platonisme de la théorie d’Einstein : La formule E=mc² incarne l’idéal platonicien sous plusieurs aspects :
Elle révèle une structure mathématique universelle sous-jacente au réel, accessible à la seule raison, indépendante des conditions particulières d’observation.
Comme les Idées platoniciennes, la loi d’Einstein transcende les manifestations sensibles : elle existe « au-delà » des apparences, invariant dans toute expérience, qu’il s’agisse d’astres ou de particules subatomiques.
Le platonisme scientifique que réalise cette loi consiste dans la conviction que la réalité profonde est ordre, relation, nombre et peut se dévoiler dans la pure abstraction mathématique, alors même que ses manifestations sont multiples, changeantes et imparfaites.
Dans les deux cas, il s’agit de retrouver, derrière la multiplicité des phénomènes, le signe d’un ordre transcendant, que ce soit au plan de l’âme (archétype) ou de la nature (loi physique).
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E=mc² peut être qualifiée de « platonicienne » à plusieurs titres, mais aussi avec certaines réserves philosophiques.
- Universalité et abstraction : Comme les Idées de Platon, la loi d’Einstein possède une portée universelle, indépendante des situations particulières : elle s’applique partout dans l’univers, à toute matière, et exprime l’unification de deux réalités (masse et énergie) par une relation purement mathématique.
- Réalité mathématique profonde : Pour Platon, la vérité ultime du monde réside dans des structures mathématiques, plus réelles que les phénomènes sensibles ; la physique moderne, avec E=mc², découvre justement que sous les apparences du monde matériel règne une loi mathématique invariante, presque “idéale”.
- Intelligibilité rationnelle du monde : L’équation manifeste la croyance platonicienne selon laquelle l’univers est compréhensible grâce à la raison et à la mathématique, révélant ainsi l’ordre caché de la réalité.
Limites de la comparaison :
- Pour Platon, les Idées sont suprasensibles : elles existent en dehors de l’espace et du temps. Or, la formule d’Einstein, bien que mathématique, concerne directement le monde physique, elle règle le devenir et non l’intemporel. La proximité existe plutôt avec le projet de mathématisation du réel qu’avec la doctrine stricte des Idées.
- E=mc² et empirisme : Cette formule a une validité empirique : elle se vérifie expérimentalement, alors que les Idées platoniciennes relèvent du pur intelligible, accessible par la pensée mais non testable.
La loi d’Einstein relève d’une démarche platonicienne, car :
- Elle révèle une structure mathématique simple, universelle et cachée, qui ordonne tous les phénomènes matériels.
- Elle confirme le rêve platonicien d’un monde intelligible fondé sur des lois rationnelles et immuables.
- Mais elle s’en écarte, car cette loi, même universelle, s’ancre dans la réalité physique expérimentale, alors que les formes platoniciennes sont hors-du-monde et éternelles.
En somme, E=mc² réalise à sa façon le programme platonicien en révélant une structure mathématique universelle au cœur du réel sensible.
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À considérer aussi : les implications philosophiques et mathématiques de la mécanique quantique, qui bouleverse notre vision classique du monde :
- Abandon du déterminisme strict : Contrairement à la physique classique, la mécanique quantique ne permet pas de prédire avec certitude l’évolution d’un système ; elle n’offre que des probabilités pour chaque événement. Cela met en question l’idée d’une mathématique universelle “cartésienne” dans laquelle tout serait calculable et certain.
- Primauté de la mesure et du rôle de l’observateur : L’état d’un système est indéterminé tant qu’aucune mesure n’est faite ; l’acte d’observation “colapse” la fonction d’onde et détermine le résultat. C’est ce qu’on appelle le problème de la “mesure”.
- Superposition, indétermination, non-localité : Un système quantique peut être simultanément dans plusieurs états (superposition). L’intrication (non-localité) implique que deux particules distantes peuvent être instantanément corrélées, ce qui défie l’intuition classique de séparation et de localité spatiale.
- Mathématique universelle et indétermination : Structure mathématique sophistiquée, la mécanique quantique s’appuie sur une formalisation mathématique rigoureuse et universelle (espaces de Hilbert, opérateurs linéaires, matrices, etc.), qui permet de décrire la totalité des phénomènes microscopiques connus.
- Limites de l’universalité prédictive : Si la “loi” est universelle, le caractère probabiliste interdit de déduire un monde strictement déterministe. On passe d’une universalité prédictive (Newton, Einstein) à une universalité statistique : le formalisme mathématique unifie, mais le réel résiste à toute stricte prévision.
Questions philosophiques :
- Quelle réalité ? : La mécanique quantique oblige à repenser la notion même de réalité. Les particules n’ont pas de propriétés fixes indépendamment de l’observation, mais des champs de possibilités.
- Le rôle du sujet : Certains philosophes rapprochent la mécanique quantique de Bergson ou même de Jung (cf. C.G. Jung — en dialogue avec le physicien Wolfgang Pauli —, Synchronicité et Paracelsica, trad. fr. Albin Michel 1988), en insistant sur le fait que la réalité n’est plus indépendante de l’observateur : la temporalité, l’indétermination, l’influence du psychisme sur le champ des possibles deviennent des questions centrales.
Convergence avec Bergson : Bergson pressent certains aspects de la révolution quantique : critique du temps homogène, reconnaissance d’une réalité fondamentalement dynamique, insistance sur la “durée réelle”.
La mécanique quantique, bien que fondée sur une mathématique abstraite, accorde une place majeure à l’indétermination et donc à l’imprévisibilité et au possible, ce qui, paradoxalement, va dans le sens de Bergson contre toute mathématique universelle “totalisante”.
La mécanique quantique marque une rupture radicale : elle propose bien un formalisme mathématique universel, mais celui-ci débouche sur une conception du réel fondamentalement indéterminée, où l’observateur et la subjectivité jouent un rôle essentiel. Elle rejoint ainsi, sur certains points, les intuitions de la philosophie contemporaine (Bergson, Jung), en soulignant la limite de toute mathématisation totale du réel.
Réflexion profonde et scientifiquement très documentée. Le désaccord entre Bergson et Einstein (1922) prend ici tout son sens. Leur opposition incarne la tension entre une connaissance objective et formalisée, et une saisie intuitive et existentielle du monde. Cela nous conduit aussi à nous interroger sur la manière actuelle de comprendre le monde. Nous sommes à l’ère de l’IA, des modèles algorithmiques, et le rêve d’une mathématique universelle trouve un inquiétant écho dans une volonté contemporaine de tout modéliser : nos comportements, nos émotions, nos choix personnels, les relations humaines. Tout se traduit en données. Et nous perdons le sens de ce qui ne peut se calculer. La richesse de ce qui fait la vie humaine s’éteindra silencieusement puisqu’échappant à la logique désincarnée des systèmes formels. Ce que Bergson rappelle c’est que toute réduction algorithmique de l’humain efface la profondeur de la durée vécue. Ce qui pose indirectement la question de l’éthique, qui se borne aujourd’hui à prôner la « régulation » ou l’imposition de cadres juridiques, alors qu’elle devrait d’abord faire preuve de la vigilance philosophique bergsonienne en rappelant d’abord que ce qui fait la dignité humaine ne se programme pas.
RépondreSupprimerCe que je réalise à la lecture de cette longue et savante analyse, c’est que même si la mécanique quantique se fonde sur des mathématiques hautement abstraites, elle rejoint Bergson dans sa remise en cause du temps homogène et dans sa reconnaissance philosophique d’un réel fondamentalement ouvert, dynamique et créateur de nouveauté. Les deux, chacun dans leur domaine, s'opposent à la représentation d’un univers figé dans l’ordre prévisible des mathématiques classiques et affirment l’importance de l’inattendu et du possible. L’importance de l’imprévisible qui échappe (qui échapperait ?) à une mathématisation totalisante. On ne peut que se réjouir que la science rejoigne la philosophie.
La référence inattendue aux archétypes universels et structurants de Jung est particulièrement pertinente, puisque ce dernier, dans le cadre de la psychologie, se situe dans le sillage de l’Idée platonicienne. La connaissance symbolique contredit d’une certaine manière l’illusion d’une objectivation du réel par la science.
Nous vivrons d’une manière de plus en plus aiguë la distinction entre réel et intelligible. Entre la vie foisonnante et les entreprises modélisantes, sachant que la vie, cette densité subjective du réel en nous, ce surplus d’être et de sens, dépassera toujours les modèles qu’on tentera d’en donner. La science ne pourra jamais enfermer ce que la conscience ressent. Car c’est dans ce surplus irréductible d’être et de sens qu’habitent la foi et l’Espérance, dans cette liberté humaine éternelle, dans cette résistance ultime rebelle à toute contraction algorithmique.