vendredi 7 novembre 2025

De “Brazil” à “Chickens for KFC”




Le film Brazil de Terry Gilliam offrait en 1985 une préfiguration, dans une illustration troublante, des attentats et de leur répression dans le contexte d'un monde bureaucratique et absurde, reflétant de manière satirique les thèmes de la terreur et de la quête de sens.

Voilà qui interroge à l'heure où l’on commémore à juste titre des attentats (13/11/2015), et où on en minimise d’autres, et d'autres violences (7-Octobre, voire 11-Septembre)…

Le point de départ de l'intrigue de Brazil est une erreur de frappe (le nom Buttle transformé en Tuttle), qui mène à l'arrestation, la torture et la mort d'un innocent. Dans ce monde absurde, l'erreur du système est le crime suprême, plus grave que la bombe elle-même : les "attentats" sont un élément structurel de l'environnement, mais leur nature exacte est brouillée, ce qui renforce l'absurdité du système.

Contrairement aux attentats anarchistes ou islamistes qui possèdent un but final (l’Utopie ou la Califat), les bombes dans "Brazil" semblent être le fait de résistants invisibles ou d'un simple sous-produit dysfonctionnel de la société elle-même. Elles incarnent une violence destructrice — mais leur motivation idéologique précise est obscure.

Les explosions ne sont pas un événement rare, mais une routine banale qui ponctue le quotidien. Les citoyens et l'administration y sont habitués, les minimisant par des euphémismes ("incidents d'entretien") — banalisation de la violence dans un État totalitaire où la terreur est internalisée. La répression vise à corriger les papiers, pas à rétablir la justice.

L'identité et le projet des poseurs de bombes (souvent désignés comme des terroristes, mais parfois comme de simples plombiers illégaux, comme Harry Tuttle) sont volontairement ambigus. Cette ambiguïté sert le régime : elle permet d'attribuer tout dysfonctionnement à une menace externe et de justifier une répression sans limites ni questions.

La réaction du Ministère de l'Information aux attentats est le véritable cœur de la satire de Gilliam : la répression n'est pas menée par une police héroïque, mais par une bureaucratie hypertrophiée. L'horreur n'est pas tant le danger des bombes que la machine administrative implacable qui en découle. La menace des attentats permet au système d'opérer avec une efficacité terrifiante dans le seul domaine qui compte : la gestion de l'information et la punition des erreurs administratives.

Les agents du Ministère de l'Information comme Jack Lint n'agissent pas par idéologie politique, mais par obligation professionnelle et par l'application rigide des procédures. Ils incarnent un État où l'humanité a été remplacée par des règles auto-référentielles.

Ainsi, "Brazil" utilise les attentats et leur répression non pas pour dénoncer une lutte idéologique spécifique, mais pour illustrer comment un monde devenu absurde par l'excès de bureaucratie et le manque de sens utilise la terreur comme outil de contrôle et comment la seule échappatoire véritable devient la négation de la réalité, finalement par l'imagination.

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Négation, a-t-on dit — où se pose la référence à Michel (Mikhaïl) Bakounine :
Bakounine était un grand connaisseur de la philosophie de Hegel, et son œuvre, même anarchiste, est imprégnée de cette formation.
Dans son célèbre article de jeunesse, La Réaction en Allemagne (1842), Bakounine utilise largement la dialectique hégélienne pour analyser le conflit entre la Réaction et la Révolution (la Négation de la Réaction). Pour Bakounine, l'histoire est une succession continue de destructions et de constructions (destruction créatrice). La négation (destruction, révolte) de l'ordre existant est le moteur du progrès et de l'émancipation. Il célèbre la force de la destruction, qui est intimement liée à la dissolution de la forme précédente du réel et au développement de nouvelles potentialités.
Le point de désaccord crucial entre Bakounine (et d'autres jeunes hégéliens radicaux) et Hegel est dans la nature de la Synthèse, appelée Aufhebung en allemand.
Contrairement à Marx, pour Bakounine, la Société sans classes n'est pas la synthèse dialectique, mais la conséquence immédiate de l'annihilation radicale de l’Ordre idéal hégélien par le Négatif.
Bakounine a été momentanément associé avec Sergueï Netchaïev (1869-1870), un nihiliste russe radical. Ensemble, ils rédigent le célèbre Catéchisme révolutionnaire, qui glorifie la figure du révolutionnaire entièrement dévoué à la destruction, sans morale personnelle ni attache. Si Bakounine lui-même n'est pas l'auteur direct des attentats terroristes (Bakounine a rompu avec Netchaïev en réalisant le caractère totalitaire et manipulateur de sa méthode ; et a désavoué l'idée qu'une petite élite secrète puisse manipuler le peuple), sa philosophie de la destruction radicale et son appel à l'action immédiate ont inspiré la mouvance anarchiste de la fin du XIXe siècle (après sa mort en 1876).

L'hégélianisme de Bakounine, bien que formulé dans un cadre philosophique athée, possède une dimension quasi-religieuse : la “croyance” dans sa certitude du progrès historique et de l'avènement de la liberté. Ce degré de conviction absolue qui peut être vu comme un point commun formel avec la foi des mouvements islamistes, bien que les contenus soient opposés. On sait que le marxisme (et ça vaut aussi pour le “bakouninisme”) a été accusé de posséder un fond eschatologique ou messianique très puissant, qui le rapproche, dans sa structure de croyance et sa certitude d'aboutissement, des doctrines religieuses et, par extension, de l'absolutisme du projet bakouninien — ou islamiste !

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Car, de facto, le vocabulaire révolutionnaire — historiquement revendiqué par des penseurs comme Bakounine, Marx, et le mouvement socialiste — a été réapproprié et déplacé par des mouvements politiques et religieux aux objectifs radicalement différents.
Le terme “révolution” lui-même, en particulier dans sa dimension de négation radicale de l'ordre existant, est devenu un mot-clé puissant dans le discours politique moderne, au-delà de son contexte philosophique initial (Hegel) ou de son application sociale (Bakounine/Marx).
Le cas de la révolution islamique iranienne (1979), où l’on retrouve le terme “Révolution” — “Révolution islamique” — est l'exemple parfait de cette réappropriation :
La révolution iranienne a bien été un acte de négation massive et de destruction de l'ordre politique et social existant, représenté par le régime du Shah. Elle a impliqué un soulèvement de masse, la violence politique, et le renversement total d'un État, ce qui est formellement analogue à la phase de destruction prônée par Bakounine.
Mais… Le Négatif bakouninien visait à abolir l'autorité (l'État) et la religion. La révolution iranienne a utilisé cette négation pour remplacer un État laïc (bien qu'autoritaire) par une théocratie (le Velayat-e faqih), un État où l'autorité religieuse est suprême.
En termes hégéliens/bakouniniens, l'aboutissement n'est pas une société sans classe et sans État (l'Anarchie), mais l'installation d'une autorité étatique et religieuse nouvelle et encore plus stricte.

De même, des groupes comme Al-Qaïda ou Daech utilisent des termes qui résonnent avec un vocabulaire de la rupture (comme la lutte contre le “régime apostat” ou l'“impérialisme”). L'analogie se limite à la pratique d’une forme de destruction (attentats, guerre) extrêmement violente contre l'ordre établi. Mais cette destruction vise un objectif théocratique (l'établissement du Califat) qui est une structure étatique et hiérarchique rigoureuse, à l'opposé complet de l'idéal anarchiste et égalitaire de Bakounine.

Mais, le débouché relevant de l'eschatologie, c'est-à-dire, jusque là, de l'hypothétique, n’est pas sans lien avec l'alliance objective (et/ou stratégique) entre une certaine gauche et l'islamisme (déjà avérée en Iran avec l'alliance communistes-islamistes — qui s’est mal terminée pour les communistes, mais on sait qu'on ne prend pas la leçon de l’histoire).
En se concentrant sur le rôle du futur indéterminé dans les alliances stratégiques, l'idée d'un débouché relevant de l'eschatologie (la fin des temps, le but ultime et souvent idéalisé), par opposition à un plan politique immédiat et précis, a historiquement permis des alliances objectives entre des forces idéologiques antagonistes.
Cette alliance objective (ou tactique) entre une partie de la gauche radicale et les mouvements islamistes n'est pas fondée sur un accord sur le troisième terme (la future société idéale — marxiste), mais sur un accord absolu sur le Négatif (Bakounine) — l'ennemi commun à détruire.
Dans les deux cas, la négation (la destruction, la lutte armée ou révolutionnaire) de cet ordre existant devient l'impératif pratique immédiat le plus fort.
Puisque le but final est lointain (eschatologique / califat ou utopique société sans classes), il peut être mis entre parenthèses au profit du combat présent.

Cette grille de lecture — la dialectique bakouninienne (le Négatif) et l'alliance objective —, s'applique au mieux à l’antisionisme.
Dans le cadre de la rhétorique et de l'idéologie de certains de ses opposants radicaux (incluant et des éléments de la gauche radicale et des mouvements islamistes), le sionisme est très clairement désigné comme la réalité à détruire par un “Négatif commun”.
Pour les groupes radicaux s'opposant à Israël, le sionisme est perçu comme l'ordre existant qui doit être nié. Le “Négatif commun” désigne l'ensemble des forces et des idéologies qui s'accordent sur la nécessité absolue de détruire le sionisme/l'État d'Israël, même si elles n'ont aucune vision commune pour l'après-destruction (le troisième terme).
Cette alliance objective rassemble :
— L'Islamisme radical (Hamas, Djihad Islamique, etc.) pour qui le Négatif est fondé sur des motivations théologiques, avec pour objectif final l'établissement d'un État islamique sur au minimum l'ensemble de la Palestine historique (le futur Positif/Théocratie).
— Certains éléments de l'extrême gauche (anti-impérialiste) pour qui le Négatif est fondé sur une analyse anti-impérialiste et anti-coloniale (ultra-simplifiée puisque le sionisme — et Israël — est d'abord un projet décolonial), avec pour objectif final une société laïque, socialiste ou anarchiste (le futur Positif/Anarchie).

La stratégie de l'omission eschatologique permet de s’en tenir à l'urgence du Négatif : l'urgence et l'impératif moral/politique de la destruction du sionisme (symbolisant l’Ennemi) éclipsent la nécessité de s'accorder sur le projet de société qui émergera.
Les groupes de gauche qui s'allient stratégiquement à des mouvements islamistes ignorent temporairement (ou rationalisent) le caractère théocratique, autoritaire et anti-libertaire du projet islamiste. De même, les groupes islamistes tolèrent l'athéisme et le socialisme de leurs alliés, tant que ceux-ci contribuent efficacement à la destruction de l'ennemi commun. Le “Négatif commun” est donc l'accord tactique sur la destruction, en laissant l'issue finale eschatologique (le troisième terme, la société future) ouverte et non résolue, ce qui conduit, en cas de succès, à une inévitable confrontation post-révolutionnaire entre les anciens alliés (cf. l'Iran de 1979 et l'alliance islamistes/communistes).

Un Négatif déconstructeur, que les courants dits “de gauche”, dans leur forme radicale et universitaire, définissent principalement par son rôle de déconstruction et de négation de l'ordre existant, perçu comme structurellement oppressif — contre ce qui est à nier : le capitalisme (du seul "Ouest"), le patriarcat (du seul "Ouest"), l'hétéronormativité (du seul "Ouest"), le colonialisme (du seul "Ouest"), bref, "l'impérialisme occidental", ce qui dans l'alliance stratégique avec l’islamisme se résume au sionisme, dans un vaste ensemble de structures de domination qui doivent être déconstruites et niées.
Le discours radical “de gauche” est plus fort dans la critique et la démolition (le Négatif) que dans la proposition d'un projet de société positif et unifié pour l'après-déconstruction. Il est fragmenté et ne propose pas d'eschatologie claire et unique, ouvrant un vide programmatique.
Face à ce vide programmatique, le discours islamiste (ou anti-occidental radical) peut devenir temporairement attrayant pour certains segments de la gauche radicale par ce qu'il fournit : l'islamisme radical offre une opposition totale, physique et morale à l'ensemble du bloc occidental, désigné comme la source de tous les maux. Il fournit une cible unique et claire au Négatif.
La Négation de l'Occident/de l'Impérialisme est élevée au rang de priorité absolue. Tout mouvement, quelle que soit son idéologie finale, qui s'oppose à cela est perçu comme un allié objectif.

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L'expression “Chickens for KFC” est une analogie satirique et critique qui résume et dénonce l'irrationalité apparente de cette alliance stratégique. Elle vise à signaler que les activistes de gauche, en s'alliant à des idéologies qui les persécuteraient ou les marginaliseraient si elles prenaient le pouvoir (comme le ferait un régime théocratique), agissent de manière suicidaire, tout comme des poulets qui s'enthousiasmeraient pour leur propre abattoir (KFC — i.e. Kentucky Fried Chicken).
L’expression, “Chickens for KFC”, évoque donc l’omission stratégique des militants qui relativisent le projet social explicite et rigide de l'islamisme (le Troisième Terme) — qui est anti-LGBTQIA+, anti-féministe, et théocratique — parce que l'urgence est de détruire l'ennemi commun.
La ferveur et la certitude morale du discours islamiste, qui rappellent la “croyance” eschatologique considérées précédemment, peuvent être vues comme plus authentiquement radicales et plus aptes à la négation que le discours académique et fragmenté de la gauche radicale.
La chute du Mur de Berlin a été la ruine du Troisième Terme marxiste (la société utopique sans classes), libérant le Négatif de sa contrainte historique et le rendant disponible pour de nouvelles alliances avec des projets idéologiques qui, bien que théocratiques, offrent la certitude et l'absolu qui manquent désormais à la gauche radicale post-soviétique.

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Absurdité d’un monde, le nôtre, diagnostiqué par Brazil, un monde marqué par son désespoir…

Le basculement dans Brazil peut être interprété comme le triomphe du Désir absurde sur la Raison institutionnelle, et la révolte individuelle — mais qui échoue.
Le monde de Brazil est un État où le principe de la Raison (l'Ordre) a dégénéré en sa caricature la plus rigide et la plus stérile (où Hegel ne reconnaîtrait pas ses petits : « L'homme, à en croire Hegel, ne sera tout à fait libre "qu'en s'entourant d'un monde entièrement créé par lui". Mais c'est précisément ce qu'il a fait, et il n'a jamais été aussi enchaîné, aussi esclave que maintenant » note Cioran) : l'État bureaucratique (Ministère de l'Information) est la forme figée et absurde de la Raison réalisée. Il prétend à l'efficacité et à l'ordre total, mais ne produit que des formulaires, des erreurs de frappe, et des destructions aveugles. Il est devenu sa propre contradiction, échouant à fournir du sens.
La terreur est la conséquence absurde de l'incapacité du système à se corriger. La répression vise à maintenir l'illusion de l'ordre face à l'évidence du chaos.
Le basculement du film se produit lorsque Sam Lowry fait le choix de nier la réalité du Système absurde. Sam Lowry est initialement le "Dernier Homme" (satisfait, apathique, engoncé dans sa carrière) (cf. Fukuyama / Hegel / Nietzsche). Son basculement est une prise de conscience que la réalité ordonnée et rationnelle du Système est une illusion. La quête de la femme de ses rêves (Jill Layton) est une pulsion irrationnelle, un désir pur (rejoignant la critique que fait Schopenhauer de la rationalité hégélienne dénoncée et reprise dans le marxisme) ; un désir pur qui ne sert aucune logique administrative ou sociale. La réalité est fondamentalement absurde et souffrante.
L'évasion ne peut pas se trouver dans le monde extérieur — même quand Sam effectue un saut existentiel, qui est l'équivalent laïc et désabusé du saut dans la foi de Kierkegaard. Sam refuse d'obéir aux lois générales du Bureau. Il devient l'individu qui se met hors du Système, non par idéologie politique construite, mais par une nécessité personnelle et passionnelle (la quête de l'amour). L'évasion finale (où Sam est un fou souriant sous la torture) est le triomphe ultime de l'exception sur le général — mais devenu radicalement tragique. Le monde absurde ne peut pas être vaincu par une action rationnelle ; il ne peut être nié que par la négation totale de la raison elle-même (la folie).
Le basculement de Brazil illustre le moment où la Raison institutionnelle échoue et dégénère en absurdité, forçant l'individu (Sam) à se trouver un sens, même si ce sens ne peut exister que dans l'irréel et la folie.

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Cela valait bien sûr en URSS, cela vaut aussi en régime théocratique, rigide et durable tant qu'il peut maintenir la répression sans craquer sous la pression économique ou sans perdre la loyauté de ses élites sécuritaires. Mais l'émergence silencieuse du "Dernier Homme" frustré par les interdits et le vide idéologique progressif des nouvelles générations sont des forces d'érosion structurelle qui sapent lentement, mais sûrement, les fondations du régime, le rendant intrinsèquement non durable…

RP




mardi 28 octobre 2025

Dans les coulisses de Latran III et dérives ultérieures



(Image ci-dessus : support de bénitier censé représenter le démon Asmodée à l'entrée de l'église de Rennes-le-Château - XIXe s. Évidemment, aucun rapport avec les cathares ! Simple illustration de la dérive amorcée avec le glissement des accusations contre les cathares à celles de sorcellerie - cf. infra -, qui ira ensuite jusqu'à des débouchés qu'évoque cette illustration.)


Dans les synodes protestants contemporains se passe ce qui se passait sans le moindre doute dans leurs “équivalents”, mutatis mutandis, médiévaux : dans les couloirs, au moment des pauses ou des repas, se tiennent des échanges qui ne seront jamais consignés dans les actes synodaux — mais dont l'importance est loin d'être négligeable : ce qui transpirera de ces échanges, parfois dans des textes ultérieurs mais non-synodaux, en laisse percevoir l’importance, qui permet de discerner les coulisses des synodes ou conciles, ce qui n’est pas consigné mais a abouti à ce qui a été consigné, et fera éventuellement son chemin aux lendemains du synode ou concile.

Le concile médiéval de Latran III, œcuménique pour Rome, tenu en 1179, porte, en son canon 27, les prémisses de ce qui débouchera sur la croisade contre les Albigeois (1209-1244), puis sur la création de l’Inquisition exempte (1233).

Le canon 27 : « … C’est pourquoi, puisque dans la Gascogne, l’Albigeois, le Toulousain et ailleurs, les hérétiques, que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains, et d’autres encore les désignent sous d’autres noms, et sur lesquels nous avons gardé le silence en d’autres temps, ont prévalu, la perversité damnable…
… C'est pourquoi nous interdisons sous peine d’anathème à quiconque de présumer de les accueillir dans leurs maisons ou sur leurs terres, ou de les assister, ou de leur proposer une quelconque affaire dans une vente ou un achat. … Et que les fidèles, qui sont en leur pouvoir de subir ce travail pour la rémission des péchés, et de les défendre, et de libérer le peuple chrétien de tout préjudice, afin qu'ils puissent bénéficier du plein soutien de la discipline ecclésiastique, ne doutent pas de la récompense de leur foi. »

Latin : « … Propterea, quia in Gasconia, et Albiensi, et Tolosana, et aliis regionibus, ita haereticorum, quos alii Catharos, alii Patarenos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant, de quibus per alia tempora silentium habuimus, invaluit damnanda perversitas…
… Ideo, sub anathemate prohibemus, ne quis eos in domibus vel terris suis fovere, vel eis auxilium, vel, in quacunque venditione, vel emptione, negotium exhibere praesumat. … Et fideles, de potestate ipsorum in remissionem peccatorum laborem hunc subire, ac eosdem defendere, et ab injuria Christianorum populum liberare, ut eis ad plenum ecclesiasticae indulgetur disciplinae subsidium, in fidei suae praemio non dubitent. »



Quelques années après Latran III…

Dans son traité contre les hérétiques, le De fide catholica contra haereticos, le théologien du XIIe siècle Alain de Lille — ou de Montpellier, puisqu’alors il réside à Montpellier (il ne retournera plus à Lille, où il n’a fait que naître) —, cherche à déconstruire les doctrines de divers groupes dissidents ou hérétiques, notamment les cathares…
Après avoir enseigné à Paris et avoir été associé à l'École de Chartres, il est mentionné comme ayant assisté au concile du Latran III en 1179, d'où il arrive à Montpellier.
Alain dédie son traité De fide catholica contra haereticos (vers 1185-1195) à Guillaume VIII, prince de Montpellier. Il propose une étymologie du mot "cathare" (cathari) pour discréditer les hérétiques qu'il nomme ainsi, en le faisant dériver du mot latin pour "chat" (catus). Il écrit :
« On les appelle cathares du chat (catus), car, dit-on, ils embrassent le derrière d'un chat sous l'apparence duquel, à ce qu'ils disent, Lucifer leur apparaît. »
C'est l'une des premières attestations écrites d'une accusation qui deviendra un motif récurrent : l'adoration du diable se manifestant sous la forme d'un chat (ou d'un autre animal) et l'exécution d'un baiser impudique (le baiser de l'ignominie).

C'est une des premières attestations écrites, mais pas la première : avant les réflexions d’Alain on connaît celles des Gautier Map : Gautier Map (vers 1180) écrit immédiatement après le concile (auquel il a assisté lui aussi) et s'attaque aux groupes portant les noms de "publicains" et "patarins" (mentionnés dans le Canon 27 comme noms d'hérétiques), en leur imputant le rite du chat-diable. Avec “cathares”, que l'on retrouve chez Alain pour l'Occitanie, visée par le Concile, on a les trois termes précisément retenus par le canon 27 pour désigner les hérétiques en question : “cathares” (Alain) "publicains" et "patarins" (Gautier Map).

Gautier Map était un homme d'Église et un courtisan anglais (homme d'Église et écrivain anglais du Moyen Âge). Il était au service des rois Plantagenêts (Henri II et Richard Cœur de Lion).
Il était chanoine de la cathédrale de Hereford (Angleterre) et a reçu plusieurs hautes charges civiles et religieuses en Angleterre et sur le continent.
L'œuvre elle-même s'appelle les Futilités de courtisans (ou Nugis Curialium).
Gautier, qui affirme être originaire des marches du Pays de Galles, voyageait. Il a notamment été présent au troisième concile du Latran en 1179.
Dans son ouvrage De nugis curialium, rédigé vers 1180, Gautier Map attribue le rite du baiser impudique sur le chat-diable à des hérétiques qu'il nomme "publicains" ou "patarins".
L'accusation du chat/baiser impudique, qui commence à circuler vers 1180, vient donc d'un contexte anglo-normand (Gautier Map). On la trouve ensuite théorisée par Alain de Lille, travaillant, lui, dans le Midi (Montpellier), avant qu'elle soit propagée dans toute la chrétienté, y compris en Rhénanie avec l'Inquisition (Conrad de Marbourg ; et la bulle papale Vox in Rama de 1233), Rhénanie où apparaît auparavant le parallèle entre les cathares et le chat selon la similitude Ketzer-Katze, relevée par Jean Duvernoy dans les années 1970.

On ne peut que s’interroger sur les coulisses et propos de couloir de Latran III où les deux théologiens étaient présents, ainsi que les Rhénans, de qui vient, auparavant, le parallèle chat-cathares… Auparavant, ceux qu’ils présentent les uns et les autres comme dualistes étaient nommés “manichéens” (terme qui, au moyen Âge, signifiait dualistes : le mot “dualiste” sera forgé au XVIIe s. par Pierre Bayle).

Les Rhénans étaient présents au concile de Latran III, représentés par les trois archevêques de : Cologne (Philippe Ier de Heinsberg), Trèves (Arnaud Ier de Vaucourt), Mayence (Christian Ier de Buch).
Le pape Alexandre III avait convoqué le concile juste après la Paix de Venise (1177), qui mettait fin au schisme avec l'empereur Frédéric Barberousse. La présence des archevêques de Trèves, Cologne et Mayence, marquait la réconciliation officielle des grands sièges ecclésiastiques allemands avec le pape.
Dans le cas de Mayence, on a une source contemporaine, Hildegard de Bingen, qui écrit une lettre au chapitre cathédral de Mayence en 1179 en mentionnant l'absence de l'archevêque, « retenu à Rome pour un concile ». Attestation en Rhénanie de ce que l'archevêque Christian Ier von Buch a assisté au concile en personne, accompagné de chanoines ou d'abbés, comme cela se faisait.
L'Abbaye de Schönau, où vivait Eckbert de Schönau (l'auteur des Sermones contra Catharos vers 1165, où il développe son étymologie savante pour expliquer le terme “cathares”), était située, elle, au XIIe siècle, dans le Diocèse de Trèves (représenté au concile par son archevêque).
Eckbert avait une sœur, Élisabeth. Il était chargé de mettre les visions de sa sœur par écrit en latin savant, la langue de l'Église et des élites intellectuelles. Il a ainsi rendu les révélations accessibles et respectables aux autorités ecclésiastiques. Il a structuré les révélations d'Élisabeth en ouvrages (comme le Liber viarum Dei ou le Liber visionum), ce qui a grandement facilité leur lecture et leur diffusion. Élisabeth, tourmentée par ses visions et par la peur qu'elles soient d'origine démoniaque, avait cherché le conseil et le réconfort de la figure déjà établie et respectée qu'était Hildegard de Bingen.
Troisième archevêché rhénan présent au concile, Cologne. Or Cologne est le premier diocèse où apparaît le terme “cathares” : le premier document attestant l'utilisation du terme “cathares” pour désigner les hérétiques dualistes en Occident est un acte lié au diocèse de Cologne : une charte rédigée par Nicolas de Cambrai (entre 1164/65 et 1167) mentionne un jugement tenu à Cologne entre 1151/52 et 1156. Le juge est l'évêque Arnoul (i.e. Arnold II de Wied, prédécesseur de Philippe Ier de Heinsberg, présent au concile).
Ce jugement aurait condamné pour la première fois les hérétiques dualistes sous le nom de “cathares” (ce jugement est signalé au cours d’un débat avec Jean Duvernoy par Christine Thouzellier dans les années 1970).

Nous voilà en un concile où se retrouvent tous les acteurs dont provient le mot “cathare” et son rapport avec le chat : les Rhénans, l’anglo-normand Gautier Map (attribuant l'adoration du chat aux publicains et patarins), Alain de Lille/Montpellier attribuant aux Occitans qu’il nomme cathares la même adoration du chat, dont le nom vient du rapprochement apparu en Rhénanie (Katze/Ketzer), un concile dont le canon 27 désigne les hérétiques occitans, i.e. “Gascons”, “Albigeois”, “Toulousains”, sous les noms de “cathares”, “publicains”, “patarins” (ces deux derniers noms désignant en premier lieu les zones nord de la chrétienté pour “publicains”, l'Italie — ou la Bosnie — pour “patarins”)… témoin de la connaissance par le concile de l'expansion européenne d’une l’hérésie laissant apparaître une similitude d'approche posant problème : la mise en cause de l’origine divine de la création…

Plus tard, au début du XIIIe siècle, à nouveau en Rhénanie, l'inquisiteur Conrad de Marbourg a été extrêmement actif pour éradiquer l'hérésie.
Le pape Grégoire IX a émis en 1233 la bulle Vox in Rama pour condamner une secte d'hérétiques rhénans que Conrad pourchassait. Bien que cette bulle soit souvent célèbre pour avoir formalisé l'adoration du bouc (figure du diable), elle reprend et fixe l'imaginaire d'un culte diabolique nocturne et secret où des animaux (y compris les chats) jouent un rôle central.
Les récits d'inquisition et de polémique en Rhénanie ont contribué à établir les éléments du rituel diabolique, souvent calqués sur les accusations lancées plus tôt contre les cathares : le baiser au chat. L'accusation d'embrasser le derrière d'un chat noir, sous l'apparence duquel le diable apparaissait (le "baiser de l'ignominie"), s'est largement diffusée à partir des régions germanophones.
Ces accusations ont servi de pont, transformant l'hérésie purement doctrinale (catharisme) en une hérésie pratique liée à la sorcellerie démoniaque. Le chat (animal nocturne, indépendant et associé aux pratiques païennes) est devenu le compagnon ou l'incarnation du mal dans cet imaginaire. La Rhénanie est un lieu crucial dans l'histoire du chat-diable et de l'hérésie. La région a non seulement connu l'émergence de mouvements hérétiques, mais a également été le théâtre des efforts intenses de l'Inquisition pour les diaboliser, en utilisant notamment l'association facile entre le chat (Katze) et l'hérétique (Ketzer) pour forger l'un des stéréotypes les plus durables du (futur) “sabbat” : l'accusation du chat cathare chez Alain de Lille (suite à Gautier Map) est bien la trace d’un élément fondateur de la future culture de la persécution généralisée, qui part d’un développement antérieur (qui ne précède pas la culture de la persécution). Elle fournit un stéréotype visuel et rituel du culte diabolique qui sera réutilisé et standardisé deux siècles plus tard pour les procès de sorcellerie et les descriptions du sabbat.

Les accusateurs (comme les Rhénans du XIIe s. puis Gautier Map, Alain de Lille et plus tard les inquisiteurs au XIIIe s.) ont exploité la doctrine dualiste cathare en la simplifiant et en la diabolisant :
"Le diable est le Créateur de la matière" (doctrine cathare) : donc les cathares honorent le diable en tant que créateur du monde (accusation polémique) : si le diable est le Maître du Monde, alors les hérétiques doivent nécessairement lui rendre un culte et l'adorer. Si le diable est un dieu (le Mauvais Principe pour les dyarchiens) et le Créateur du Monde, alors les hérétiques ne font que l'honorer en tant que créateur et maître des choses terrestres. Ce qui est, pour l'Église, un acte d'idolâtrie et de satanisme.
Ce culte du diable est mis en scène dans un rite infâme et anti-chrétien (inversion du culte, rejet des sacrements, actes obscènes) et prend la forme d'une adoration d'un animal (le chat-diable), symbole de la bestialité, de la luxure, et de la matière.
L'accusation d'adoration du chat-diable (et le baiser obscène) est ainsi le symbole ultime de la trahison de la foi catholique : elle fait passer l'hérétique, qui refusait l'Église romaine par conviction théologique, pour un vulgaire adorateur du diable et de la matière qu'il est censé mépriser.

Ce procédé consiste en une déification polémique du diable : il s'agit de transformer la figure théologique du Mauvais Créateur cathare en un objet de culte idolâtre et obscène dans l'imaginaire populaire et judiciaire.

L'accusation d'adorer le chat-diable, d'abord lancée contre les cathares (Midi) et les publicains/patarins (Nord) par des auteurs comme Alain de Lille (via catus/catharus) et Gautier Map, a eu pour effet de diaboliser l'hérésie. Le rite du chat obscène a permis de faire passer une dissidence théologique pour un culte démoniaque.


De l’hérésie cathare à l’hérésie sorcière

Aux XIVe et XVe siècles, la sorcellerie est définie par les théologiens et inquisiteurs comme l'hérésie suprême (le crimen exceptum). Elle est caractérisée par un pacte avec le diable et la participation à des rassemblements nocturnes (le sabbat). L'image du chat (héritée de l'hérésie cathare) est intégrée aux descriptions du sabbat. L'hérétique est désormais une sorcière qui rencontre le diable lors d'un rassemblement nocturne, et lui rend hommage par le baiser obscène (osculum infame), le même rite attribué au chat-diable des hérétiques, mais désormais souvent transféré au bouc. Pratique des rites anti-chrétiens. Le chat et le bouc deviennent ainsi les formes animales archétypales du diable lors du sabbat.

Selon les travaux de Carlo Ginzburg (Le Sabbat des sorcières), les polémistes médiévaux ont construit la figure du sorcier en intégrant, dans leurs accusations, des éléments d'anciens cultes et croyances populaires (païennes). Le bouc comme incarnation du diable était déjà une figure ancienne (associée aux faunes, aux satyres, et aux divinités sylvestres), mais il s'est renforcé au Moyen Âge : le bouc représentait la luxure et la bestialité, le côté "sauvage" et corporel de la magie. La bulle Vox in Rama (1233), issue de la répression en Rhénanie contre des "lucifériens", accuse déjà les hérétiques d'adorer le diable sous forme de chat noir ou de crapaud, mais aussi de bouc ou de monstre. Le bouc s'est rapidement imposé comme la figure dominante du sabbat. Les inquisiteurs et polémistes (comme le célèbre Malleus Maleficarum à la fin du XVe siècle) ont amalgamé les accusations d'hérésie (le chat, le rejet de l'Église), les stéréotypes anti-juifs (crimes rituels, réunions nocturnes, terme sabbat), les restes de cultes populaires ou païens (les rencontres nocturnes, la figure animale du bouc), qu'ils ont réinterprétés comme des preuves d'un culte diabolique.
Ainsi, l'accusation du chat-diable, partie de la lutte contre les cathares, a servi de matériau polémique de base pour l'élaboration du crime de sorcellerie, dont l'iconographie s'est ensuite enrichie de la figure du bouc issue d'un imaginaire plus ancien et plus universel de la bestialité et du paganisme.

L'année 1326 et le pape Jean XXII (qui règne à Avignon de 1316 à 1334) marquent une étape décisive dans la pénalisation de la magie et de la sorcellerie.
L'élément le plus important est la publication de la bulle pontificale Super illius specula, émise par Jean XXII vers 1326 ou 1327.
La bulle assimile les pratiques superstitieuses à l'hérésie : c'est le point fondamental. Le pape donne aux inquisiteurs le droit de poursuivre les auteurs de certaines pratiques magiques et d'invocation démoniaque comme des hérétiques (factum haereticale).
En qualifiant la magie démoniaque d'hérésie, la bulle permet aux tribunaux de l'Inquisition (initialement créés pour juger les hérésies) d'intervenir dans des affaires de sorcellerie.
La bulle vise explicitement ceux qui invoquent des démons, leur offrent des sacrifices, font un pacte avec l'Enfer. Avant cette bulle, la magie, les maléfices et les pratiques superstitieuses étaient souvent laissés aux tribunaux épiscopaux ou laïcs, avec des peines moins lourdes. Jean XXII ancre fermement la sorcellerie dans le domaine du diabolique et donc du crime contre la foi.

La bulle Super illius specula est une étape clé, bien que l'impact immédiat n'ait pas été la grande vague de persécutions (qui viendra aux XVe-XVIIe siècles).
Elle fournit le cadre juridique et théologique qui sera repris plus tard par les auteurs du Malleus Maleficarum (1486-1487) et par les inquisiteurs qui lanceront la véritable chasse aux sorcières.
Elle transforme le sorcier/la sorcière en adorateur du diable, un ennemi bien plus dangereux qu'un simple faiseur de maléfices.
Jean XXII et sa bulle de 1326 n'ont pas créé la chasse aux sorcières, mais ils ont donné le moyen légal et doctrinal à l'Église pour la rendre possible et massive aux siècles suivants, en assimilant la sorcellerie à la pire des hérésies… suite à celle qui fut l'hérésie cathare…

À suivre ici...

R.P.

mercredi 15 octobre 2025

Gaza / Israël. Un autre discours (3)

Ahmed Al-Khalidi (avocat et ancien ministre de la Justice palestinien) met en lumière un certain schéma mental des "militants" occidentaux…

Texte original en anglais ICI.


(Un autre dicours (1) ICI ; un autre discours (2) ICI)

Traduction française du texte d'Ahmed Al-Khalidi ICI. Cf. texte ci-dessous :

« Je me trouve profondément perplexe face à un certain phénomène occidental : ces militants écologistes, défenseurs des droits humains et soi-disant progressistes qui finissent, d’une manière ou d’une autre, par reprendre les arguments du Hamas.
Qu’est-ce qui alimente une telle contradiction ? Comment des personnes qui se battent pour « sauver la planète » trouvent-elles un confort moral à soutenir un mouvement qui glorifie la violence, opprime les femmes, persécute les minorités et sacrifie l’avenir de ses propres enfants ?
Regardons au-delà de la politique et explorons le schéma mental qui se cache derrière.

1. Le besoin d’une histoire simple du « bien contre le mal »
Ces militants pensent souvent en catégories morales binaires : victime contre oppresseur, colonisé contre colonisateur. Cela simplifie un monde chaotique en une carte morale claire – une illusion rassurante qui leur donne l’impression de « savoir qui sont les méchants ». Dans cette histoire, les Palestiniens endossent automatiquement le rôle de la victime ; le Hamas devient donc « la résistance », et non un régime tyrannique. Ils n’ont pas besoin de faits, seulement d’une clarté morale – même si elle est fausse.

2. Projection de la culpabilité et quête de rédemption
Les sociétés occidentales portent un lourd héritage : colonialisme, racisme, destruction de l’environnement. Soutenir une cause perçue comme « anti-impérialiste » devient alors un rituel de purification psychologique. Ils se voient comme des alliés des opprimés, mais en réalité, ils ne nous aident pas : ils cherchent à se laver la conscience.

3. L’attrait pour l’intensité émotionnelle
Des mouvements comme le Hamas instrumentalisent les émotions : douleur, colère, sacrifice, « résistance ». Pour des jeunes militants élevés dans un confort numérique, cette intensité paraît authentique. Ils recherchent une lutte morale comme d’autres recherchent l’aventure. Ils confondent destruction et profondeur.

4. Narcissisme moral
Il ne s’agit pas de vérité, mais de se sentir vertueux. Beaucoup de militants occidentaux sont mus moins par la compassion que par le besoin d’être perçus comme compatissants. La cause palestinienne devient une scène de théâtre pour leur image de soi : ils pleurent Gaza en ligne, mais ne se demandent jamais comment le Hamas traite les Palestiniens à l’intérieur de Gaza.

5. Dissonance cognitive et empathie sélective
Pour préserver leur vision du monde, ils doivent filtrer la réalité : ignorer que le Hamas exécute les dissidents, réduit les femmes au silence, détourne l’aide humanitaire ou construit des tunnels sous les écoles. Ils ne peuvent pas tenir ensemble deux vérités : que les Palestiniens souffrent et que le Hamas est leur principal bourreau. Alors ils effacent une vérité pour conserver le confort d’une morale simplifiée.

6. Le culte de la « résistance »
Le militantisme climatique répète : « Agis maintenant ou nous mourrons tous. » La propagande du Hamas reprend la même urgence émotionnelle : « Résiste ou sois effacé. » Elle exploite le même carburant psychologique : panique, sentiment d’urgence, identité. À ceci près que l’un combat pour préserver la vie ; l’autre la glorifie dans la mort.

Quand je vois ces militants défiler avec des slogans qui défendent le Hamas, je n’y vois pas de la solidarité, mais une confusion psychologique déguisée en morale. Ils ne comprennent pas notre réalité. Ils projettent leurs fantasmes de rébellion sur notre tragédie, et ce faisant, ils deviennent les instruments utiles des forces mêmes qui nous oppriment. S’ils se souciaient vraiment des Palestiniens, ils se tiendraient aux côtés de ceux d’entre nous qui rejettent le Hamas, rejettent le culte de la mort, et rêvent d’un avenir à construire – pas à brûler. »

lundi 13 octobre 2025

"… Car ils ne savent pas ce qu'ils font"



… Sachant que le texte d’Ésaïe, ch. 53, ne parle pas de Jésus (il n'était pas né !), mais Jésus l’a médité, et y a fondé son attitude, se manifestant ainsi comme l’agneau paisible et doux.

“Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle, à tout compter, mérite d’être réputée vraie et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en connaissant Dieu chacun de nous aussi se connaisse.” (Jean Calvin, IRC I, i, 1)

jeudi 21 août 2025

Deux réflexions qui restent sans réponse…




« S’il existait aujourd’hui un État palestinien, il serait dirigé par le Hamas et nous aurions un État de type taliban. Un État satellite de l’Iran. Est-ce ce que les mouvements progressistes de la gauche occidentale [et aujourd'hui du “centre”] veulent créer ? » (Salman Rushdie, interview au journal allemand Bild, 19.05.2024).

« Si les Arabes déposaient leurs armes aujourd’hui, il n’y aurait plus de violence. Si les Juifs déposaient leurs armes aujourd’hui, il n’y aurait plus d’Israël » (Golda Meir, années 1970 — soit une cinquantaine d'années avant la preuve par le pogrom du 7 octobre 2023).

« Il n’y a pas beaucoup de réflexions profondes [au] sujet [d'un État palestinien aujourd’hui], mais surtout une réaction émotionnelle aux morts à Gaza. C’est normal. Mais quand cela dérape vers l’antisémitisme et parfois même vers le soutien au Hamas, cela devient problématique. » (Salman Rushdie, ibid.)

*

PS : Illustration via le génocide (*) des Yézidis — voir le film « Rashid, l’enfant de Sinjar » : Qu’est devenue Raïshin, la petite sœur de Rashid, enlevée enfant par Daesh ? Hypothèse tout à fait vraisemblable, sachant que Daesh a effectivement vendu des esclaves yézidis entre autres à des "combattants palestiniens", dont le mouvement "frère" qu'est le Hamas, branche palestinienne du mouvement islamiste dont Daesh est la branche irakienne : Raïshin est peut-être captive et esclave sexuelle à Gaza — comme tant d’autres Yézidis vendus en divers lieux quand ils n’ont pas été assassinés lors du génocide (avéré celui-là) mais réduits en esclavage (sexuel pour les petites filles) et vendus… Le bel avenir que préparent les idiots utiles du Hamas à “l’extrême gauche” (et hélas pas que…) française, à l’instar de leurs acolytes universitaires belges, américains, etc.

(*) Depuis le dernier génocide du XXe s., contre les Tutsis du Rwanda, qui a fait suite à ceux contre les Herreros et les Nama de Namibie (1904), les Arméniens (entre autres) en Turquie (1915), les juifs (entre autres) dans l’Allemagne nazie durant la seconde guerre mondiale, à quoi on pourrait ajouter l’assassinat du quart de son propre peuple (entre autres) par le pouvoir communiste du Cambodge (1975-1979) ; depuis le génocide des Tutsis, et avant celui des Yézidis, on est entré dans une phase très complexe, entre massacres de guerre civile (ex-Yougoslavie) et surtout, infiniment plus grave, instrumentalisation de la notion de “génocide”, notamment en plusieurs lieux d’Afrique (par ex. le terme a été utilisé en Côte d’Ivoire par les ennemis du pouvoir Gbagbo tentant de le renverser, et que finalement la CPI a acquitté de tout ce dont il avait été accusé). Le terme est depuis pas mal de temps instrumentalisé par les ennemis d'Israël et des juifs, ennemis locaux, antisémites divers et maintenant internationaux (à l'instar du terme "apartheid", dans un pays où les citoyens palestiniens ont des élus au parlement !). Le risque final de cette instrumentalisation est la dévalorisation de la notion de génocide, vidée de son sens. Ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec le silence dans lequel est entré le seul génocide avéré au XXIe s. (à ma connaissance), celui des Yézidis.


mercredi 20 août 2025

Questions d’action (de Calvin à Weber et retour)


Décalogue de Chamerolles (Loiret)


1) Des philosophies de l’action sont apparues en lien avec les réflexions sur la transformation du monde par le protestantisme — notamment suite à l’œuvre de Max Weber (1864-1920), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904-05/1920.

Qu’en est-il alors de l’impulsion initiale de la Réforme, le salut par la grâce seule, reçue par la foi seule indépendamment des œuvres ?

Le christianisme protestant est-il une religion sans œuvres, ou une religion de l’action effrénée ?

On retrouve là les deux attaques classiques et contradictoires du protestantisme.

D’un côté, une religion amorale, qui sous prétexte de salut par la foi sans les œuvres, se dispense d’exigences morales : ainsi le reproche classique porté en premier lieu à Luther, prêtre et moine, qui rejette ses vœux comme illégitimes et épouse une nonne ! Salut par la foi seule a affirmé Luther suite à Paul. Et en conséquence, a-t-il assumé, pas question pour le salut d’une ascèse quelconque. Pas question a fortiori d’une ascèse imposée dès lors illégitimement par une Église demandant ce que la Loi de Dieu exprimée dans la Bible ne demande pas : le célibat. Voilà donc un salut gratuit qui déboucherait sur un amoralisme ?

À l’inverse, on a reproché au protestantisme, plus souvent dans sa branche calviniste, un légalisme tatillon, une rigidité morale excessive.


2) Ce paradoxe apparent se résout en fait assez facilement :

Selon la foi de la Réforme, le chrétien est libéré par la foi seule… pour agir dans la liberté. Libéré pour être libre d’agir en se tournant vers le monde. Aucun salut à acquérir : il est donné, pour une action de responsabilité, un envoi, selon les dons propres de chacun au bénéfice du monde.


3) Max Weber — au-delà de ses trop nombreuses et trop considérables approximations (cf. Philippe Besnard, Protestantisme et capitalisme. La controverse post-wéberienne, Armand Colin, 1970 ; cf. aussi André Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, Genève, 1959), Max Weber est de ceux qui se penchent sur les effets et les particularités de ce débouché de la foi de la Réforme sur l’action.

Au-delà des approximations qui ont fortement grevé sa thèse — il reste de Max Weber l’idée d’ « innerweltliche ascese », expression allemande que l’on peut traduire par « ascèse à l’intérieur du monde ».

Il faut cependant réinterpréter cette notion. Certes, la liberté risque de se dissoudre dans l’action qui en ressort — les fruits de l’action étant alors censés prouver que la libération a bien été reçue ! C’est un des travers qui a été reproché au protestantisme (caricature 2e version : légalisme tatillon) et que reprend Weber.

L’essentiel de la notion d’ « innerweltliche ascese », dans ce qu’elle a d’exact, est que la libération par la foi débouche sur une sortie de la stricte intériorité — illustrée par la sortie de Luther du couvent comme lieu de salut obligatoire. Désormais la pratique du combat éthique va s’exercer dans la société.

D’autres aspects du développement de Weber sont sujets à caution. Par exemple :

— Sa compréhension de la prédestination et de ses effets relève du contresens : loin de produire une inquiétude qui verrait les croyants amenés à se prouver leur salut par le fruit de leurs œuvres et la multiplication de leurs productions et de leur richesse comme signe de bénédiction, la prédestination ancre la conscience dans la paix ! Le seul signe du salut est la foi (pas la richesse !) ! (Cf. Wesley qui confie dans son Journal qu’avant sa conversion il avait “appris à mépriser comme ‘presbytériens’” ceux qui du fait de la prédestination se reposent sur la foi : l’inverse de ce que comprend Weber, qui semble n’avoir pas lu Wesley. Cf aussi Liliane Crété — Les Puritains : Quel héritage aujourd'hui ?, Olivétan, 2012, p. 54 & 57-58 — qui précise que le capitalisme tel que le présente le sociologue se développe au contraire malgré le calvinisme ; ou Monique Cottret — sur France culture, “Jansénisme, les racines du Tartuffe” - à 29 mn —, qui parle d’une confusion à ne pas faire avec le jansénisme, qui lui peut produire l’angoisse en ne posant pas de certitudo salutis.) Cette doctrine classique, la prédestination, signifie pour la Réforme (au contraire de ce qu’en comprend Weber) que le salut est nécessairement donné gratuitement parce que, condamné par ses œuvres on est incapable d’obtenir le salut. Le salut est donc le fruit d’un acte souverain de Dieu, décidé indépendamment des actions humaines, et donc relevant d’une décision mystérieuse, précédant même le temps : prédestination ! Prouver sa prédestination au salut par l’action, quand la grâce ne connait de signe que la foi seule, est dès lors contradictoire et n’a pu être éventuellement que le fait de groupes trop ultra-minoritaires pour être représentatifs ou significatifs.

— Autre malentendu, la question de la libéralisation du prêt à intérêt par Calvin. Il est vrai que Calvin constate que la Loi biblique contre l’usure dit strictement qu’il est illégitime de retirer un intérêt de quelqu’un qui aurait besoin d’un prêt pour vivre. Cela ne vaut pas lorsqu’un entrepreneur obtient un prêt en vue d’un gain financier. Par exemple dès la fin du Moyen Âge (avant Calvin), on pouvait constater qu’un commerçant qui se faisait prêter de l’argent pour obtenir un navire qui reviendrait chargé d’épices, pourrait connaître un enrichissement montrant que l’argent investi « travaille » ; et qu’il est donc légitime que le prêteur en ait sa part. Calvin considère ces faits économiques dans son interprétation de la loi interdisant l’usure. Mais la libéralisation du prêt à intérêt a été aussi (d’une autre façon) le fait des Jésuites alors dominants (cf. la critique de Pascal — « proche » des calvinistes !). En outre, déjà avant la Réforme la pratique bancaire est un élément essentiel à la naissance du capitalisme, qui de fait se développe considérablement dès la Renaissance italienne.

Reste un point indubitable, le seul : l’idée d’ « innerweltliche ascese » — « ascèse à l’intérieur du monde » — couplée à la relecture protestante, que constate Weber, de la notion de vocation — « Beruf » en allemand. La vocation, dans la perspective que souligne Luther, n’est pas spécifiquement la vocation « religieuse », ou la vocation au couvent. La vocation comme appel de Dieu, se vit dans le monde. C’est une vocation à un combat (sens premier de « ascèse »), et un combat éthique en fonction de ce que chacun est profondément devant Dieu : une vocation à s’accomplir dans l’action que l’on va mener. « Beruf » signifie ainsi vocation, ou simplement « travail », « métier » : il s’agit de découvrir ce qui correspond au fond de notre être : ce à quoi Dieu nous appelle dans tous les domaines de la vie, professionnelle, matrimoniale, etc., et fondamentalement, éthique. On est loin de l’otium antique, où une espèce de saine oisiveté est signe de noblesse. Ici, le travail est valorisé comme lieu d’épanouissement, de réalisation de ce que l’on est au fond de soi. Ce faisant, on retrouve probablement le sens biblique de l’être humain comme agent responsable dans la création divine dès le récit de la création, sens renouvelé dans l’envoi des disciples au monde à la suite du Christ incarné.

Avec ce changement de perspective, de la valorisation de l’otium à la valorisation du travail, se met en place, et bientôt de façon de plus en plus systématique, avec les travers inhérents à tout développement, un véritable développement économique, avec création et expansion d’entreprises vouées à croître exponentiellement. Le capitalisme, apparu en Occident à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, et parfois bloqué par la Contre-réforme, prend alors la coloration qui sera la sienne.

Le constat de l’enrichissement général apparaît, et est théorisé. On a nommé le libéralisme économique. Ainsi Adam Smith - 1723-1790 (en défaut pour sa part de compréhension de la notion de péché originel, qui suffit à expliquer que le “ruissellement” espéré par certains de nos jours ne se produit pas).

Tout cela n’est pas sans revers…


4) Le travail est lieu de réalisation de soi pour ceux chez qui il répond à une vocation. Pour ceux qui deviennent les employés d’entreprises à grande échelle, il peut être tout autre chose !

Karl Marx (1818-1883 ; cf. Le Capital) parlera d’aliénation. Un tout autre aspect du travail, de l’action humaine.

Aliénation. Comment parler de réalisation de soi quand le travail peut être le fait de personnes carrément réduites en esclavage — on sait que dès la Renaissance, les développements industriels ont causé des réductions massives en esclavage (liées à l’“accumulation primitive du capital”). Des déportations sont avérées dès le Moyen Âge pour le continent africain (traite transsaharienne par le monde musulman, puis reprise portugaise, puis transatlantique concernant l'essentiel du continent européen) — antérieurement les mises en esclavage concernaient les Slaves : à partir des développements coloniaux consécutifs à la “découverte de l’Amérique”, et suite aux massacres et à la diminution drastique des populations “indiennes”, le continent africain sera littéralement saigné de ses forces vives. (On pourrait aussi consulter Le livre noir du capitalisme, Gilles Perrault, dir., éd. Le temps des cerises 1998, qui entend montrer qu'en nombre de victimes le capitalisme n'a pas grand chose à envier aux marxismes — du soviétisme au maoisme avec le débouché khmer rouge. Le livre entend répondre au Livre noir du communisme, Stéphane Courtois dir., éd. Robert Laffont 1997.)

Pour rester à des cas moins extrêmes, comment parler de l’action, du travail comme lieu d’épanouissement, quand il est question de travail à la mine, concernant jusqu’aux enfants, dans le cas du prolétariat ? Comment parler d’épanouissement pour un travailleur à la chaîne qui ne voit pas le produit fini de son geste répétitif ? Cela a été remarquablement illustré par Chaplin, dans Les temps modernes, critique de l’organisation du travail telle que développée par Henry Ford. Comment parler d’épanouissement quand les familles reproduisent la hiérarchie industrielle à petite échelle, réduisant les femmes à un statut mineur ?

On est au cœur du débat moderne occidental entre libéralisme et socialisme, et au cœur des théories de l’action. Philosophe de l’action, on a nommé Karl Marx, et la dialectique matérialiste historique.

Marx s’inscrit dans la lignée de Hegel dont la réflexion sur l’histoire est réflexion sur la réalisation de l’esprit dans l’histoire : l’idée en soi, ou idée absolue, ne peut se concevoir qu’en se manifestant comme matière, où elle se réalise dans l’histoire en s’y niant. Car la matière est comme l’inverse de l’idée, elle en est en quelque sorte la négation. Et pourtant dans ce vis-à-vis, inverse d’elle-même, l’idée se réalise, se conçoit dans l’esprit qui advient dans l’histoire : dans la pensée humaine qui rend compte de ce processus. La contemplation humaine du processus historique en est l’aboutissement.

Marx entend « remettre cette théorie à l’endroit ». En l’absence d’idée en soi qui soit concevable, la matière est la réalité première dont émane la pensée et l’histoire humaines. L’histoire est le fruit de la confrontation des groupes humains, des classes sociales : « la lutte des classes est le moteur de l’histoire ». Il s’agit d’un processus dialectique, celui du « dialogue » conflictuel des intérêts divergents qui débouche sur des révoltes, qui organisées, donnent des révolutions. La bourgeoisie contre l’aristocratie, ce qui débouche sur la Révolution française. Le prolétariat contre la bourgeoise capitaliste : sa révolte débouchera sur la Révolution qui verra le débouché de l’histoire : la société sans classes.

On est alors passé de la contemplation du processus historique à l’action comme processus historique : il ne s’agit plus de penser le monde, mais de le transformer.

Est apparu quelque chose de nouveau depuis l’Antiquité jusqu’à Hegel, où la philosophie consistait à connaître le monde, à approcher de la vérité, pour y conformer la sagesse humaine. Se conformer à l’ordre des choses.

Il s’agit dorénavant de le transformer. On parlera dorénavant de théories de l’action. Dans une perspective marxiste ou non. Dans le cadre du débat socialisme – libéralisme, on trouve d’autres théories.

On parlera — théorie de l’action — de praxéologie. Le terme introduit en 1890 par Alfred Espinas (1844-1922) est revendiqué plus tard, notamment, par l'économiste autrichien Ludwig von Mises (1881-1973), L'Action humaine, Yale, 1949 – trad. française 1985.


5) Tout comme la valorisation du travail comme vocation à agir dans le monde a ses revers, les théories post-marxistes de l’action ont les leurs. On sait que la structuration révolutionnaire de l’idée marxiste de transformation du monde débouchera sur des régimes totalitaires.

Où se pose la question de l’action et de sa pertinence. Quelle est la nature de nos entrées en action ? En regard des conséquences parfois catastrophiques de nos actions, est-il possible d’opter pour un retrait ?

Les philosophies de l’action ont fait apparaître que l’action est inéluctable : le non-agir est aussi action ! Celui qui choisit de ne pas agir est en train d’agir, peut-être même de mener une mauvaise action, en se taisant où il faudrait parler, laisser s’accomplir un mal où il faudrait le combattre.

Où se repose la vieille opposition de la praxis et de la theoria — l’action et la contemplation. Ou, en parallèle, de logos et de thelema — la raison et la volonté.

L’Antiquité avait débouché sur une valorisation de la contemplation. Pour Platon, la contemplation des Idées, du Bien, du Beau et du vrai, avait pour finalité de s’appliquer en vie politique, en gestion de la Cité. Pour les néo-platoniciens plus tardifs, la contemplation deviendra une sorte de fin, type religieux, débouché humain sur une sagesse de type mystique — contemplatif, pour une vie heureuse.

L’acquis moderne permet de souligner que la contemplation ne saurait être séparée de l’action, la raison ne saurait être séparée de sa mise en œuvre par la volonté, au point que se pose même la question de savoir laquelle est première.

On rejoint ici le vieux débat médiéval sur l’intellect et la volonté. Qu’est ce qui prime : l’intellect ou la volonté ?

Le débat a été repris par Schopenhauer contre Hegel, qui, estimait-il, contournait indûment l’acquis de Kant selon lequel la chose en soi (noumène) est radicalement et définitivement inconnaissable. Nous ne connaissons que ce qui nous est manifesté (phénomène), ce qui nous apparaît, comme un intermédiaire entre notre raison et la chose en soi.

Il est donc illégitime de développer une théorie du déploiement de la Raison dans l’histoire. Le fondement de ce qui apparaît n’est pas à chercher dans l’intellect, mais dans la volonté, obscure par nature, dans le sombre vouloir vivre, dont nous sommes les acteurs. Notre action, mue par ce vouloir vivre qui nous traverse, n’est donc pas rationnelle : elle est pensée, relue dans un second temps, comme représentation.

Voilà donc un agir qui n’a rien d’enthousiasmant, étant nécessairement frénétique et violent. La sagesse serait de s’en dégager le plus possible… ce qui est toutefois encore agir !… mais de la façon la plus lucide possible… ?

*

L’impossibilité de séparer la raison et l’action nous permet de mettre en regard les notions grecque et hébraïque de logos et de davar, qui ont vocation à entrer en action, davar étant dans la Genèse le fondement de la création, le logos, dans l’Évangile de Jean, devenant chair.

Où l’on trouve la parole biblique donnée comme Loi. Calvin soulignait qu’il est trois usages de la Loi :

— Un usage « politique » : la Loi comme structure de gestion de la Cité : pour vivre ensemble, ne pas porter atteinte et prévoir les sanctions quant aux atteintes à l’intégrité et aux biens d’autrui.
— Un usage pédagogique : prendre conscience en regard de la Loi que l’on n’en est pas un observateur irréprochable quant au fond de soi-même, quant à la radicalité de ses exigences. Et donc être contraint à recourir au pardon de Dieu, à la possibilité de recommencer suite aux échecs ; pouvoir donc se repentir et agir à nouveau dans le cadre de cette liberté nouvelle.
— Un usage normatif. La loi comme source d’action, comme injonction, comme moteur d’une entrée en action : Abraham recevant la Loi de Dieu comme vocation à aller : « va pour toi ». Ce que souligne à nouveau pour tout le peuple la première parole du décalogue : je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage.

RP
Repris et adapté d’une conférence
donnée à Cannes le 27 novembre 2007

dimanche 17 août 2025

Être dans le temps comme en exil et bannissement




“Nous commençons à goûter dès ici-bas, dans les bienfaits de Dieu, la douceur de sa bonté, afin que notre espoir et notre désir nous portent à en rechercher la pleine révélation. Lorsque nous aurons compris que la vie terrestre est un don de la bienveillance divine, dont nous avons à être reconnaissants puisque nous la lui devons, il sera temps alors d'en venir à considérer notre malheureuse condition, afin de nous dégager de ce trop grand attachement auquel nous ne sommes que trop portés.” (Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, III, ix, § 3, éd. Kerygma-Excelsis 2009, p. 648)

Calvin poursuit, référant à Hérodote et Cicéron : “Je reconnais que ceux qui ont jugé que le souverain bien serait de ne pas être né et le second de mourir tôt ont eu raison, d'un point de vue humain. […] Ce n'est donc pas sans raison que le peuple des Scythes pleurait à la naissance d'un enfant et faisait une fête solennelle, avec des réjouissances, lorsque l'un de leurs parents mourait. […] Si le ciel est notre patrie, la vie sur la terre n'est-elle pas qu'une traversée d'une terre étrangère et, comme elle est maudite à cause du péché, ne ressemble-t-elle pas davantage à un exil ou à un bannissement ?” (Ibid. § 4)

Emil Cioran reprend les mêmes références : “Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j'ai hanté les mêmes parages qu'eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveaux-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de la Création” (De l’inconvénient d’être né, folio 1973, p. 29). (Thraces et Scythes sont des peuples aux traditions assez proches, plutôt nomades pour les uns, sédentaires pour les autres.)

Revendiquant une proximité avec les bogomiles et les cathares, Cioran radicalise la gravité de la chute dans le temps (dont il fait le titre d’un de ses livres), due au mauvais démiurge (titre d’un autre de ses livres). Héritage bogomilo-cathare attribuant au Mal notre exil dans le temps, initié dans le fait, l’inconvénient, d'être né, ce dont on trouve les termes déjà chez Calvin : “Je reconnais que ceux qui ont jugé que le souverain bien serait de ne pas être né et le second de mourir tôt ont eu raison, d'un point de vue humain.”

En commun aux deux, l’héritage souterrain d’Origène, dont le mythe est atténué chez ses héritiers cappadociens du IVe siècle, ou chez Augustin. Le mythe de la chute dans le temps est évacué quant à sa lettre, mais pas quant à sa signification, devenue péché originel chez Augustin — soulignant à juste titre la dimension de dégradation morale de la chute —, et que Thomas d’Aquin reprend en insistant, malgré tout, sur la bonté de la création, pourtant déchue. C’est ce dont hérite Calvin, assumant l’idée d’exil : “la vie sur la terre n'est-elle pas qu'une traversée d'une terre étrangère et, comme elle est maudite à cause du péché, ne ressemble-t-elle pas davantage à un exil ou à un bannissement ?”

En arrière plan commun, le mythe d’Origène : nous sommes des esprits célestes préexistants, déchus, suite à un péché indicible commis en ce ciel originel, et dès lors changés en âmes vouées à occuper des corps conçus comme lieu d’exil, pour une traversée du temps qui nous est imparti ici-bas vers la patrie céleste perdue. Les cathares, allant plus loin en cela qu’Origène, attribuaient ce corps provisoire dans ce temps au Mauvais, concevant une double émanation : la mauvaise création pour ce temps, ce monde, ces corps provisoires, tandis que la bonne création relevait de Dieu — là où pour l'orthodoxie, d'Origène aux Pères anciens, aux médiévaux et aux Réformateurs, on n’en confesse qu’une : un monde émané de Dieu, selon un mystérieux acte volontaire, signifié dans la notion de Création ex-nihilo : Dieu ne produit l'émanation (en accord, pour la bonne création, avec les cathares) que selon un acte libre qui la rend radicalement dépendante — contrairement au néo-platonisme strict pour lequel Dieu ne peut pas ne pas s’émaner. C’est précisément ce qui distingue la création de l’engendrement au sein de la Trinité : il n’y a, au sein de la Trinité, aucune sorte de “à un moment donné” (fût-il éternel !), pas de décision qui ferait advenir à l’être le Fils et l'Esprit saint : ils sont éternellement consubstantiels au Père.
L’émanation comme création, qui culmine en “selon l'image” relève, elle, d’un acte libre qui pose sa dépendance radicale.

Le plan des Sommes théologiques médiévales, notamment de Bonaventure à Thomas d’Aquin, relève clairement de ce processus d'émanation et retour, qui se résume dans une formule d’une prière de l’Église réformée de France et de l’ÉPUdF : “nous venons de toi et nous pouvons aller à toi” — qui dit de la façon la plus brève le schéma développé par Calvin dans ses chapitres ix et x du livre III de son Institution de la religion chrétienne, qui concluent ce que les premiers réformés méditaient comme Traité de la vie chrétienne (les ch. vi à x).

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PS : d'Origène à Bergson et retour. Origène perçoit ce monde et ce corps comme lieu d’exil formé par Dieu pour recevoir les esprits déchus d’une préexistence bienheureuse. Un substrat temporel recevant l’éternité. Où l’on retrouve la date du nouvel an juif comme date depuis la création du monde, donnée en récit et relecture : 5786 ans cette année. Aucune contradiction avec les 13,8 milliards de l’univers. Une date en récit et relecture, comme 2025 en est une autre : après l’entrée dans le temps du nouveau monde initié par Jésus-Christ…
Rien n’interdit d'appliquer cela à l'être humain : quelques millions d’années pour son émergence, quelques centaines de milliers d’années pour le Sapiens : il s’agit de nous, de notre corps, douloureux, fragile, mortel, ce que Bergson a relu dans les découvertes de son époque concernant l’évolution comme lieu d'émergence de l'esprit. Le mythe origénien permettrait d’y lire aussi le lieu de notre exil, tout comme les mythes juifs de la préexistence : depuis la réticence des âmes à venir dans le corps, dans le temps (à nouveau l’inconvénient d'être né), jusqu’à l'idée que malgré tout, dans la préexistence, nous avons choisi notre lieu d’exil !

RP