mercredi 25 mars 2020

Ouvriers de la onzième heure



En ce temps de retrait, carême / quarantaine, les lectures proposées au quotidien par la FPF correspondent ces jours-ci aux textes de nos études bibliques / catéchisme adultes de Poitiers et Châtellerault…

Méditation ci-dessous
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Prédication en audio — sans fond musical ici ;
avec musique de fond (Max Richter - Return 2) ici :


Matthieu 20, 1-16
1 "Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit : Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail ? —
7 C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. Il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne.
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison :
12 Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.
13 Mais il répliqua à l’un d’eux : Mon ami, je ne te fais pas de tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.
15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ?
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers."

*

Même depuis nos enfermements dans nos solitudes pandémiques, il nous est facile d’imaginer les circonstances de la parabole surtout si on a eu l’occasion de faire les vendanges, comme c’est probablement le cas pour la plupart des premiers auditeurs de la parabole : ils savent — entendant évoquer ces vendangeurs qui se plaignent du poids de la chaleur du jour (v. 12) — combien en effet au bout de plusieurs heures, cela devient pénible.

Ceux à qui Jésus s'adresse savent : la journée qui avance, le soleil qui monte et qui très vite assomme, jusqu’à cette heureuse pause casse-croûte, qui elle-même a quelque chose de désespérant : elle ne débouchera pas sur la sieste, mais, trop courte, sur la reprise sous le soleil brûlant. Et les reins qui tirent de plus en plus, surtout sur les derniers moments de la journée. Les auditeurs de Jésus savent.

Le maître de la vigne a embauché à toutes les heures d’une journée, qui, pour les premiers, a commencé à six heures du matin, l’heure où les moustiques de la nuit sortent des feuilles humides et froides des ceps pour vous piquer les mains et vous dévorer le sang. Pour eux, au moment où ils voient l’heureuse fin de la journée se profiler, ce moment où on peut enfin se détendre, prendre un repas rapide et s’allonger, le maître embauche encore : jusqu’à la onzième heure, c’est-à-dire dix-sept heures.

Et voilà les nouveaux venus, frais et dispos, qui coupent les grappes avec entrain, imposant à tous un rythme alerte pour avancer dans la vigne. Le maître, d’ailleurs, n’est peut-être pas mécontent : voilà une main d’œuvre vivifiée. Et les premiers venus qui redressent le dos de temps en temps pour détendre leurs reins…

Enfin, la journée se termine : il est dix-huit heures. On s’approche alors pour recevoir la paye de la journée. Salaire correct : un denier, un peu moins d’un franc or, très convenable. Et voilà que tous reçoivent le plein salaire. N’est-ce pas décourageant pour les premiers ?… En fait, à y regarder de près, on les imagine quand même mal en train de s’irriter. Demain est un nouveau jour, et les ouvriers de la onzième heure d’aujourd’hui, commenceront à l’aube, à moins qu’ils n’arrêtent complètement, mais les mêmes ne pourront pas arriver à nouveau à cinq heures de l’après-midi !

*

En fait, à ce point, avec cette irritation des ouvriers, on a déjà quitté la parabole : l’irritation ne concerne pas les vendangeurs, elle nous concerne. Car c’est une parabole, qui n’est pas là que pour nous parler de vignes et de frustrations d’ouvriers fatigués.

Il est question des relations entre les bons croyants, et de longue date, auxquels Jésus annonce que dans la perspective de leur venue au Royaume de Dieu, quant à leur entrée dans la mission de Dieu, fût-elle tardive, les derniers ne sauraient être lésés devant Dieu par rapport à eux, qui ont eu un comportement irréprochable. On est passé au-delà de la parabole, illustration de ce que les fidèles peuvent s’irriter de voir la façon dont Jésus accueille quiconque — genre imbuvables collecteurs d’impôts au service des Romains !

Quand même… avoir porté le fardeau de la fidélité à l’œuvre de Dieu pour préparer le Royaume, et maintenant qu’il s’est approché, en voir octroyer les privilèges à ceux qui se contentent d’en profiter sans avoir eu à porter le poids du fardeau qui l’a préparé, c’est un peu fort de café.

N’entend-on pas régulièrement cela ? Pensons ne serait-ce qu'à la façon dont les pays aisés ont tendance à se fermer de sorte que ceux qui vivent dans des pays plus pauvres ne puissent pas bénéficier de leurs biens.

Déjà aux temps bibliques, comme pour les frères de Joseph, esclave étranger vendu par ses frères, grâce à qui l’Égypte a ensuite été sauvée de la famine ; ces frères arrivant ensuite en Égypte comme réfugiés économiques. L'histoire de Joseph et de ses frères, et de l’accueil des étrangers et réfugiés est comme une autre parabole des ouvriers de la onzième heure : il s'agit au fond du Royaume et de la mission libératrice confiée à celles et ceux qui y sont appelés. Il s’agit de la façon dont celles et ceux spirituellement riches depuis longtemps, voire des générations, ou dans des pays économiquement aisés, vivent sur un acquis, voire celui de leurs ancêtres, de sorte que le rythme plus alerte qui pourrait tout vivifier est bloqué ; comme le travail dans les vignes se fait moins allègrement en fin de journée.

*

Et si, comme le dit le prophète Ésaïe, les voies de Dieu étaient infiniment au-dessus des nôtres ? Si ce qui nous parait injuste n'était que signe d'une sagesse infiniment plus profonde, et même comme le dit Jésus, signe, simplement, de bonté : « vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? » (Mt 20, 15), car comme on le lit au prophète Ésaïe, « Dieu pardonne abondamment » (És 55, 7) ? — pensons au pardon octroyé aux frères de Joseph qui l'ont vendu en esclavage et bénéficient plus tard de ce qu'il a acquis pour leur bien à eux !

C’est là que conduit la parabole. Un besoin de vie, de plénitude de vie qui est rempli par le maître de la vigne, pour quiconque y entre. Un besoin de plénitude de joie du don, dont se privent ceux qui, pour avoir commencé tôt, ne voient pas qu'ils ont eux-mêmes le plein salaire dans les mains et qui au lieu de s'en réjouir, s’attristent de ce que d’autres qui apparemment en ont moins fait reçoivent le même bonheur… finalement au bénéfice de tous ! La plénitude de vie et de bonheur ne nuit à personne, au contraire, elle est cadeau pour tous !

Et, ironie, ne pas voir cela revient à voir d'un mauvais œil que Dieu soit bon — non pas à l'égard d'autrui finalement, comme le penseraient les ouvriers premiers arrivés, mais à leur égard aussi ! Car c'est aujourd'hui le jour de la plénitude du Royaume, pour quiconque sait l'accueillir et regarder sa journée de vendanges comme pas si désagréable que ça au fond ! Chargée de moments de joie elle aussi, à bien y regarder. Le salaire, le don de la vie, c'est aussi cela !… On garde de bons souvenirs des vendanges, du partage qui s'y vit : déjà un avant goût du Royaume, vigne du Seigneur.

Saurez-vous, demande la parabole, être reconnaissants au Maître de la vigne pour une sagesse qui vous dépasse, et qui pour tous est grâce : le don qu'il nous promet est la liberté du Royaume. Que chacun se confie donc à la sagesse du Maître… Auprès de qui se trouve l'immense cadeau qui nous est donné.



La voici, l’heureuse journée
Qui répond à notre désir ;
Louons Dieu qui nous l’a donnée,
Faisons-en tout notre plaisir.

(Psaume 118 § 12
trad. Clément Marot, adapt. François Gonin)



Max Richter - Return 2

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