dimanche 14 octobre 2012

"Credo"



« Credo » — « Je crois », prononcé comme foi de l’Église : « nous croyons »…

Verbe initial de deux textes :

Le Symbole des Apôtres, qui aurait été transmis directement par les Apôtres — d’où le nom de ce Credo littéralement tissé de citation du témoignage des Apôtres : le Nouveau Testament… La critique tente de retracer ses origines. On a une allusion dès le IIe siècle chez Ignace d’Antioche. Tertullien (IIe-IIIe) en fait des citations sous une autre forme que celle qui est connue. Sa forme finale, latine, correspondrait à la confession baptismale du sud de la Gaule du Ve siècle, pouvant s’originer à Rome dès le IIe siècle.

Le symbole de Nicée-Constantinople, élaboré, dans un premier temps, au cours du Ier concile de Nicée, en 325, réuni par l'empereur Constantin Ier. Ce concile qui rassemble des représentants des courants du christianisme de toute l’Oikouménè réussit à mettre en place de façon quasi-unanime un socle commun de croyance, exprimé en peu de mots.
Le Symbole est complété en 381 par le premier concile de Constantinople, d'où le nom fréquemment donné de « Symbole de Nicée-Constantinople », qui développe les passages relatifs à l’Incarnation et à l’Esprit–Saint et parle de l’Église et du monde à venir.
Le texte original est grec. En Occident, on a rajouté dans la version latine le mot Filioque à la procession du Saint-Esprit (« il procède du Père et du Fils »). C'est la raison officielle du schisme de 1054 entre Rome et Constantinople, les orthodoxes refusant cet ajout.


Deux « symboles » trinitaires…
Le mot « symbole » est issu d’un terme grec ancien signifiant « mettre ensemble », « joindre », « expliquer »… Un symbole était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Deux morceaux d'un objet brisé, de sorte que leur réunion, par un assemblage parfait, constituait une preuve de leur origine commune et donc un signe de reconnaissance très sûr.
Au figuré, le symbole devient l’emboîtement entre le signifiant (les mots du texte) et le signifié (ce à quoi les mots renvoient).
« Symboles » trinitaires : deux textes ternaires, parlant d’un foi trinitaire…

*

« Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Matthieu 28, 19).

Tout commence par la résurrection. Fondement de la foi chrétienne. Et le Ressuscité envoie ses disciples par cette parole.

Parole au départ de l’envoi des disciples aux nations par le Ressuscité, c’est là le programme du christianisme. Parole ternaire, trinitaire, qui caractérise la foi chrétienne et fonde son contenu.

Parole initiale, et confession de foi d’entrée dans la vie chrétienne ; parole fondement d’une autre foi en train de naître. Les confessions de foi chrétiennes ultérieures en sont autant de développements circonstanciés ; méditatifs, et apologétiques.

Acte de foi d’un devenir disciples ; disciples d’une foi à trois termes ; c‘est là ce qui frappe d’emblée à la considération des Credos chrétiens. Un triple « credo » : foi en Dieu Père, et Fils, et Esprit Saint.

« Credo ». Spécificité de l’initialité chrétienne. Fondée sur la foi à la résurrection de Jésus.

Le judaïsme, qui est le premier vis-à-vis face auquel le christianisme est une autre foi, se signifie par un appel : « sh’ma », « écoute » Israël.

L’islam, issu aussi en grande partie de la tradition juive puis chrétienne, se pose comme un témoignage : la « shahada » : « je témoigne ». Affirmation de l’Unicité de Dieu.

Le bouddhisme, autre religion universelle avec le christianisme et l’islam s’édifie sur une connaissance, une prise de conscience, celle des quatre vérités (impermanence / "souffrances", cause des "souffrances", cessation des "souffrances", chemin de sa cessation).

Etc.

Le christianisme se spécifie par ce qu’il affirme d’emblée se recevoir dans la foi : « credo ». Adhésion personnelle à une foi commune, et foi autre que toutes les fois. Adhésion par laquelle un peuple se constitue, se spécifie ; une autre foi s’est fait jour dans la résurrection du Christ.

Autre foi en vis-à-vis de son premier fondement, Israël — et, puisqu’il s’agit d’un envoi vers les (autres) nations, autre foi, bientôt, en vis-à-vis aussi de leurs traditions diverses.

« Credo » prononcé dans les langues des nations, le latin après le grec,… et puis toutes les autres langues.

Foi commune, qui peut se dire au pluriel, « nous croyons », et qui se reçoit au singulier, le singulier des nations ou des individus qui les composent : « je crois », « credo ».

Parole issue du Ressuscité, et donnée par là-même comme ternaire. Par sa Résurrection, Jésus est proclamé Fils de Dieu, le Père ; établi Fils de Dieu, selon l’Esprit Saint (Ro 1, 4).

Dieu, Père du Fils selon l’Esprit Saint. Le « credo » se reçoit comme foi dans son entièreté. Le Père y est en premier lieu Père de Jésus-Christ, le Ressuscité, selon l’Esprit Saint.

On ne coupe pas le Credo en tranches, serait-ce en trois tranches ! Encore moins en quatre tranches, l’Église formant un quatrième terme ! Et à, plus forte raison en petites tranches correspondant à chacun de ses mots. La composition en est minutieusement articulée, complète, tissée de références bibliques imbriquées. Chaque note en est un lieu d’accentuation et pas une entité indépendante.

Au jour où le credo n’a pas toujours bonne presse, il n’est pas inutile de considérer que c’est en soi un texte apologétique, qui défend une foi et qui vaut d’être défendu aujourd’hui encore.

Il défend cette foi parce que foi autre, en décalage. Et suspecte pour cela, hier comme aujourd’hui. On est toujours, aujourd’hui comme hier, tenté d’en arrondir les angles, d’en brader donc, éventuellement, tel article jugé choquant, daté, théologiquement douteux.

C’est pourtant une telle méthodologie qu’il convient d’éviter, si on veut entrer dans cette foi autre.

Il convient de poser d’emblée un acte d’humilité vis-à-vis du Credo, comme dire « credo » est un acte d’humilité. Acte d’humilité aussi à l’égard de ceux qui ont construit réflexions et dogmatiques — autant d’œuvres apologétiques, fussent-elles maladroites — à travers le temps et à partir de cette parole de foi.

Humilité aussi à l’égard des traditions qui ne l’ont pas faite sienne, cette autre foi. L’apologétique est, comme son nom l’indique, acte d’humilité : « apologeo », « je m’excuse ».

Entrer dans cette autre foi est aussi s’inscrire dans une tradition, autre, mais développée parmi et à côté de tant d’autres. Humilité encore.

Humilité en outre, du fait de la conscience de ce que cette autre foi pose un changement de registre inaccessible à « l’homme naturel » ; accès à la présence du Ressuscité.

On connaît l’histoire des deux rabbins s’interrogeant sur l’existence de Dieu et concluant par la négative. Sur quoi l’un d’eux se recouvre de son talith et commence ses prières ! L’autre lui signalant sa surprise compte tenu de l’aboutissement de leur discussion, le premier répond : « qu’est-ce que ça change ? »

Tel peut être le type d’humilité requise face au Credo. On n’a pas forcément pénétré tous les chemins sur lesquels il conduit, on est éventuellement troublé par des inductions qui semblent devenues incongrues. L’humilité reste de mise. On est dans une relation de foi ; qui n’exclut pas que l’on pose toutes les interrogations qu’ont posées les rabbins en restant dans l’humilité de la foi donnée.


R.P.
Une lecture protestante des Credo.

Église réformée de Poitiers.
Catéchisme pour adultes.
2012-2013.
Chaque 3e mardi du mois à 20 h 30.
1) 16 octobre 2012 — Introduction : « Credo »


mardi 9 octobre 2012

Le pain avant le blé



Genèse 3:19 : C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.

Genèse 14:18 : Melchisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était sacrificateur du Dieu Très-Haut.

Genèse 18, 1 sq. : L’Eternel lui apparut parmi les chênes de Mamré, comme il était assis à l’entrée de sa tente, pendant la chaleur du jour.
2 Il leva les yeux, et regarda : et voici, trois hommes étaient debout près de lui. Quand il les vit, il courut au-devant d’eux, depuis l’entrée de sa tente, et se prosterna en terre.
3 Et il dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe point, je te prie, loin de ton serviteur.
4 Permettez qu’on apporte un peu d’eau, pour vous laver les pieds ; et reposez-vous sous cet arbre.
5 J’irai prendre un morceau de pain, pour fortifier votre cœur ; après quoi, vous continuerez votre route ; car c’est pour cela que vous passez près de votre serviteur. Ils répondirent : Fais comme tu l’as dit.
6 Abraham alla promptement dans sa tente vers Sara, et il dit : Vite, trois mesures de fleur de farine, pétris, et fais des gâteaux.
7 Et Abraham courut à son troupeau, prit un veau tendre et bon, et le donna à un serviteur, qui se hâta de l’apprêter.
Etc.

Genèse 27, 22 sq. : Jacob s’approcha d’Isaac, son père, qui le toucha, et dit : La voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’Esaü.
23 Il ne le reconnut pas, parce que ses mains étaient velues, comme les mains d’Esaü, son frère ; et il le bénit.
24 Il dit : C’est toi qui es mon fils Esaü ? Et Jacob répondit : C’est moi.
25 Isaac dit : Sers-moi, et que je mange du gibier de mon fils, afin que mon âme te bénisse. Jacob le servit, et il mangea ; il lui apporta aussi du vin, et il but.
26 Alors Isaac, son père, lui dit : Approche donc, et baise-moi, mon fils.
27 Jacob s’approcha, et l’embrassa. Isaac sentit l’odeur de ses vêtements ; puis il le bénit, et dit : Voici, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ que l’Eternel a béni.
28 Que Dieu te donne de la rosée du ciel Et de la graisse de la terre, Du blé et du vin en abondance !


*

Si on part de Genèse 3, première mention du pain dans le canon biblique, on peut dire que, dans la Bible, le pain apparaît avant le blé ! Et que ce n’est pas en meilleure part.

Genèse 3:19 : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »

Puis le pain réapparaît quelques chapitres plus loin, toujours avant le blé, mais de façon positive cette fois : Genèse 14:18 : « Melchisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était sacrificateur du Dieu Très–Haut », préfiguration du Christ selon l’Epître aux Hébreux, le Christ qui nous donne le pain du ciel selon l’Évangile de Jean.

Voilà donc que le pain initial fait référence au travail par lequel il est produit, et à l’aspect pénible de ce travail. C’est pourtant là un don de Dieu — mais comme couvert d’un secret quand le pain apparaît avant le blé — cf. Ecc. Du blé, on concevrait plus aisément qu’il est don de Dieu, puisqu’il précède en grande partie le travail de l’homme (on conçoit bien que la plante qui donne le blé préexiste à sa culture par l’homme). Secret du pain — fruit pourtant d’un travail de l’homme, travail pénible — qui annonce peut-être le pain d’éternité, qui précède tant la plante qui le porte que le pain qui le signifie…

Dans un second temps seulement, dans le récit biblique, le blé fait son entrée, d’emblée comme signe de bénédiction, en l’occurrence bénédiction du peuple de l’Alliance, bénédiction donnée alors par Isaac à Jacob. Genèse 27:28 : « Que Dieu te donne de la rosée du ciel et de la graisse de la terre, du blé et du vin en abondance ! » Voilà qui annonce plus clairement le signe du pain du ciel, la manne : « Avant de réciter le kiddouch, la table sera recouverte d’une nappe et dressée, et deux pains (en souvenir de la double ration de manne du désert) y seront posés et recouverts d’un napperon (souvenir de la rosée qui recouvrait la manne.) » — selon le Talmud.

Puis le blé à nouveau, ce signe de bénédiction, présenté comme tragédie quand il vient à manquer, annonce de l’exil, et de l’exil loin de Dieu selon le sens profond de l’exil. Le blé, alors, apparaît à nouveau lors de la famine qui conduira le peuple en Égypte où les greniers sont pleins — un exil comme prix du péché ; avoir vendu Joseph qui, lui, sait faire fructifier le blé. Joseph Premier ministre de cette Égypte dont les historiens nous apprennent qu’elle est le berceau non seulement des arts et des sciences, mais aussi celui de la… boulangerie !

Les paysans de la vallée du Nil cultivaient de nombreuses céréales. Les boulangers confectionnaient des pains de formes variées, souvent destinés aux rites et aux offrandes.

Farine, eau, sel, levain : ils tenaient déjà la recette du pain, qu’ils enrichissaient parfois de graisse, d’œufs ou de miel. Ils faisaient aussi des pains azymes, qui ne renfermaient pas de levain.

Pain destiné aux rites et aux offrandes, on retrouve la préfiguration, donnée en Melchisédek, de la prochaine liberté, celle de l’Exode, la Pâque des pains sans levain, et bientôt la manne du désert signe du pain du ciel qui précède le blé qui portera le pain.

Déjà tout est annoncé, tout est tracé, de l’annonce du malheur qui est dans le manque de pain — quand Joseph est vendu. Cf. Joël 1:17 : « Les semences ont séché sous les mottes ; Les greniers sont vides, Les magasins sont en ruines, Car il n’y a point de blé. » — à son retour : Joël 2:19 : « L’Éternel répond, il dit à son peuple : Voici, je vous enverrai du blé, Du moût et de l’huile, Et vous en serez rassasiés ; Et je ne vous livrerai plus à l’opprobre parmi les nations. » Et, Joël 2:24 : « Les aires se rempliront de blé, Et les cuves regorgeront de moût et d’huile. »

Et cela vient de Dieu contrairement à ce que l’on pense quand on ne manque pas — Osée 2:8 : « mon peuple n’a pas reconnu que c’était moi qui lui donnais le blé, le moût et l’huile ; et l’on a consacré au service de Baal — c’est-à-dire de la vanité — l’argent et l’or que je lui prodiguais. »

Cela vient bien de Dieu — Psaume 65:9 : « Tu visites la terre et tu lui donnes l’abondance, Tu la combles de richesses ; Le ruisseau de Dieu est plein d’eau ; Tu prépares le blé, quand tu la fertilises ainsi. » Psaume 78:24 : « Il fit pleuvoir sur eux la manne pour nourriture, Il leur donna le blé du ciel. »


R.P.
Le pain dans la Bible.

Église réformée de Poitiers.
Étude biblique 2012-2013.
Chaque 2e mardi du mois à 14 h 30.
& chaque jeudi qui suit le 2e mardi à 20 h 30.
1) 9 & 11 octobre 2012 — Le pain avant le blé – Genèse 3, 19 ; 14, 18 ; 18, 5, etc.
(bénédiction divine, blé et part du travail)



vendredi 10 août 2012

« Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde »



Lorsque l’ancien monde s’est effondré, « les puissances des cieux ébranlées » ; lorsque « la lunette de Galilée » — en 1609 — eut fait tomber les anges et vidé de leur substance les anciennes catégories de classification, rangées selon la hiérarchie des cieux désormais effondrée ; lorsque l’homme pensant se fut retrouvé au centre d’un monde à reconstruire, il commença par se proposer de mettre en place de nouvelles classifications.

Et puisque l’homme post-Galiléen était Européen — et chrétien —, et puisqu’il était l’Européen mondialisé d’après 1492, il mit au centre de la nouvelle hiérarchie de classification du monde… l’homme européen d’après 1492 — héritier d’un message d’Église.

Et voilà pourtant l’homme européen auto-proclamé comme sommet d’une « hiérarchie des races » ; voilà finalement au sommet de ses classifications l’homme « racialement » « purement » européen…

Cela en prélude à un nouvel écroulement du monde, lorsqu’il s’avéra que Dieu-même, et pas seulement les hiérarchies célestes, y eut été déclaré indésirable — constat posé lors de la découverte du camp d’Auschwitz — 27 janvier 1945 ; et diagnostiqué par Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz. Extrait :

« Avec l’événement qui porte le nom d’ « Auschwitz » […,] ne trouvèrent place ni la fidélité, ni l’infidélité, ni la foi ni l’incroyance, ni la faute ni son châtiment, ni l’épreuve, ni le témoignage, ni l’espoir de rédemption, pas même la force ou la faiblesse, l’héroïsme ou la lâcheté, le défi ou la soumission. Non, de tout cela Auschwitz, qui dévora même les enfants, n’a rien su ; il n’en offrit même pas l’occasion en quoi que ce fût. Ce n’est pas pour l’amour de leur foi que moururent ceux de là-bas […] ; ce n'est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu'ils furent assassinés. La déshumanisation par l'ultime abaissement ou dénuement précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérés. Et pourtant - paradoxe des paradoxes -, c'était le vieux peuple de l'Alliance, à laquelle ne croyait plus presque aucun des intéressés, tueurs et même victimes, c'était donc très précisément ce peuple-là et pas un autre qui fut désigné, sous la fiction de la race, pour cet autre anéantissement total […]. Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire? »


À Auschwitz se dévoile ainsi au cœur de l’Europe un effondrement immémorial ; c’est ce qu’a saisi Aimé Césaire, dans Discours sur le colonialisme, en 1950. Extraits :

« Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s'étonne, on s'indigne. On dit : "Comme c'est curieux ! Mais, Bah! C'est le nazisme, ça passera !" Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il est sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est que l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.

Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.(...) »


*

« Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »


*

Quand au monde « de l’Est », avant la chute du mur de Berlin, qui s’est voulu comme une alternative à ce débouché fermé, il a su proposer… un mur derrière lequel enfermer les sujets du meilleur des mondes !

Oh ! Il y a bien eu des signes, perçant du cœur des temps totalitaires, comme, entre autres le synode de l’Église confessante en Allemagne à Barmen en 1934 — avec une figure comme celle de Dietrich Bonhoeffer, une, entre autres, des deux figures marquantes, avec un Martin Luther King, du christianisme au XXe siècle —, mais restera de ces temps le signe d’un avènement tragique :

« L’homme, à en croire Hegel, ne sera tout à fait libre "qu'en s'entourant d'un monde entièrement créé par lui".
Mais c'est précisément ce qu'il a fait, et il n'a jamais été aussi enchaîné, aussi esclave que maintenant »
(Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, p. 1357).

Y aura-t-il une ouverture de ce ciel fermé ? Y aura-t-il un Évangile pour opérer une brèche pour le Règne de Dieu ?


R.P., mai 2007


dimanche 5 août 2012

Le Golem




On dit qu’au XVIe siècle, le rabbin Loew de Prague conçut une créature d’argile à laquelle il réussit à donner l’animation : le Golem. Il paraît même que le Golem du rabbin Loew aurait eu des prédécesseurs au Moyen Âge, au temps des Croisades et des persécutions des juifs qui les escortaient en Europe. Car le Golem avait pour fonction de protéger les juifs de leurs persécuteurs. Le Moyen Âge était en outre le temps du développement de la Cabale, et de l’essor parallèle de la certitude que les lettres de la Torah avaient un réel pouvoir créateur, qu’avait utilisé Dieu pour faire naître le monde.

Or il y a là, dans les lettres de la Torah, et plus particulièrement dans le Nom de Dieu, le Nom imprononçable, l’élément par lequel la matière reçoit la vie.

Où l’on retrouve le rabbin Loew : pour un rabbin, cela n’était-il pas confirmé par une parole des Psaumes ? Au Psaume 139 se trouve en effet le seul passage de la Bible où apparaît le mot Golem : “Mes os ne t'ont pas été cachés lorsque j'ai été fait dans le secret, tissé dans une terre profonde. Je n'étais qu'une ébauche et tes yeux m'ont vu. Dans ton livre ils étaient tous décrits, ces jours qui furent formés quand aucun d'eux n'existait.” (Psaume 139, 15-16.) Golem est ici traduit (dans la TOB) par “ébauche”. Apparaît aussi dans ce passage le livre de vie, écrit dans l’éternité. Or, voilà que c’est ainsi qu’a procédé Dieu avec Adam, le façonnant de la terre avant de lui donner un nom animé par le sien propre, porté dans le souffle divin…

Autant d’éléments d’une conviction qui aurait conduit le rabbin de Prague à concevoir le Golem. Car sa créature recevait la vie du Nom de Dieu que le rabbin insérait dans sa bouche [sous les lettres de Emeth = vérité].

Mais voilà que, dit-on, l’affaire tourna mal : le Golem se dérégla, en quelque sorte. Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer ce dérèglement. Depuis une volonté, dans l’entourage du rabbin, de l’employer à autre chose que ce pourquoi il avait été conçu, jusqu’à celle qui lie le dérapage du Golem à un oubli redoutable : le rabbin devait retirer le Nom divin chaque shabbat. Un vendredi soir il oublia, et rapporte l’historien Gershom Scholem, le Golem se mit à crier avec une force extraordinaire, faisant trembler les maisons et menaçant de tout détruire. Le rabbin décida alors de lui enlever la vie définitivement, lui retira le Nom de Dieu [enlevant une lettre de Emeth, pour faire Moth = mort], et le Golem tomba à terre, inanimé.

On dit qu’alors on le déposa dans les combles de la synagogue de Prague, qui existe toujours. Depuis, le rabbin Loew est mort, on connaît sa tombe. Quant au Golem, on n’entendit plus parler que de la terreur qu’inspirent les combles de la synagogue, surtout à certains de ceux qui y sont montés, même si, semble-t-il, on n’y trouva pas le Golem : sa dépouille d’argile aurait été transportée ailleurs.

Il est vrai que si l’existence de ses prédécesseurs du Moyen Âge n’est pas avérée, le Golem a quand même certainement, semble-il, quelques successeurs depuis. Sautons quelques siècles : passons rapidement sur le docteur Frankenstein. Mary Shelley, qui nous conte son histoire, et celle du monstre qu’il créa, connaissait, certes, l’histoire du Golem.

Mais plus près de nous, n’oublions pas que c’est de Prague, où serait caché le Golem, que vient bel et bien le mot robot ! Or que ne voit-on pas de tentatives d’animations de créatures sous ce nouveau nom ? Nous en connaissons, de ces créatures, qui, nous assurent les informaticiens, sont aujourd’hui capables d’auto-évolution, c’est-à-dire de développer leur propre… j’allais dire intelligence. Peut-être jusqu’à des tentatives de Golems déréglés comme l’ordinateur d'une certaine année 2001, selon un titre célèbre : “2001, Odyssée de l’espace” ? Ou certains des robots du romancier Isaac Asimov qui s’interrogent sur l’existence de l’homme ? Ou, “rêvant de brebis électriques”, les “androïdes” dont on tombe amoureux, comme dans le roman de Philip K. Dick (Do Androids Dream Of Electric Sheep ? — adaptation cinématographique de Ridley Scott : Blade Runner) ? Ou plus modestement, comme l’anti-virus de mon ordinateur, qui (c’est authentique !), au moment où je rédigeais ces lignes, est venu bloquer tout mon système, à l’encontre de ce qu’il est censé faire.

Mais restons sérieux, comme nous y exhorte ce genre d’incidents : les structures d’alphabets numériques, demeurent, dans l’échelle de l’être, à un degré bien moindre que les lettres de la Torah… Sans parler du Nom divin. Le Nom divin reste hors de notre portée : le Golem s’échoue au seuil de l’humanisation, de la rencontre de Dieu symbolisée par le shabbat, ou par le souffle donné par Dieu seul dans la Genèse. Alors en lieu et place de cette matière désanimée — tandis qu’à l’heure de l’homme bionique, lettres, chiffres, ADN ou autres structures transparaissent comme en écho des lettres fondatrices qui précèdent le monde — allons-nous devenir notre propre Golem ?


R.P. - Article paru dans Le Cep, Mensuel
de l’Église réformée de France
en Cévennes Languedoc-Roussillon, n° d’avril 2002.


samedi 4 août 2012

Effluves de peau de Cologne



Une affaire de circoncision à Cologne. Des affaires, faudrait-il dire, puisque l'Allemagne n'est pas la seule, loin s'en faut. Exemple : un blog.

Les autres pays du nord de l’Europe ne sont pas en reste dans le sens du tribunal allemand : si cette affaire, concernant une famille musulmane, a fait tant de bruit à partir de l’Allemagne, c’est peut-être à cause d’un certain passé quant aux relations avec le judaïsme… Ce qui vaut peut-être aussi le moratoire Merckel. Jusqu’à quand ?

Des courants libéraux du judaïsme américain ne pratiquent plus la circoncision.

Voilà qui participe d'un état d'esprit général lié à une conception radicalement individualiste de la démocratie moderne.

Au plan ecclésial, c’est la même conception qui conduit immanquablement, concernant les chrétiens, au refus du baptême des enfants. Logique ultime de l’argument : l’enfant choisira lui-même, plus tard.

Au plan des traditions du pouvoir, cela conduit à la disparition des traditions non-radicalement démocratiques : peut-on imposer à un enfant (ou jeune adulte) britannique (ou autre) d’être roi ou soumis à un tel protocole (cf. Diana) sous le seul prétexte qu’il est né (ou a épousé quelqu’un) à tel rang ? Refus (éventuel) radicalement individualiste démocratique.

C’est sans doute jusqu’où les inventeurs de la démocratie moderne ne voulaient pas aller — cf. la quantité de monarchies constitutionnelles qui imposent aux enfants royaux de se soumettre à leur royale tâche (y compris dans des pays scandinaves où on conteste la circoncision).

C’est la même logique qui impose la nécessité du mariage entre personnes du même sexe : conception radicalement individualiste de la démocratie moderne.

Quand s’ajoute à cela la dimension de la mutilation, l’approche actuelle des choses va incontestablement dans le sens des anti-circoncision. Le parallèle avec l’excision est invoqué immanquablement.

Les auto-"mutilations" (genre piercing) posent beaucoup moins de problèmes : c’est mon corps ! C’est peut-être le seul fait de la non-irréversibilité qui fait que la pose de boucles d’oreilles aux petites filles (non consentantes) n’a (à ma connaissance) jusqu’à présent pas fait problème.

C’est la même logique démocratique individualiste dominante dont la relative nouveauté explique qu’auparavant on n’a pas fait grand cas (aux temps coloniaux du XXe siècle) du problème (réel) de l’excision (début XXe la psychanalyste Marie Bonaparte était très pour !).

Dorénavant les choses sont autres : on dénonce à juste titre ce qui est une véritable mutilation : on en a les moyens intellectuels via l’individualisme — qui est donc à ce point, et sous plusieurs angles, incontestablement heureux.

Mais il faut savoir garder la moyenne ! Le prépuce n’est pas l’équivalent des petites lèvres, ni du clitoris ! Quoiqu’en disent les anti-circoncision qui font évidemment jouer cette fausse analogie.

Cela dit, si la modernité démocratique individualiste présente des avantages certains, elle est marquée aussi de sa limite — contre sa toute-puissance —, comme toutes choses sous le soleil !

La limite essentielle est à mon sens ici l’optimisme quasi béat qui la sous-tend. C’est précisément cela que la circoncision met en question (de façon plus criante que le baptême qui du coup se corrige en se lisant comme connotant péché originel — pas très optimiste !). La circoncision pose ce questionnement au cœur de l’expression du vouloir vivre : le sexe masculin en tant qu’organe de la reproduction marqué comme non tout-puissant (un aspect trop peu souligné dans les sociétés machistes pratiquant la circoncision) — marqué donc d’un pessimisme qui va à l’encontre de l’individualisme tout-puissant, et ce dès les premiers jours de la vie.

C’est probablement là que se produit le choc culturel qui fait (encore et toujours) du judaïsme (et à ce plan des traditions similaires — pas seulement l’islam) le grain de sable dans les rouages bien huilés des sociétés policées (hier police des totalitarismes durs, aujourd’hui police de la pensée unique molle)…

RP


lundi 30 juillet 2012

Cioran et le passé occulté, une mauvaise fréquentation




On se souvient qu'à la mort de Cioran, s'ouvrait tout le pan roumain de son passé. Ce contre quoi il avait voulu penser à partir de son adoption du français comme « garde-fou ». Cioran avait un passé fasciste.

Il convient de préciser d'emblée que, parlant du passé occulté de Cioran, ou de la honte ultérieure, il ne s'agit pas ici d'en rajouter pour accabler un peu plus Cioran mort quant à ce passé fasciste. Il s'agit simplement de considérer le cas Cioran, pour en venir à se demander dans quelle mesure il peut être une figure typique de la façon dont une survie, voire un exorcisme, est possible suite à un tel type de fourvoiement. Et évidemment cela doit valoir pour d’autres cas de fourvoiement. Mais pour que Cioran puisse fournir une méthode de survie de ce type, encore faut-il montrer au préalable que son œuvre de seconde période consiste effectivement, comme il le revendique, à « penser contre soi », et n'est pas une façon de voiler, pour le perpétuer, un passé inavouable.

Voilà qui est acquis et indubitable ; Cioran a un passé épouvantablement fasciste, des propos insupportables et injustifiables.

Le dévoilement de son passé avait d'ailleurs commencé avant même sa mort, ce qui aurait dû permettre à Cioran de s'expliquer [1]. Puis le dévoilement devenait de plus en plus indubitable, jusqu'après sa mort — où Cioran trouvait enfin son juge [2] ; un juge peut-être quelque peu suspect. Non pas concernant son passé roumain, injustifiable, mais concernant la question de la survivance de ce passé dans son œuvre ultérieure, son œuvre française.

Le passé roumain. Voilà une découverte qui pouvait donner un éclairage nouveau à une œuvre française apparemment bien obscure. Faudrait-il initier une nouvelle affaire Heidegger ? Était-ce les prémices d'une prochaine affaire façon Mitterrand vichyste ? Sont parus des articles et des livres traitant de ce nouveau Cioran ambigu. Des divers articles d'un débat dans Le Monde, en 1995, à Cioran l'hérétique de Patrice Bollon [3], jusqu'aux plus récents ouvrages comme Cioran ou le défi de l'être de Nicole Parfait [4], et le tout dernier, le plus accablant et irréfutable, concernant le passé roumain, Cioran, Eliade, Ionesco : l'oubli du fascisme d'Alexandra Laignel-Lavastine [5].

Dès 1995, la suspicion s'est ainsi installée, l'idée d'une ambiguïté subsistante de Cioran paraît acquise. Pourtant, à l'époque, 1995, après quelques remous, le silence avait semblé retomber : à la différence de Heidegger, on admettait que le fascisme de Cioran n'entrait pas dans la substance de son œuvre — française —, ou plutôt y entrait comme contraire horripilant. Il intervenait dans son œuvre comme le repoussoir secret : un passé qu'il exécrait sans le nier, en l'occultant. Et à la différence de Mitterrand [6], il l'occultait pleinement, ou presque, évitant donc la tentation d'en atténuer la gravité.

Tout au plus, sous cet angle, répond-il évasivement aux questions embarrassantes ou balbutie-t-il quelques propos qui apparaissent à présent comme des esquisses d'excuses — notamment concernant son ancien antisémitisme ; qu'il exècre dorénavant. Un passé que, sans dévoiler clairement le tout de cet antisémitisme, il avoue dans La Tentation d'exister, en 1956, dans un chapitre intitulé « Un peuple de solitaires » ; où l'on doit se demander dès lors s'il est anodin de vouloir rechercher encore quelque antisémitisme, fût-il « ambigu ».

L'expression « antisémitisme ambigu » de Nicole Parfait [7], tout en portant jusque pour La Tentation d'exister, concerne bien sûr principalement la période roumaine pour laquelle même, la qualification d' « antisémites », au sujet des propos de Cioran, reçoit des guillemets. Cet antisémitisme ambigu est réputé valoir aussi pour le Cioran seconde période, notamment suite à l'essai de Patrice Bollon — qui justement, loin d'être un contempteur de Cioran, entend seulement nuancer sa défense. P. Bollon a fourni [8] un rapide mais impressionnant florilège de citations pour étayer l'idée qu' « il serait [...] loisible de confectionner, à partir [du chapitre de Cioran "Un peuple de solitaires"] à la tenue par ailleurs irréprochable, un pamphlet d'une rare vilenie antisémite [9] ». Il y appuie sa conviction que si Cioran, au « plus probable [...,] modifie alors sincèrement son attitude [..., c'est] sans pouvoir arriver toutefois à se dégager des déterminations culturelles et affectives qui l'avaient amené à écrire les pages antisémites de [la période roumaine dans la Transfiguration de la Roumanie] [10] ». C'est la thèse que reprend Alexandra Laignel-Lavastine, qui n'a en outre pas la bienveillance assumée de Bollon.

Il nous resterait à conclure que Cioran en 1956 fait preuve d'un bel aveuglement sur la réalité de l'antisémitisme que bien des intellectuels moins subtils ont su débusquer. À moins qu'au regard de ce qui semble être l'énormité des poncifs antisémites soulignés, on ne se demande si le ciseleur d'expressions qu'était Cioran ne nous met pas au contraire précisément aux prises avec ce qu'il viserait ainsi à dénoncer : un dérapage haineux du sens de l'être et des lieux de la persévérance dans l'être, présent au cœur de l'antisémitisme, dérapage, jusqu'à l'abîme, dont la découverte de son passé a montré de plus à quel point il fût le sien.

Ou bien est-ce dans cet étonnement enflammé, à fondement « livresque [11] », devant le sens vétéro-testamentaire [12] (ce qui est loin de faire un judaïsme autre que « livresque ») de la persévérance dans l'être [13], sens si prégnant dans Job, qu'il faut démasquer l' « ambiguïté » et l'antisémitisme ? Ce sens qui imprègne toutes les traditions issues de la Bible, qui est le fait y compris des chrétiens martyrisés dans l'Antiquité (qui pourtant à côté des juifs, « font figure d'opportunistes [14] ») ; mais qui a moins eu par la suite l'occasion de se dévoiler dans un christianisme devenu majoritaire — sauf chez quelques hérétiques et « opiniâtres » protestants au temps de la Révocation de l'Édit de Nantes — ; faisant place à une fatigue, une mollesse [15], qui ne se subliment que dans l'aspiration à la sainteté (aspiration qui n'a d'ailleurs pas épargné non plus le judaïsme, comme chez les hassidim [16]).

Car à moins qu'on admette que tous les poncifs apparents cités par Patrice Bollon [17] aient échappé comme tels à la lucidité d'un Cioran qui les aurait fait siens tout en s'essayant péniblement et au fond sans succès à se démarquer de l'antisémitisme, ils apparaissent comme termes de la projection haineuse sur ce qui « depuis Job » n'est autre qu'une série des espèces — qui ne sont pas toutes éthérées — de la persévérance dans l'être, et que n'aurait pas reniées un Max Weber concernant les protestants. Pourquoi, par exemple, parlant « [...] du commerce et du savoir », le premier serait-il plus suspect que le second [18] ? Ou quand Cioran fait profession de s'extasier en écrivant que les juifs « [approfondissaient] la Kabbale "au temps où ils vivaient d'usure" [19] » : quel médiéviste ignore que « l'usure » était à peu près la seule activité qui leur était tolérée (à nouveau — mutatis mutandis concernant le type d’activités tolérées — comme pour les protestants sous l'Ancien Régime) ? On pourrait analyser de la sorte les autres citations de P. Bollon [20], dont il n'est pas interdit de penser que sa parfaite connaissance de la Transfiguration de la Roumanie n'ait troublé sa lecture d'un autre texte du même auteur.

Sans compter peut-être le phénomène du contresens nécessaire, né d'une volonté de s'inscrire en faux contre un autre contresens antécédent. Alexandra Laignel-Lavastine ne précise-t-elle pas que le chapitre « Un peuple de solitaires » était perçu jusqu'à la découverte du passé roumain de Cioran comme un « exercice d'admiration envers le peuple juif [21] » ? Lecture étrange d'un texte qui, évidemment, ne parle pas tant des juifs que de Cioran lui-même, considérant aussi bien la question de l'exil, sous différents angles, que son exigence de penser contre soi. Cet aspect-ci tendant à atténuer ce que l'on peut considérer comme une certaine indécence à intégrer dans cet aspect-là la religiosité juive de l'exil — quant on sait le passé de Cioran. Mais précisément, n'est-on pas à nouveau dans la relecture dont participe la dénonciation du dérapage passé telle qu'elle est perceptible dans les poncifs dévoilés ? Alexandra Laignel-Lavastine complète l'analyse de Patrice Bollon qu'elle fait sienne en soulignant l'idée de la persistance d'un essentialisme chez Cioran, remontant à la Transfiguration de la Roumanie, et que l'on retrouverait dans ce chapitre de La Tentation d'exister [22]. Du coup, puisque ce supposé essentialisme, « point de départ ontologique [23] », devient la clef de lecture d' « Un peuple de solitaires », nous voilà nécessairement au cœur d'un traité empreint de « judéophobie [24] » essentialiste ! À moins qu'en cela aussi, l'on considère que Cioran n'est pas dupe. Le contexte d' « Un peuple de solitaires » est celui d'une certaine religiosité de l'exil, où donc « juifs » ne désigne pas quelque « essence », mais les héritiers d'une attitude religieuse, forgée depuis la Bible, et donc devenue quasi-naturelle, dans laquelle Cioran se reconnaît, mais comme un piètre témoin. Un texte, du coup, empreint de l'humilité de celui qui confesse quelque chose de grave, sans préciser clairement la chose.

On sait par ailleurs tout un éventail de raisons pour Cioran de rester évasif : depuis la lâcheté, certes, jusqu'à la crainte d'être jugé injustement : non pas peut-être qu'il craigne une sévérité qu'ultimement il ne voudrait éventuellement pas esquiver, mais plutôt qu'il redoute d'être victime d'une incompréhension de ses véritables motifs passés d'avoir été fasciste et antisémite — incompréhension que par-dessus le marché il juge au fond, vraisemblablement, mériter ! Or en cela, à partir de cette lecture de son passé, qu'à demi-mot, pensant peut-être à son jugement futur, il veut suggérer, Cioran honteux se forge des instruments de survie (« on se suicide toujours trop tard ») — qu'il fournit du coup aux honteux à venir…

Simona Modreanu, commentant le livre des Américains William Kluback et Michaël Finkenthal [25], écrit : « Un aspect particulièrement intéressant dans le concert strident des lectures idéologiques récentes est le regard compréhensif que pose un Juif, Finkenthal, sur les rapports de Cioran avec ce "peuple de solitaires", qui le conduit à la conclusion qu'au fond, le penseur a été un Juif lui-même, dans le sens d'un exilé perpétuel. [26] » Elle écrit cela après avoir constaté cette spécificité française concernant Cioran : l’acharnement dans le malaise concernant le passé de Cioran post-mortem.

Car à l'opposé, se trouve une singulière façon, avec ce nouveau Cioran post mortem, de persister dans la suspicion sur ce qui serait une perpétuation voilée de son passé. Et pour certains peut-être de se prévenir ainsi eux-mêmes en contrepartie de toute potentielle mauvaise fréquentation. Chose d'autant remarquable que, comme le souligne P. Bollon, c'est précisément cette volonté d'occultation quasi totale d'un fondement repoussoir qui fait que la révélation post mortem ne grève nullement la lecture de Cioran. Au contraire, comme le montrait déjà en 1996 le texte édité par Le Messager européen, Cioran dès la fin des années 1940 ou le début des années 1950 [27], se reniant catégoriquement — ce reniement fût-il grevé d'omissions —, fonde son œuvre ultérieure contre ce en quoi il refuse de se reconnaître. Et c'est précisément La Tentation d'exister qui, en 1956, signe littérairement avec le plus de rigueur son opposition à ce qu'il fut, « pensant contre soi [28] » son abjection de ce qu'il fut, et notamment de ce qui fut son antisémitisme [29]. C'est La Tentation d'exister qui donne ce texte « sur les juifs » rejetant la haine qu'il leur voua, cette haine qui fut telle qu'il n'ose même plus avouer à quel point elle exista. Rétrospection honteuse, exempte des déclamations complaisantes possibles encore seulement sur des fautes assumables, plutôt que perpétuation d'un antisémitisme [30], qu'absent ici du propos de Cioran, on chercherait volontiers dans quelque ambiguïté, dans quelque recoin inconscient le retenant encore de se renier. Ou en suspectant cette confession honteuse de motifs uniquement opportunistes (laissant subsister l'essentiel de la Transfiguration) en un temps où le fascisme n'est plus de mise. L'admirateur des cathares — qui n'étaient pas fascistes ! — est alors à son tour victime, comme un étrange marrane ! d'inquisiteurs vigilants sur la pureté de sa conversion. Certes en ce qui le concerne la faute passée est réelle et grave. Raison de plus pour que l'on guette le relaps. Ce faisant, on se purge soi-même, — sauf de la tentation de la fabrication délatrice de suspects à laquelle incitent en tout temps les inquisiteurs.

Mais voilà pourtant que l'abîme indicible dont on ne connaît jamais le fond en lisant Cioran — qui n'accepte de parler que du symptôme de ses insomnies, qui le tenaillent déjà dans sa jeunesse — ; voilà que l'abîme prend à présent un nouveau relief négatif, comme une aspérité du vide contre laquelle il faut batailler, symbole outrancier d'un abîme fondamental, originel, dans lequel on a découvert qu'il a plongé personnellement de façon plus concrète encore qu'on ne le soupçonnait. C'est contre cela qu'il pense, contre lui-même, et cela d'une façon fondamentale au point d'être pressentie hors du temps : il voit toute son œuvre déjà inscrite dans Sur les cimes du désespoir, rédigé en roumain dès 1934. L'œuvre française — dans laquelle s'intègrent des traductions de tels écrits roumains, rouspétanciers mais non politiques — reste le parcours à rebours que l'on savait, contre l'abîme dont le fascisme est l'espèce hideuse que l'on ne peut en aucun cas atténuer, que l'on ne peut confesser qu'au risque de ne vivre autrement qu'en faisant comme Albert Speer : atténuer encore...

La conscience, « poignard dans la chair [31] », ne peut vivre avec l'abîme, ne fût-il que pressenti dans une mauvaise fréquentation. Ce pourquoi la suspicion risque de perdurer : Cioran avec son passé fait aussi pour nous figure de repoussoir — et particulièrement repoussoir de l'histoire collective de l'homme européen — après avoir été le sien propre. Peut-être est-ce son rôle ?

*

Il est au moins imprudent, sinon immoral, de « comprendre » les adeptes des nostalgies comme celle du temps d'où est venu Cioran, comme un certain électoralisme (quand ce n’est que cela) est tenté, quand il le juge opportun, de nous y exhorter. Sans parler de ce que l'on ne nous dit pas exactement ce qu'il s'agit de comprendre : y a-t-il, par exemple, deux d'entre ceux qui apportent leur voix aux extrêmes droites en Europe qui le font pour les mêmes raisons ? Des nostalgiques du nazisme, aux désireux de revanche justificatrice d'un pétainisme refoulé, en passant par les ex-OAS, ceux qui n’ont pas digéré la perte des colonies, ou les simples blessés du paradis perdu de l'Algérie de leur enfance, jusqu'aux victimes de l'insécurité ou des délocalisations d'entreprises... Les causes sont multiples et l'imprudence de la « compréhension » de leur geste est en ce que cette « compréhension » justifie tous ceux qui ressentent (à tort ou à raison) telle ou telle frustration — quant à une pratique électorale ou militante qui demeure coupable, de toute façon, fonctionnant selon le mécanisme du bouc émissaire. Immorale, donc, cette « compréhension », en plus d'être imprudente. Sans compter, que comme l'a bien dit Ionesco, la « rhinocérite » commence précisément avec la compréhension que l’on nous propose périodiquement ! Ou par alternance.

On connaît donc probablement la voie qui conduira à l'érosion de ces troubles nostalgies. C'est le « Non » clair et ferme. Sans doute. Restera alors la question de la survie de leurs anciennes victimes.

C'est là que le Cioran de la période française me semble montrer une issue. Que confesse-t-il explicitement et fortement de son attitude passée ? Qu'exècre-t-il ouvertement et sans détour ? Son enthousiasme, à coloration vitaliste, son fanatisme,... son innocence ! bref, une façon de vivre la politique éminemment dangereuse, et pourtant si commune — cette « innocence » changerait-elle de camp selon les périodes historiques.

C'est à un enthousiasme esthétique (sic !) qu'il prête son adhésion au fascisme et au nazisme. Face aux interviewers insistants, il refuse toute autre concession. Qu'est-ce à dire ? Cioran est bel et bien honteux d'avoir pu connaître un tel fourvoiement avec une idéologie dans laquelle il ne se reconnaît pas. Et pourtant, il s'y est bien fourvoyé. Il recherche donc les points d'ancrage de son basculement, de son dérapage. Le lieu de contact entre d'une part ce qu'en son passé il ne veut à aucun prix renier — c'est constitutif de son être — et d'autre part ce qu'il a partagé et en quoi il ne se reconnaît pas.

C'est à l'évidence ce type de points de contact qui permet de saisir pourquoi un passé stalinien est plus facile à assumer qu'un passé nazi : l'idéologie internationaliste, le désir d'un monde équitable est parfaitement assumable comme participé antécédemment au basculement dans la violence totalitaire. Une innocence antécédente...

Ce qui fait d'ailleurs que les enthousiastes minoritaires situés sur les marges du communisme historique, et qui ne s'embarrassent donc pas d'en assumer le passé, sont aujourd'hui bien plus redoutables que les héritiers repentis du stalinisme. Le côté redoutable de l'innocence prompte à condamner ou à donner des leçons !

Quant au fascisme, ce pôle assumable est nettement moins perceptible, et infiniment plus subjectif. D'où le sentiment persistant d'une plus grande menace potentielle de la part de ses survivants. La confusion entre le fascisme et le point antécédent au basculement est d'autant plus aisée que ce dernier est diffus. Esthétique, a dit Cioran de ce qu'il assume de son passé. Nostalgie d'esthète : nostalgie, en ce qui le concerne, d'une Roumanie rêvée et jamais advenue ; nostalgie d'un jardin d'orangers pour le Pied Noir de Marignane ; d'un temps rêvé où l'on laissait son vélo sans antivol à la devanture de la boutique où l'on vous appelait par votre prénom, pour l'habitant des « quartiers » ; que sais-je encore...

À nouveau le danger qu'il y a ici à « comprendre » celui qui bascule. Danger à la proportion que ce qu'il y a à comprendre est infiniment divers, et que du coup, entre l'avant logique du basculement vers le fascisme et le fascisme rejoint, la confusion est presque nécessaire. Or Cioran permet d'opérer une distinction, pour une attitude d'une extrême prudence, pour un rejet des fanatismes et autres enthousiasmes. Où la politique, plutôt que lieu métaphysique du dévoilement et de la réalisation de l'être, devient gestion du vécu de la cité.

Aux lendemains des dérapages fascistes, c'est probablement la seule attitude de survie envisageable pour les ex-adeptes ; et qui du coup ne vaut pas que pour eux seuls. Retrouver la racine nostalgique antécédente au basculement vers des lendemains innommables, sans y fonder quelque innocence : Cioran y a consacré son œuvre française laissant ainsi un instrument précieux aux enthousiastes fourvoyés d'hier et de demain.


R.P. texte de 2006



[1] Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cioran, Eliade, Ionesco : l'oubli du fascisme, Paris, PUF, 2002, p. 125.
[2]Cf. Alain FINKIELKRAUT, "Cioran mort et son juge", in Le Messager européen n° 9, Paris. Gallimard, 1996, p. 63-64.
[3] Patrice BOLLON, Cioran l'hérétique, Paris, Gallimard. 1997.
[4] Nicole PARFAIT, Cioran ou le défi de l'être, Paris, Desjonquères, coll. La mesure des choses, 2001.
[5] Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cioran, Eliade, Ionesco..., op. cit.
[6] Mutatis mutandis : le passé de Mitterrand est certes moins grave.
[7] Op. cit., p. 82 sq.
[8] Op. cit., p. 141.
[9] Op. cit., p. 140-141.
[10] Op. cit., p. 141-142.
[11] La Tentation d'exister, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 867.
[12] Ibid,.p. 868.
[13] Ibid. p. 874.
[14] Ibid. p. 861-862.
[15] Ibid. p. 861.
[16] Ibid. p. 859.
[17] Op. cit., p. 141.
[18] C'est P. Bollon (ibid.) qui souligne "commerce" comme vocabulaire antisémite. Jacques Attali a récemment rendu justice de cette façon de dénigrer le commerce, qui est après tout un lieu privilégié du dialogue : Jacques ATTALI, Les Juifs, le monde et l'argent, Paris, Fayard, 2002.
[19] C'est P. Bollon (ibid.) qui souligne "ils vivaient d'usure" comme vocabulaire antisémite.
[20] Ibid.
[21] Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cioran, Eliade, Ionesco..., op. cit.. p, 164.
[22] A. LAIGNEL-LAVASTINE, op. cit.. p. 439-449. Inutile de faire de certains raccourcis de vocabulaire plus que des raccourcis communs. Ainsi, par exemple, quand dans les Cahiers 1957-1972 (Gallimard, 1997), qui n’étaient pas destinés à être publiés, il annonce une fin «des Blancs» similaire à celle des «Indiens» d’Amérique (p. 704) : essentialisme ? Voire : deux pages après (p. 706), il redit qu’ «il faut s’arracher à ses origines, à la superstition de la "tribu"» !
[23] Ibid., p. 444.
[24] Ibid.
[25] William KLUBACK, Michaël FINKENTHAL, The Temptations of Emil Cioran, New York, Peter Lang Publishing, 1997.
[26] Simona MODREANU, Cioran, Paris, Oxus, coll. Les Roumains de Paris, 2003, p. 190. Cf. aussi son livre Le Dieu paradoxal de Cioran, Monaco, Le Rocher, 2003.
[27] CIORAN, "Mon pays", in Le Messager européen n° 9. Paris. Gallimard, 1996, p. 65-69 — texte daté de 1949 par A. Finkielkraut (cf. l'introduction d'Alain FINKIELKRAUT. "Cioran mort et son juge", ibid., p. 63-64) ; de fin 1950 par P. Bollon (op. cit. p. 274).
[28] Selon le titre du premier chapitre de La Tentation d'exister. "Penser contre soi", ibid. p. 821 sq.
[29] Ibid. p. 878.
[30] Cf. Nicole PARFAIT, op. cit., p. 83-84. Antisémitisme qu'il perce lui-même, plutôt qu'il ne le perpétue comme semblerait l'induire une identification des deux périodes. L'inversion du propos sur les juifs entre les deux périodes vaut aussi pour la langue française (Nicole PARFAIT, p. 156).
[31] De l'Inconvénient d'être né, in Œuvres, op. cit., p. 1299.


dimanche 29 juillet 2012

Le chômage contre le repos





Selon la Bible, la fin du travail est de se reposer (Genèse 2:3 ; Ex 20:9-10 ; Deutéronome 5:13-14).

Dans le repos, notre travail trouve son accomplissement, s'échoue dans son aboutissement spirituel, s'ouvre sur une plénitude qui le dépasse ("viens bon et fidèle serviteur" - Matthieu 25:21).

Avant cet accomplissement, et en vue de cet accomplissement, le travail est "passage", transformation de la matière - et de l'acteur, de celui qui agit sur la matière ; ce qui correspond à :
- l'entretien du jardin (Genèse 2:15)
- se nourrir à la sueur de son visage (Genèse 3:19).


Travail et repos des temps bibliques et de l'Antiquité païenne à l'époque moderne

C'est suite à cela que, selon l'Ecclésiaste, "il n'y a rien de mieux pour l'homme que de se réjouir de ses œuvres" (Ecclésiaste 3:22).

C'est encore pourquoi : "tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le" (Ecclésiaste 9:10).

Ou : "il n'y a rien de bon pour l'homme que de manger et de boire, et de voir pour lui-même le bon côté de sa peine ; mais, remarque l'Ecclésiaste, j'ai vu que cela aussi vient de la main de Dieu" (Ecclésiaste 2:24).

On retrouve ainsi le rapport entre le travail et le repos comme aboutissement du travail. Et finalement le repos au sens de l'Epître aux Hébreux (ch.4).

Il se trouve qu'ici, le repos est tout bonnement mis en relation avec le travail. Ce faisant le travail est valorisé, ce qui, il ne faut pas l'ignorer, est une originalité dans l'Antiquité. Dans le reste du monde méditerranéen, en effet, travail et repos ne correspondent pas tant à deux temps dans la vie de tout un chacun, qu'ils sont deux destins différents, celui de deux classes d'hommes. Le travail, d'emblée dévalorisé, est le propre des esclaves, et s'oppose à l'oisiveté (le fameux otium), qui est ici une notion positive, chargée de diverses activités, depuis l'assistance aux spectacles, jusqu'à l'action politique, ou guerrière.

Avec l'expansion du christianisme dans cette civilisation antique, va s'opérer une sorte de synthèse entre le partage biblique et juif d'un temps de travail et d'un temps de repos d'une part, et le vécu antique d'une société partagée entre aristocratie oisive et peuple laborieux d'autre part. Cette synthèse se fera sur le mode connu de la division médiévale entre clergé, noblesse et tiers-état, ceux qui prient, ceux qui combattent, et ceux qui travaillent. On retrouve ici la distinction antique entre les travailleurs et les oisifs. Les travailleurs correspondent au tiers-état, les oisifs, sans nuance péjorative, se subdivisent entre la noblesse, correspondant à l'antique aristocratie, et cette autre classe, ceux qui prient, correspondant pour l'essentiel aux moines. Mais ici, chez les clercs et les moines, se réfugie l'élément biblique de cette synthèse médiévale : les moines en effet, s'ils participent, dans la société en général, de la catégorie des oisifs, vivent en revanche dans leur monastère, comme leurs frères aînés du judaïsme, en partageant leur temps entre le travail manuel, l'étude et la prière.

A l'époque de la Réforme, ce pôle biblique va s'élargir pour tendre à submerger le pôle antique gréco-romain. Avec la notion de sacerdoce universel, Luther va contribuer à laïciser une vocation réservée traditionnellement aux clercs. Dorénavant, la vocation (le fameux Beruf), concerne tout un chacun dans son œuvre séculière. L'ouvrier voit son oeuvre dotée d'une place pleine de valeur dans ce qui est une véritable liturgie (leitourgon = l’œuvre du peuple) universelle. Travail et repos tendent à redevenir les deux temps de la vie commune. Mais cela sans que s'efface pleinement la glorification de l'oisiveté. L'aristocratie continue à prospérer et à faire des envieux, et le travail donc, à rester un provisoire dont on espère se passer en accédant à la bienheureuse oisiveté.

Des temps bibliques et de l'Antiquité gréco-latine aux temps modernes, sur le chemin de la synthèse entre les deux anciennes façons de percevoir les relations du travail et du repos, s'est opéré un glissement. Sous l'influence biblique, le travail n'est plus dévalorisé comme aux temps où il était le propre des esclaves ; mais d'un autre côté le repos biblique a reçu une connotation qui le voit dans les espérances communes, se charger de qualifications fort proches de l'ancienne oisiveté. Ici s'ouvre une porte par où va s'engouffrer le développement moderne des techniques.


Les choses sont plus sombres que l'on espérerait - le dévoilement du malaise par le machinisme

On a vu ce que l'on peut dire, en termes bibliques, être la situation idéale, une succession du travail et du repos où le repos devient le lieu d'accomplissement spirituel du travail qui y a conduit.

Mais force est de faire un constat qui fournit un élément d'explication à la recherche classique, naturelle, du statut d'oisif : c'est que du travail, on n'a généralement, au mieux, que l'aspect "sueur du visage", pour obtenir son pain et celui des siens ; avec au bout un repos agité, donnant à peine la force de recommencer une activité sur laquelle pèse la vanité d'un cycle sans fin, absurde.

C'est là le constat des penseurs modernes qui se sont penchés sur la question du travail, à commencer par Marx. Pour lui le travail, au lieu d'être accomplissement de soi, satisfaction consécutive à la production d'une œuvre - devient lieu d'aliénation, de perte d'identité. Pour une raison simple : l'ouvrier est privé de sa capacité créatrice au profit d'une production anonyme et parcellaire, cela s'accentuant avec le machinisme. Et là augmente la soif d'une oisiveté dont on voudrait qu'elle nous permette, et selon un semblant de paradoxe malgré le travail, de nous réaliser. Malaise croissant...

Charlie Chaplin a donné de cela une illustration célèbre, dans son film Les temps modernes. On l'y voit visser à longueur de journée le même boulon, au point que son geste devient tic et obsession : lorsqu'il sort de son travail, au moment donc de son "repos", on le voit vissant des boulons imaginaires et poursuivant les boutons des vêtements des passants devenus d'hallucinatoires boulons.

Ce machinisme lui-même est donc sans doute en grande partie le produit d'une recherche effrénée du temps et du profit, du plus grand capital, en vue de parvenir au bienheureux statut d'oisif, en passant par la diminution du temps de travail, diminution indéniablement souhaitée par quiconque connaît la fatigue et la dureté de gagner son pain.

Et c'est ainsi que l'on est parvenu à presque toucher du doigt ce que l'on croyait être la belle promesse de la vieille chimère de l'oisiveté. C'est alors que se dévoile à nous le visage effarant du nouveau monstre qu'elle a enfanté de son accouplement incestueux avec son fils, le machinisme : apparaît le chômage, moderne rejeton hybride, oisiveté imposée faite de culpabilité, de frustration, de honte et de cet ennui d'où Baudelaire nous interpellait en vain : "tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère".

A l'occasion du machinisme au service du productivisme, est apparue une forme inattendue et amère de l'ancienne oisiveté : le chômage, qui désormais habite nos sociétés.

Il fallait sans doute les deux, la soif qui nous habite de l'oisiveté, et le moyen d'y parvenir par le gain inexhaustible, le moyen du machinisme, pour voir naître le chômage qui guette le plus grand nombre, nous dévoilant l'abîme de mélancolie dans lequel nous précipitent nos peurs du vrai repos, cet accomplissement à l'opposé des distractions de nos vœux d'oisiveté : accomplissement du travail, le repos ne prend son sens que de ce qu'il accomplit, le travail, et charge celui qui s'en repose de la dignité de se reposer.

Alors les temps modernes dévoilent une réalité de tous les temps : vidé de sa gratification, de son investissement spirituel, du don du sens, le travail débouche sur l'absurde.

Temps modernes - ce constat n'a en outre jamais été aussi criant qu'à une époque où les temps de loisir sont, plus qu'auparavant, larges et étendus.

Cela selon ce semblant de paradoxe qui veut que plus on a de temps libre, plus on constate que notre temps libre est vide, que notre repos est chemin de mélancolie au lieu d'être porte de plénitude.

Aussi il semble inévitable d'en arriver à cet autre constat : ultimement, le travail est vidé de sens ; une telle évacuation du sens est caractéristique d'un cycle où le travail débouche sur le chômage, le non-travail. Cercle particulièrement vicieux, puisque le chômage fait perdre à ses victimes le sens de l'avenir, ne serait-ce que face à la question : comment entreprendre sans les moyens, et les moyens financiers, du lendemain ?

Ce sombre débouché se traduit aussi d'autres façons… autant de symptômes de ce que le débouché eschatologique qui s'offre à nous n'est qu'un vide cosmique. On comble ce vide de palliatifs spirituels divers, comme la drogue, les spectacles, l'alcool, l'étourdissement de la danse dans les boîtes de nuit, sur les pistes de ski, voire dans les lieux de culte enthousiastes.


Le "traitement" du chômage

Un constat si pessimiste semble confirmé par l'inefficacité apparente des diverses façons de "traiter" le chômage, depuis ce que l'on appelle "la crise".

Deux façons principales, et bientôt une troisième :
- 1ère façon : la chaîne "production / investissement / emploi", méthode la plus classique, avec une production éventuellement subventionnée, méthode "de droite" sous cette forme, corrigée à gauche en "salaires / consommation / investissement / emploi" ; méthode la plus classique donc, elle semble avoir prouvé son inefficacité : pour qu'elle marche, cette méthode demanderait un minimum de confiance en "l'avenir" - et donc au sens du repos espéré. Mais hélas...
- 2ème façon : c'est ce que l'on appelle le partage du travail, voire même avec diminution de salaire. Méthode charitable. Il semble qu'on ne puisse qu'être pour (encore que les smicards aient tendance, lorsqu'on insiste trop sur cet aspect des choses, à faire douter de la légitimité de leur participation à ce genre de partage ; encore, de plus, que cela puisse simplement représenter une tentation de susciter une main d’œuvre à meilleur marché, mais pas nécessairement plus nombreuse). Pour ou contre, on doit aussi douter de son efficacité : il n'y a que quelques décennies, on travaillait deux fois plus longtemps qu'aujourd'hui, selon des horaires parfaitement inhumains, sans connaître le taux actuel de chômage. Cette méthode pourrait s'illustrer, hélas, par l'image du bassin qui fuit : il est très bien d'en partager l'eau, aussi longtemps qu'il y en a.
- 3ème façon : une nouvelle méthode pointe à l'horizon : le "salaire de citoyenneté", idée fondée sur le fait que l'Etat a les possibilités, moyennant l'impôt, de pourvoir au minimum vital de tout un chacun, qu'il travaille ou pas ; tout un chacun devenant rentier d'État. Cette solution aurait le mérite de dévoiler que ce repos sans travail, dès lors plus vide que le repos absurde du travail charlie-chaplinesque, est le sous-bassement certain d'une mélancolie désespérée.

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S’il s’agissait reconquérir le repos, investir le repos de son sens spirituel ? Faire ainsi réapparaître cette finalité du travail qui lui donnerait suffisamment de sens pour exister comme vis-à-vis du repos.

On pourrait peut-être même oser alors envisager une place pour certains corollaires bibliques du repos sabbatique, comme la remise de la dette des pays pauvres - peut-être une des clefs, aussi, du problème du chômage...

Face au chômage... le repos ? et s'il fallait envisager ce paradoxe ? Le repos à tous les sens du terme, spirituel, mais aussi temporel, puisque c'est par le temps et dans le temps que s'exprime la vie de l'Esprit ; et, donc, pour ce qui concerne le temps, depuis le repos quotidien et hebdomadaire, jusqu'au repos sabbatique et jubilaire, ce dernier étant dans la Bible comme un point départ en forme de signe eschatologique.

Par la dimension temporelle, il s'agirait d'aller vers une cessation de la dissociation du travail et du repos : le travail ne prend sens que dans le repos, qui est l'aboutissement du travail. Quant à la dimension spirituelle elle s'exprime ici comme l'indication d'un autre débouché : car pour briser le cercle sans fin qui se centre sur l'absurde, sans doute faut-il une rupture, une rupture radicale, autre sens du fameux sabbat, dont il ne faut pas oublier qu'il signifie : cessation. Cela avec en outre les diverses dimensions sociale, "métanoïaque" (l'idée de remise des compteurs à zéro), etc.


Le Jubilé (Luc 4:14-21)

Ici, un texte de l'Évangile de Luc (4, 14-21) parle de la proclamation par Jésus du Jubilé, élément de la Loi biblique qui n'avait pas vraiment l'heur d'être respecté. Ce précepte biblique voulait que tous les cinquante ans les compteurs soient remis à zéro. On devait alors ne pas travailler pendant un an, libérer les esclaves, redistribuer les terres acquises au cour des cinquante années précédentes. Une véritable révolution périodique, qui, si l'on s'en tient au témoignage biblique, n'avait pas vraiment connu d'essai d'application, tout comme les simples années sabbatiques - qui mettaient en place pour tous les sept ans des bouleversements très importants aussi. Ces négligences dans l'application de la loi sur les sabbats d'années avaient valu selon les prophètes le départ du peuple en exil, lieu de perte d'identité, comme l'est de nos jours le travail vécu comme absurde ou le chômage.

Reliant ainsi la négligence des sabbats et l'exil, cette perte d'identité, l'Écriture perçoit les 70 ans d'exil annoncés par Jérémie (25:11 ; 29:10. Cf. aussi Daniel 9:2) comme compensant 70 d'années sabbatiques négligées (2 Chroniques 36:21). Ainsi le lit-on dans le Lévitique : "... le pays jouira de ses sabbats... tout le temps qu'il sera ravagé, il aura le repos qu'il n'avait pas eu dans vos sabbats..." (Lévitique 26:34-35). 70 années, prises à la lettre, feraient près de 500 ans, ce qui nous fait remonter à la période des juges - à moins que l'on comprenne les 70 ans de façon symbolique, ce qui serait une façon de dire que l'observation n'en a jamais eu lieu, où à peu près.

C'est dans cette perspective qu'Ésaïe (ch. 61 que lit Jésus à la synagogue) annonçait un an de grâce du Seigneur, un Jubilé qui inaugurerait le grand retour, la venue du Royaume, un Jubilé qui verrait l'exil prendre fin.

Et voilà que Jésus lisant ce texte d'Ésaïe, pour la prédication inaugurale de son ministère, annonce l'accomplissement de la Parole du prophète ; il se présente comme celui qui accomplit cette parole. Ici s'inaugure l'année jubilaire, avec toutes ses conséquences. Jésus inaugure l'an de grâce, en attendant le jugement qui va suivre. L'an de grâce seulement ( il faut remarquer que Jésus coupe le v.2 du ch. 61 d'Ésaïe juste après la promesse de la grâce, juste avant l'annonce de la vengeance). Aujourd'hui, il introduit le temps de la grâce.

Voilà une parole bien étrange que les auditeurs de la synagogue de Nazareth ont de la peine à recevoir. Ils lui demanderont, comme il est coutume dans les Évangiles, un miracle, pour croire. Et on peut les comprendre. Ce Jubilé, cet an de grâce, on en voudrait tout de même des signes pour le croire.

Et si ce Jubilé est bien le dessillement des yeux aveuglés de ceux qui baignent dans les ténèbres de l'esprit de la captivité, on n'hésitera pas à attendre comme signe que les aveugles recouvrent la vue, selon la lettre de la traduction grecque de la parole du prophète : après tout le Royaume de Dieu n'implique-t-il pas la guérison totale de toutes nos souffrances ? - "médecin guéris-toi toi-même" (Luc 4:23), et ton peuple avec toi, répond le peuple. Et le Jubilé annoncé d'Ésaïe est bien l'inauguration du Royaume... Si un seul Sabbat était respecté, le Royaume viendrait, selon le Talmud. Et la prise au sérieux du Sabbat commence par la mise en oeuvre du Jubilé, pour ce qui deviendrait donc le Sabbat éternel, à partir duquel il devient définitivement possible de dire : c'est aujourd'hui de jour du Sabbat (Hébreux 4:7).

Mais alors peut-on se demander, qu'en est-il de cette confusion de ce monde injuste qui, contre l'Évangile, entend se glorifier devant Dieu ? Qu'en est-il aujourd'hui de cette confusion par laquelle Jésus a laissé pantois les habitants de Nazareth ? Car telle en sont les modalités : avec l'annonce de la délivrance des exilés, genre chômeurs, la remise des dettes, la proclamation de la libération des victimes de toutes les oppressions possibles, à défaut de guérir des aveugles ; car si nous n'avons pas forcément le don de faire des miracles... nous avons tous celui de remettre les dettes, de partager ce que Dieu nous a octroyé, de remettre pour notre part les compteurs à zéro.


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On objectera peut-être, comme souvent quand la Loi dérange, que les modalités d'application de la Loi relèvent du pur symbole religieux... On criera peut-être au littéralisme sabbatiste.

Mais prenons garde : la lettre tue certes. Mais l'Esprit lui, ne tue pas la lettre, il la vivifie, c'est-à-dire qu'il nous prévient d'en faire un usage desséchant, ou ne tenant pas compte des caractéristiques propres à la culture et au temps qui voyait son énonciation - et visant à exclure autrui et à s'endormir soi-même. Et l'usage de la loi sur les sabbats, pour des situations de détresse et d'injustice, qui est dans la proclamation par Jésus de l'année jubilaire, n'est peut-être pas exactement ce qu'il faut appeler légaliste et desséchant. Et point question de situer la proclamation de Jésus dans le seul cadre des derniers temps de la Bible hébraïque pour la réserver à l'Israël d'alors : c'est Luc qui rapporte l'événement, Luc que l'on sait soucieux de la valeur universelle, trans-nationale, de l'Évangile : c'est jusqu'aux extrémités de la terre qu'il s'agit de voir rayonner la grâce jubilaire. Et certes, les modalités d'application ne devront pas calquer littéralement dans l'Empire romain celles prévues pour la société agraire de l’Israël ancien. A plus forte raison pour ce qui en est de la société moderne. Mais cela est loin d'équivaloir à une annulation : l'urgence de mettre en place des ruptures et de rappeler par des gestes concrets le débouché spirituel de notre travail est d'autant plus grande que le monde est plus compliqué et par là plus déboussolé par ses excès, - un monde devenu plus vaste, plus difficile à gérer. A nous d'exercer notre imagination.

C'est ainsi qu'il y a là peut-être pour nous dans la proclamation de Jésus interpellation à voir autrement, à prendre des positions à même de nous bouleverser réellement.

Ainsi, peut-être, par exemple, faudra-t-il aujourd'hui réclamer l'obtention d'années sabbatiques (en quelque sorte partager le chômage, qui, lui, contrairement au travail, ne manque pas) ; la remise de la dette des pays pauvres ; en cas de délocalisation d'entreprises, l'application d'une justice sociale d'un type similaire à celle de l'Occident... Et nous mettre en ce qui nous concerne à appliquer ce type de justice dans les domaines à notre portée, aussi curieux que cela nous paraisse : dans nos entreprises, nos foyers, à l'école, en consommant... et ce faisant en usant éventuellement du boycott de certaines marques... Le tout en ne perdant par de vue qu'il s'agit, face au chômage d'un combat non pas tant pour la charité que pour la dignité. Ici les exclus ne cherchent pas seulement du pain, mais aussi du travail, et donc, de la reconnaissance.

Et ainsi parallèlement, se pose la question d'un autre sens dont le repos dote le monde, la dignité à laquelle il l'élève en l'investissant de son orientation spirituelle pour un repos qui est participation au propre repos de Dieu, celui de la transfiguration en Christ ressuscité, par la vie de l'Esprit, de notre sombre quotidien.

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Dieu et Mammon

Nous sommes au cœur de cette alternative dévoilée déjà par Jésus et dont on constate tous les jours les méfaits, celle qui nous place entre Dieu et Mammon : "nul ne peut servir deux maîtres, dit Jésus... Nul ne peut servir Dieu et Mammon" (Matthieu 6:24). Mammon, personnification de cette puissance, "l'argent", devenue autonome par rapport au simple moyen d'échange sur lequel il se fonde. Selon le Nouveau Testament, Mammon est l'exemple même du démoniaque.

Et il suffit d'y réfléchir un peu pour constater que ce que l'on continue à s'imaginer de plus ou moins bonne foi n'être qu'un moyen d'échange, - est devenu au gré de nos idolâtries conscientes, ou ce qui est peut-être pire, inconscientes - une réalité démoniaque autonome en train de dévorer le monde, avec notre complicité tacite de serviteurs de deux divinités.

Venant de dénoncer ce culte de Mammon, Jésus poursuit : "ne vous inquiétez donc pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus" (Matthieu 6:25). Or, cette inquiétude promue par Mammon, qu'est-elle d'autre que la privation du repos - le brisement de la Loi du Shabbath. Et voilà dénoncé comme idolâtrie le soin inquiet, c'est-à-dire anti-repos, avec lequel nous cultivons notre compte en banque ! "Il faut bien se prémunir" contre l'avenir, me direz-vous ! Mais c'est exactement de que Jésus dit de ne pas faire !

Jusque là il n'est question que des faits. Au-delà des faits, il est question des conséquences, non négligeables pour le sujet qui nous intéresse.

On sait que comme l'alternative Dieu ou Mammon, le culte de Dieu se développe sur un thème double lui aussi. Mais là, point d'alternative : il s'agit du double commandement ; où aimer Dieu seul ne peut s'accommoder avec servir Mammon, mais doit se manifester concrètement par "aimer son prochain comme soi-même", nous dit Jésus, renvoyant au Lévitique (19:18). "Celui qui dit connaître Dieu et qui n'aime pas son frère est un menteur", dit la 1ère Épître de Jean.

L'idolâtrie de Mammon dévoile alors où le culte de Dieu ne peut en aucun cas s'en accommoder : si l'amour de Dieu se manifeste en amour du prochain, le culte de Mammon rend cet amour concrètement impossible, en ce qu'il instaure l'esprit de compétition et brise donc l'esprit de solidarité.


De quelques méfaits de Mammon

Comment aimer son frère dans le monde géré par Mammon, qui établit son règne par l'universalisation de l'inquiétude que fustige Jésus ?

En tout cela, Mammon se dévoile comme briseur de solidarité. Il conduit chacun à adopter la philosophie du chacun pour soi, à l'appui de toutes les bonnes excuses qu'elle requiert ("que voulez-vous, le monde est ainsi fait"), - cela plutôt qu'être solidaires selon le commandement d'amour du prochain. On entrevoit en quoi le culte de Mammon qui nous taraude pourtant tous, est incompatible avec celui de Dieu.

Et c'est de cette façon que se déposent des couches de plus en plus épaisses de ce fumier sur lequel poussent les champignons de l'idéologie du "bouc émissaire". Non pas certes du bouc émissaire biblique, qui a pour fonction de faire reconnaître à chacun sa part de responsabilité, mais de son substitut haineux, qui consiste à faire reposer nos fautes sur autrui.

En effet l'enseignement que diffuse Mammon - malgré le fait que la richesse objective de nos sociétés augmente -, c'est que la part de son gâteau n'est pas infinie, qu'il faut se battre pour en obtenir sa part. Puis sur ce fondement théorique, s'insuffle bientôt l'idée qu'il est fou d'être solidaire, mais au contraire, si le gâteau vient à sembler vraiment en phase de diminuer, c'est alors qu'il est temps, avant d'être devenu vraiment trop faible, de taper sur plus petit que soi, qui a l'impudence - plus criante encore s'il est étranger - de vouloir aussi en prendre sa part, qui dès lors diminuera la mienne. C'est la méthode que pratiquaient les nazis dans leurs camps de concentration pour empêcher les prisonniers de se solidariser. Primo Levi, dans son livre (Si c'est un homme, Paris, Julliard, 1987) relatant son expérience en camp, nous fournit l'illustration ultime de ce processus de déshumanisation.


Vers la pratique de la solidarité

Tel est le fait, le culte de Mammon. Telles sont les conséquences : la rupture des relations humaines induites dans une relation saine avec Dieu, et l'invention de boucs émissaires de nos égoïsmes. Reste la question de la solution. On a parlé de solidarité. Facile à dire, peut-on penser. Rassurons-nous, on n'a sans doute devant nous qu'un pas après l'autre à effectuer. Mais il faut le mettre, ce pied devant l'autre, avant de recommencer. C'est encore la meilleure façon de marcher. Cela notamment en un monde qui manque si cruellement de la vision d'un débouché qu'il est près de dépérir.

Il s'agit de plus en plus concrètement de vivre dans le temps de cette précarité dont les victimes augmentent. "Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et toutes les choses pour lesquelles vous vous inquiétez vous serons données en plus" (cf. Matthieu 6:33). C'est la promesse de la possibilité d'un autre monde, fondé non sur Mammon, mais sur la justice, et où tous voient leurs besoins réels enfin concrètement reconnus. Concrètement, on ne peut combattre vraiment Mammon qu'en fonction de notre ancrage dans la certitude que cela doit et peut changer, que l'on peut participer, à notre mesure, au renversement du processus de déstructuration du monde auquel nous assistons, impuissants et fascinés. Au vu de nos comportements, on a de quoi mesurer concrètement l'intensité du drame de la précarité, qui renforçant l'inquiétude renforce le pouvoir de Mammon. Pourtant, selon l'Épître aux Hébreux, "il reste encore un repos de sabbat pour le peuple de Dieu" (Hébreux 4:9). "Craignons donc, écrit l'auteur, tant que la promesse d'entrer dans son repos subsiste, que personne ne pense être venu trop tard" (Hébreux 4:1).


R.P.
« Travail, Partage, Exclusion »,
reprise d’un développement de 1994-1996
sur ce thème de réflexion proposé alors par la FPF
Cf. aussi…